1978
Film écrit et mis en scène par Ariane Mnouchkine avec le Théâtre du Soleil. Décors de Guy-Claude François, costumes de Daniel Ogier, photographie de Bernard Zitzermann, musique originale de René Clémencic.
Avec Philippe Caubère, Joséphine Derenne, Brigitte Catillon, Claude Merlin, Jean-Claude Bourbault, Françoise Jamet, Françoise Audollent, Louba Guertchikoff, Serge Coursan, Daïna Lavarenne, Lucia Bensasson, Nicole Félix, Rémy Charpentier, Norbert Journo, Clémence Massart, Jonathan Sutton, Armand Delcampe, Odile Cointepas, Jean Dasté, Jean-Claude Penchenat, Roger Planchon.
Ce film raconte l'histoire de Molière. Comment un petit garçon né en 1622 d'un père tapissier et d'une tendre mère qu'il perdra trop tôt, deviendra-t-il cet acteur prodigieux, cet auteur universel que nous connaissons tous si bien et si mal ? C'est ce que nous allons découvrir tout au long de ce film.
Nous allons le suivre de son enfance à sa mort dans cette France du XVIIème siècle, sauvage et raffinée. Nous allons découvrir ses compagnons de route de joie, de misère et de gloire, ses premières tentatives théâtrales, ses échecs, ses succès, ses combats et ses lâchetés. Nous allons vivre avec la troupe de
Molière, assister au déroulement d'une épopée familière et grandiose où se heurtent dévots et libertins, paysans affamés et courtisans emperruqués. C'est la vie d'un honnête homme qui mène jusqu'à l'épuisement une lutte incessante pour exercer son art en ce siècle de répression et d'hypocrisie violentes. Epoque cruelle qui n'en est pas moins celle des fêtes et carnavals populaires, royaume des bateleurs et bonimenteurs qui fascinent le jeune Jean-Baptiste, futur organisateur des fastueuses fêtes baroques de Versailles.
Plus que son œuvre même, c’est sa vie, la vie d’un honnête homme à la fois de son époque, mais en avance sur elle, qui m’a inspirée. Cet homme nous éclaire encore aujourd’hui. Il est bien sûr un repère artistique fondamental, mais il est surtout, pour moi, un combattant. Il s’avance en terrain miné, à ses risques et périls. Comme beaucoup de théâtreux, je ressens pour lui une sorte de piété filiale, car il est l’ancêtre, le saint, le patron des comédiens français. Nous ne sommes pas l’Illustre-Théâtre, bien sûr, mais j’aime à penser que l’aventure de la troupe du Soleil s’inscrit, modestement, dans la lignée de la troupe de Molière. Je ne me souviens pas à quel moment je l’ai découvert, peut-être avec Les Fourberies de Scapin, à l’école. Quand on est enfant, puisqu’on vous l’enseigne à l’école, on croit que Molière, c’est normal. On ne sait pas à quel point il est exceptionnel. Il nous paraît ancien alors qu’il est nouveau. Plus tard, peu à peu on discerne le rythme de la langue, on voit la liberté de la scène, et nous apparaissent sa vie, ses bonheurs, ses servitudes et ses courages. Et là, je ne parle pas que de l’écrivain, mais de l’homme, celui qui a risqué sa liberté. Quand il entreprend l’écriture de Tartuffe, qui est peut-être sa plus grande pièce, il sait qu’il risque l’empêchement, la ruine, la prison. Mais, en tremblant, peut-être, il le fait.
En Europe de l’Ouest, on ne risque plus tout cela pour un écrit, même s’il y a, de nos jours, un rétablissement insidieux de censures récurrentes ou nouvelles, et que nous subissons une dangereuse rechute, enfiévrésque nous sommes par toutes sortes d’interdits, qui ne sont plus d’État, ceux-là, mais d’opinion. Malheureusement, même dans le monde démocratique, Tartuffe est périodiquement retrempé dans la fontaine de jouvence et redevient d’actualité aux quatre coins du monde. Molière sait que la religion, dans les mains de certains, est l’instrument de pouvoir par excellence. Il sait que les radicaux, les bigots, ceux qu’on appelle à présent les intégristes, utilisent la caricature perverse d’un dieu tyrannique et terrifiant comme arme de sidération absolue. Contraint par le roi, la cour, l’argent, les mœurs, Molière brave tout cela. En écrivant, en jouant surtout, il éclaire les spectateur sur le pouvoir, l’avidité, le mariage forcé, le viol, le scandale du statut des femmes, les bigots. Plume à la main, il transgresse son époque, et souvent, même, la nôtre. Oui, il a, j’en suis sûre, plus d’avenir que de passé.
Ariane Mnouchkine, janvier 2022
Entretien avec Ariane Mnouchkine par Claude-Jean Philippe au Cinéma des cinéastes en 1978.
