« (…) et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle : découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela. Et la question qui se pose maintenant est de savoir si dans ce monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, il se trouvera un noyau d’hommes capables d’imposer cette notion supérieure du théâtre, qui nous rendra à tous l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus. »
À lire ci-après le chapitre entier
I. Le théâtre et la peste
Les archives de la petite ville de Cagliari, en Sardaigne, contiennent la relation d’un fait historique et étonnant.
Une nuit de fin avril ou du début de mai 1720, vingt jours environ avant l’arrivée à Marseille du vaisseau le Grand-Saint-Antoine, dont le débarquement coïncida avec la plus merveilleuse explosion de peste qui ait fait bourgeonner les mémoires de la cité, Saint-Rémys, vice-roi de Sardaigne, que ses responsabilités réduites de monarque avaient peut-être sensibilisé aux virus les plus pernicieux, eut un rêve particulièrement affligeant : il se vit pesteux et il vit la peste ravager son minuscule état.
Sous l’action du fléau, les cadres de la société se liquéfient. L’ordre tombe. Il assiste à toutes les déroutes de la morale, à toutes les débâcles de la psychologie, il entend en lui le murmure de ses humeurs, déchirées, en pleine défaite, et qui, dans une vertigineuse déperdition de matière, deviennent lourdes et se métamorphosent peu à peu en charbon. Est-il donc trop tard pour conjurer le fléau ? Même détruit, même annihilé, et pulvérisé organiquement, et brûlé dans les moelles, il sait qu’on ne meurt pas dans les rêves, que la volonté y joue jusqu’à l’absurde, jusqu’à la négation du possible, jusqu’à une sorte de transmutation du mensonge dont on refait de la vérité.
Il se réveille. Tous ces bruits de peste qui courent et ces miasmes d’un virus venu d’Orient, il saura se montrer capable de les éloigner.
Un navire absent de Beyrouth depuis un mois, le Grand-Saint-Antoine, demande la passe et propose de débarquer. C’est alors qu’il donne l’ordre fou, l’ordre jugé délirant, absurde, imbécile et despotique par le peuple et par tout son entourage. Dare-dare, il dépêche vers le navire qu’il présume contaminé la barque du pilote et quelques hommes, avec l’ordre pour le Grand-Saint-Antoine d’avoir à virer de bord tout de suite, et de faire force de voiles hors de la ville, sous peine d’être coulé à coups de canon. La guerre contre la peste. L’autocrate n’y allait pas par quatre chemins.
Il faut en passant remarquer la force particulière de l’influence que ce rêve exerça sur lui, puisqu’elle lui permit, malgré les sarcasmes de la foule et le scepticisme de son entourage, de persévérer dans la férocité de ses ordres, passant pour cela non seulement sur le droit des gens, mais sur le plus simple respect de la vie humaine, et sur toutes sortes de conventions nationales ou internationales, qui, devant la mort, ne sont plus de saison.
Quoi qu’il en soit, le navire continua sa route, aborda à Livourne, et pénétra dans la rade de Marseille, où on lui permit de débarquer.
Ce que devint sa cargaison de pesteux, les services de la voirie à Marseille n’en ont pas conservé le souvenir. On sait à peu près ce que devinrent les matelots de son équipage, qui ne moururent pas tous de la peste et se répandirent en diverses contrées.
Le Grand-Saint-Antoine n’apporta pas la peste à Marseille. Elle était là. Et dans une période de particulière recrudescence. Mais on était parvenu à en localiser les foyers.
La peste apportée par le Grand-Saint-Antoine, était la peste orientale, le virus d’origine, et c’est de ses approches et de sa diffusion dans la ville que date le côté particulièrement atroce et le flamboiement généralisé de l’épidémie.
Et ceci inspire quelques pensées.
