L’Histoire d’une admiration
Il fut un temps où les peintres, les sculpteurs, les écrivains, les chefs de troupes de théâtre se parlaient, s’estimaient et, sans s’aimer forcément, se comprenaient. Ils échangeaient leurs doutes et leurs tremblements. Leurs illuminations aussi, parfois. Et même, autour d’un verre ou de plusieurs, quelques tuyaux et secrets de fabrication. La rivalité n’excluait pas le compagnonnage. L’admiration provoquait une jalousie lucide et stimulante.
Kanata – Épisode I – La Controverse est issu d’une telle admiration. De cette parenté depuis longtemps constatée, puis aujourd’hui choisie, entre Robert Lepage et moi, Ariane.
Ce fut simple, au début. En 2014, une invitation enthousiasmée à travailler avec les acteurs et les techniciens du Soleil est acceptée avec tout autant d’enthousiasme et voilà que, pour la première fois de l’histoire du Théâtre du Soleil, le spectacle principal, le "vaisseau amiral" allait être dirigé par un autre metteur en scène que moi qui, depuis sa fondation, avais eu l’honneur, la fièvre et la joie de diriger les quelque trente spectacles de notre troupe (et qui, puisqu’on me pose la question, et si les dieux du théâtre m’en donnent les forces, ai bien l’intention de continuer à le faire quelques courtes années encore).
Kanata, donc, le spectacle, pas la polémique. Polémique, dont certains d’entre vous ont peut-être entendu parler, qui a, depuis, tout confondu et dont nous serons certainement amenés à débattre, mais qui n’est pas le propos de ce message. Ce message, même s’il est de tonalité différente, est, comme toutes les lettres précédentes à notre public, peut-être même plus que nos lettres précédentes, un appel à agir vite.
En effet, depuis toujours, vous êtes nos hérauts. Aucune affiche, aucune publicité onéreuse, aucune critique journalistique n’a la même légitimité ni efficacité que ce qu’on appelle le bouche à oreille. C’est-à-dire vous.
Oui, c’est bien grâce à ceux d’entre vous qui viennent en éclaireurs dès le premier mois, dès la première semaine de représentations et qui, jusqu’à présent, aiment nos spectacles et le font immédiatement et puissamment savoir que le Soleil réussit à faire ce qui est pour lui absolument vital : jouer, dès le premier jour, devant une salle pleine.
Plus que jamais, cette fois-ci, nous avons besoin de nos hérauts. En effet, les conditions dans lesquelles le Soleil est amené à produire Kanata sont, c’est le moins que l’on puisse dire, risquées, pour ne pas dire périlleuses. Comme toujours, nous direz-vous. Oui, comme toujours, mais... encore beaucoup plus. Nous aurons aussi besoin de sou... non, pas de soutiens, mais de témoins. De témoins de bonne foi, honnêtes et sincères, qui pourront dire si, oui ou non, le spectacle l’est aussi. Si, oui ou non, il respecte les lois essentielles, écrites ou non écrites, de l’amour de l’Humanité tout entière. Si, oui ou non, il se fait l’avocat de la réconciliation ou si, en ce monde chaotique et grimaçant que, peu à peu, des peuples désespérés confient aveuglément aux pires démagogues, il ajoute de la division à la division, de la haine à la haine, du mensonge au mensonge.
Je relis mon message et lui trouve un ton de tocsin qui pourrait paraître exagéré à certains.
Comment terminer sur une note plus lumineuse et plus fidèle à notre sentiment le plus profond c’est-à-dire à une confiance inébranlable en l’être humain et un amour inextinguible pour notre art, le théâtre ?
Eh bien, une fois signalé le soutien loyal et sans faille du Festival d’Automne à Paris, je crois que je vais laisser la parole à notre "compagnonne" de toujours :
Il existe une Transespèce humaine, ou plutôt humanimale, une population composée d’êtres qui sont de nature hospitalière, des vivants d’une étoffe que je trouve merveilleuse, toujours encore en tissage et en métissage. Leur nature échappe aux définitions territoriales, nationales, identitaires. S’ils ont pris leur source dans différentes clôtures, géopolitiques, s’ils sont « nés » afghans, chinois, miq maq, français, togolais, norvégiens, mapuches, féroïens, khmers, uruguayens, éthiopiens (à suivre…) ils ont par la suite transporté leur cours à travers pays et continents. En rencontrant bien d’autres et frottant leurs cervelles à ta cervelle, en s’exposant toujours, joyeusement, à bien d’autres, ouverts au risque de la surprise, ils sont ouverts, larges, et toujours en métamorphose, passant d’un âge à l’autre sexe, octogénaires de trente ans, génies curieux, aventuriers des temps, résistant dans la pratique aux tentations paresseuses de l’Appartenance et du Propre.
Ce ne sont pas des fantômes, ni des habitants des rêves. Ils ont des papiers. Ils obtiennent des visas. Mais naturellement, ils ne se prennent pas pour leurs papiers. Plutôt pour des poèmes, et toujours en traduction. Ils écoutent, ils ont l’oreille gourmande et la langue enchantée. Ces amis de l’amour plutôt que de la haine, vous les aurez reconnus, n’est-ce pas ?
Ce sont les Acteurs.
Donc, une fois lu ce texte d’Hélène Cixous, si vous tenez à nous, comme nous tenons à vous, vous trouverez ici tous les renseignements dont vous avez besoin.
Ariane Mnouchkine
P.S. : Ah ! Il est fort possible qu’Une Chambre en Inde fasse une ultime apparition à la Cartoucherie accompagnée de notre version du Mahabharata. Un petit baroud d’honneur indien, en quelque sorte. Mais de tout cela nous vous reparlerons bientôt. Aujourd’hui, il s’agit de Kanata, rien que de