Molière a tout appris dans la rue, dans la cité. Il s'est nourri de théâtre populaire, de l'art des bateleurs, des forains et des vendeurs de poudre de perlimpinpin. C'est au contact de cette culture de caractère antique, inscrite dans les corps, dans les forces et dans la vie, que Jean-Baptiste Poquelin est devenu Molière, beaucoup plus que la fréquentation de l'Université. Cette thèse est probablement discutable. le film Molière a d'ailleurs déplu à certains commentateurs pour cette raison précise. Parce que ce n'est pas le génie qui m'interessait, mais l'homme dans son siècle, l'acteur, qui par la joie du théâtre, se met à écrire du théâtre, et devient le témoin privilégié de ce XVIIIème siècle sauvage et raffiné ; ce que voit l'enfant Molière dans les rues de Paris détermine aussi le destin du plus grand homme de théâtre français.
Deux époques se distinguent vraiment dans la vie de Molière : celle de l'enfance, du départ de Paris, du voyage dans le royaume de France, les années d'apprentissage, et celle de la reconnaissance de l'artiste et de ses rapports avec la Cour. Molière est-il vraiment devenu un homme de la Cour ? Il a dû effectivement en passer par la cour pour que sa troupe vive et survive, mais cela n'a jamais fait de lui un courtisan. On ne peut pas jeter aujourd'hui sur ce siècle et sur les rappports de Molière avec le Roi un regard anachronique, un jugement d'aujourd'hui. Même s'il n'est pas
question d'accepter ce qu'une époque recèle d'inacceptable, quand on réalise un film d'époque tel que Molière, un jugement du XXème siècle sur le XVIIème siècle est absurde. On sait d'ailleurs qu'au XVIIème siècle, des écrivains, des scientifiques, des philosophes, comme Descartes, ou des artistes s'insurgeaient contre l'intolérable de leur temps, Molière en tête !
Et Molière prend des coups, il dit des choses que la Cour ne veut pas entendre, ou que le Roi ne peut pas politiquement admettre. Je n'avais pas mesuré le courage qu'il fallait pour écrire et monter Tartuffe. Je n'ai mesuré qu'une parcelle de ce courage, en montant la pièce, quand des gens sont venus nous prévenir que l'on pouvait avoir des ennuis avec ce spectacle... Vous imaginez alors combien les acteurs, à l'époque, ont dû trembler ! Molière est dans l'oeil du cyclone, mais il continue à taper à bras raccourcis sur les travers de son époque, et de cette Cour fastueuse et hypocrite, qui devient son lieu de travail, son territoire d'enquête et d'inspiration. Il sait, quand il joue ses propres pièces, qu'il va rencontrer dans l'assistance les personnes dont il vient de se moquer ou dont il a révélé le danger qu'ils représentent. On peut lui faire la peau tous les soirs. Et quand le Roi passe, il plie l'échine, comme tout le monde, car il a les moeurs de son temps, mais son outil, l'écriture, reste acérée et subversive. Son courage extrême fait de lui le saint-patron des gens de théâtre. Molière ne peut pas se payer les provocations enfantines que nous pouvons nous permettre aujourd'hui. Lui, il risque à chaque instant la prison, la ruine, la déchéance. mais il continue, il écope de tout, parfois même il se trompe d'amis, et Lully le trahit. Molière ne veut que les moyens de faire ce qu'il a à faire. Il veut nourrir sa troupe. Il aime la gloire, mais sa seule ambition est d'être "un éclairant". Il sait que le théâtre doit faire de la subversion, de la pédagogie, de l'enquête et des révélations.
Extrait des propos recueillis par Pierre Notte pour la revue Théâtres à l'occasion de la sortie DVD du film en 2004. Lire le portrait integral.
Ariane Mnouchkine pendant le tournage du film (1977) © Michèle Laurent
" je ne voulais pas faire œuvre culturelle ou d'érudition ou scolaire - évidemment pas. Je voulais faire un grand film populaire ou on raconte une histoire que je trouve non seulement interessante mais que je trouve primordiale, mais de la façon la plus accessible possible et en trouvant, pour acceder à l'intelligence des spectateurs, tous les canaux que le spectacle peut me, peut nous donner, c'est-à-dire, le plaisir des yeux, le plaisir des oreilles, les larmes, le rire, tout ce qui est le spectacle, enfin tout ce qui est le spectacle pour moi, je parle en mon nom."
Ariane Mnouchkine à propos de Molière dans l'émission Ciné regards, 31 mai 1978.
Ariane Mnouchkine pendant le tournage de Molière dans le Journal du 20h du 17 avril 1977.
"Le projet c'était de faire un film à la fois poétique et réaliste, autrement dit un film épique, c'est-à-dire un film qui tentait vraiment de donner une idée concrète et vraie de ce que pouvait être cette époque, de ce que pouvait être ce personnage de Molière dans cette époque, et en même temps de ne pas se gâcher le plaisir."
Philippe Caubère au Journal de 20h du 28 août 1978.
Ariane Mnouchkine et Joséphine Derenne (Armande Béjart) sur le tournage du film (1977) © Michèle Laurent