Cette peste, qui semble réactiver un virus, était capable toute seule d’exercer des ravages sensiblement égaux ; puisque de tout l’équipage, le capitaine fut le seul à ne pas attraper la peste, et d’autre part, il ne semble pas que les pestiférés nouveaux venus aient jamais été en contact direct avec les autres, parqués dans des quartiers fermés. Le Grand-Saint-Antoine qui passe à une portée de voix de Cagliari, en Sardaigne, n’y dépose point la peste, mais le vice-roi en recueille en rêve certaines émanations ; car on ne peut nier qu’entre la peste et lui ne se soit établie une communication pondérable, quoique subtile, et il est trop facile d’accuser dans la communication d’une maladie pareille, la contagion par simple contact.
Mais ces relations entre Saint-Rémys et la peste, assez fortes pour se libérer en images dans son rêve, ne sont tout de même pas assez fortes pour faire apparaître en lui la maladie.
Quoi qu’il en soit, la ville de Cagliari, apprenant quelque temps après que le navire chassé de ses côtes par la volonté despotique du prince, du prince miraculeusement éclairé, était à l’origine de la grande épidémie de Marseille, recueillit le fait dans ses archives, où n’importe qui peut le retrouver.
La peste de 1720 à Marseille nous a valu les seules descriptions dites cliniques que nous possédions du fléau.
Mais on peut se demander si la peste décrite par les médecins de Marseille était bien la même que celle de 1347 à Florence, d’où est sorti le Décaméron. L’histoire, les livres sacrés, dont la Bible, certains vieux traités médicaux, décrivent de l’extérieur toutes sortes de pestes, dont ils semblent avoir retenu beaucoup moins les traits morbides que l’impression démoralisante et fabuleuse qu’elles laissèrent dans les esprits. C’est probablement eux qui avaient raison. Car la médecine aurait bien de la peine à établir une différence de fond entre le virus dont mourut Périclès devant Syracuse, si tant est d’ailleurs que le mot de virus soit autre chose qu’une simple facilité verbale, et celui qui manifeste sa présence dans la peste décrite par Hippocrate, que des traités médicaux récents nous donnent comme une sorte de fausse peste. Et pour ces mêmes traités, il n’y aurait de peste authentique que la peste venue d’Égypte qui monte des cimetières découverts par le dégonflement du Nil. La Bible et Hérodote sont d’accord pour signaler l’apparition fulgurante d’une peste qui décima, en une nuit, les 180.000 hommes de l’armée assyrienne, sauvant ainsi l’empire égyptien. Si le fait est vrai, il faudrait alors considérer le fléau comme l’instrument direct ou la matérialisation d’une force intelligente en étroit rapport avec ce que nous appelons la fatalité.
Et ceci, avec ou sans l’armée de rats qui se jeta cette nuit-là sur les troupes assyriennes, dont elle rongea en quelques heures les harnais. Le fait est à rapprocher de l’épidémie qui explosa l’an 660 avant J.-C. dans la ville sacrée de Mékao au Japon, à l’occasion d’un simple changement de gouvernement.
La peste de 1502 en Provence qui fournit à Nostradamus l’occasion d’exercer pour la première fois ses facultés de guérisseur, coïncida aussi dans l’ordre politique avec les bouleversements les plus profonds, chutes ou morts de rois, disparition et destruction de provinces, séismes, phénomènes magnétiques de toutes sortes, exodes de juifs, qui précèdent ou suivent dans l’ordre politique ou cosmique, des cataclysmes et des ravages dont ceux qui les provoquent sont trop stupides pour prévoir, et ne sont pas assez pervers pour désirer réellement les effets.
Quels que soient les errements des historiens ou de la médecine sur la peste, je crois qu’on peut se mettre d’accord sur l’idée d’une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus. Si l’on voulait analyser de près tous les faits de contagion pesteuse que l’histoire ou les Mémoires nous présentent, on aurait du mal à isoler un seul fait véritablement avéré de contagion par contact, et l’exemple cité par Boccace de pourceaux qui seraient morts pour avoir flairé des draps dans lesquels auraient été enveloppés des pestiférés, ne vaut guère que pour démontrer une sorte d’affinité mystérieuse entre la viande de pourceau et la nature de la peste, ce qu’il faudrait encore analyser de fort près.
L’idée d’une véritable entité morbide n’existant pas, il y a des formes sur lesquelles l’esprit peut se mettre provisoirement d’accord pour caractériser certains phénomènes, et il semble que l’esprit puisse se mettre d’accord sur une peste décrite de la manière qui suit.
Avant tout malaise physique ou psychologique trop caractérisé, des taches rouges parsèment le corps, que le malade ne remarque soudainement que quand elles tournent vers le noir. Il n’a pas le temps de s’en effrayer, que sa tête se met à bouillir, à devenir gigantesque par son poids, et il tombe. C’est alors qu’une fatigue atroce, la fatigue d’une aspiration magnétique centrale, de ses molécules scindées en deux et tirées vers leur anéantissement, s’empare de lui, Ses humeurs affolées, bousculées, en désordre, lui paraissent galoper à travers son corps. Son estomac se soulève, l’intérieur de son ventre lui semble vouloir jaillir par l’orifice des dents. Son pouls qui tantôt se ralentit jusqu’à devenir une ombre, une virtualité de pouls, et tantôt galope, suit les bouillonnements de sa fièvre interne, le ruisselant égarement de son esprit. Ce pouls qui bat à coups précipités comme son cœur, qui devient intense, plein, bruyant ; cet œil rouge, incendié, puis vitreux ; cette langue qui halète, énorme et grosse, d’abord blanche, puis rouge, puis noire, et comme charbonneuse et fendillée, tout annonce un orage organique sans précédent. Bientôt les humeurs sillonnées comme une terre par la foudre, comme un volcan travaillé par des orages souterrains, cherchent leur issue à l’extérieur. Au milieu des taches, des points plus ardents se créent, autour de ces points la peau se soulève en cloques comme des bulles d’air sous l’épiderme d’une lave, et ces bulles sont entourées de cercles, dont le dernier, pareil à l’anneau de Saturne autour de l’astre en pleine incandescence, indique la limite extrême d’un bubon.
Le corps en est sillonné. Mais comme les volcans ont leurs points d’élection sur la terre, les bubons ont leurs points d’élection sur l’étendue du corps humain. À deux ou trois travers de doigt de l’aine, sous les aisselles, aux endroits précieux où des glandes actives accomplissent fidèlement leurs fonctions, des bubons apparaissent, par où l’organisme se décharge, ou de sa pourriture interne ou, suivant le cas, de sa vie. Une conflagration violente et localisée sur un point indique le plus souvent que la vie centrale n’a rien perdu de sa force, et qu’une rémission du mal, ou même la guérison est possible. Comme la colère blanche, la peste la plus terrible est celle qui ne divulgue pas ses traits.
Ouvert, le cadavre du pestiféré ne montre pas de lésions. La vésicule biliaire chargée de filtrer les déchets alourdis et inertes de l’organisme, est pleine, grosse à crever d’un liquide noir et gluant, si compact qu’il évoque une matière nouvelle. Le sang des artères, des veines est aussi noir et gluant. Le corps est dur comme de la pierre. Sur les parois de la membrane stomacale semblent s’être réveillées d’innombrables sources de sang. Tout indique un désordre fondamental des sécrétions. Mais il n’y a ni perte ni destruction de matière, comme dans la lèpre ou dans la syphilis. Les intestins eux-mêmes, qui sont le lieu des désordres les plus sanglants, où les matières parviennent à un degré inouï de putréfaction et de pétrification, les intestins ne sont pas organiquement attaqués. La vésicule biliaire, dont il faut presque arracher le pus durcifié qu’elle contient, comme dans certains sacrifices humains, avec un couteau effilé, un instrument en obsidienne, vitreux et dur, — la vésicule biliaire est hypertrophiée et cassante par places, mais intacte, sans aucune particule manquante, sans lésion visible, sans matière perdue.
Dans certains cas pourtant, les poumons et le cerveau lésés noircissent et se gangrènent. Les poumons ramollis, coupaillés, tombant en copeaux d’on ne sait quelle matière noire, le cerveau fondu, limé, pulvérisé, réduit en poudre, désagrégé en une sorte de poussière de charbon noir.
De ce fait, deux remarques importantes doivent être tirées, la première est que les syndromes de la peste sont complets sans gangrène des poumons et du cerveau, le pesteux à son compte sans pourriture d’un membre quelconque. Sans la sous-estimer, l’organisme ne revendique pas la présence d’une gangrène localisée et physique pour se déterminer à mourir.
La seconde remarque est que les deux seuls organes réellement atteints et lésés par la peste : le cerveau et les poumons, se trouvent être tous deux sous la dépendance directe de la conscience et de la volonté. On peut s’empêcher de respirer ou de penser, on peut précipiter sa respiration, la rythmer à son gré, la rendre à volonté consciente ou inconsciente, introduire un équilibre entre les deux sortes de respirations ; l’automatique, qui est sous le commandement direct du grand sympathique, et l’autre, qui obéit aux réflexes redevenus conscients du cerveau.
On peut également précipiter, ralentir et rythmer sa pensée. On peut réglementer le jeu inconscient de l’esprit. On ne peut diriger le filtrage des humeurs par le foie, la redistribution du sang dans l’organisme par le cœur et par les artères, contrôler la digestion, arrêter ou précipiter l’élimination des matières dans l’intestin. La peste donc semble manifester sa présence dans les lieux, affectionner tous les lieux du corps, tous les emplacements de l’espace physique, où la volonté humaine, la conscience, la pensée sont proches et en passe de se manifester.
En 1880 et quelques, un docteur français du nom de Yersin, qui travaille sur des cadavres d’Indo-Chinois morts de la peste, isole un de ces tétards au crâne arrondi, et à la queue courte, qu’on ne décèle qu’au microscope et il appelle cela le microbe de la peste. Ce n’est là à mes yeux qu’un élément matériel plus petit, infiniment plus petit, qui apparaît à un moment quelconque du développement du virus, mais cela ne m’explique en rien la peste. Et je préférerais que ce docteur me dise pourquoi toutes les grandes pestes ont, avec ou sans virus, une durée de cinq mois, après laquelle leur virulence s’abaisse, et comment cet ambassadeur turc qui passait par le Languedoc vers la fin de 1720, a pu indiquer une sorte de ligne qui, par Avignon et Toulouse, rejoignait Nice à Bordeaux, comme la limite extrême de développement géographique du fléau. Ce en quoi les événements lui donnèrent raison.
De tout ceci ressort la physionomie spirituelle d’un mal dont on ne peut préciser scientifiquement les lois et dont il serait idiot de vouloir déterminer l’origine géographique, car la peste d’Égypte n’est pas celle d’Orient qui n’est pas celle d’Hippocrate, qui n’est pas celle de Syracuse, qui n’est pas celle de Florence, la Noire, à laquelle l’Europe du moyen âge doit ses cinquante millions de morts. Personne ne dira pourquoi la peste frappe le lâche qui fuit et épargne le paillard qui se satisfait sur des cadavres. Pourquoi l’éloignement, la chasteté, la solitude sont sans action contre les atteintes du fléau, et pourquoi tel groupement de débauchés qui s’est isolé à la campagne, comme Boccace avec deux compagnons bien montés et sept dévotes luxurieuses, peut attendre en paix les jours chauds au milieu desquels la peste se retire ; et pourquoi dans un château à proximité, transformé en citadelle guerrière avec un cordon d’hommes d’armes qui en interdisent l’entrée, la peste transforme toute la garnison et les occupants en cadavres et épargne les hommes d’armes, seuls exposés à la contagion. Qui expliquera également que les cordons sanitaires établis à grands renforts de troupes, par Mehmet Ali, vers la fin du siècle dernier, à l’occasion d’une recrudescence de la peste égyptienne, se soient montrés efficaces pour protéger les couvents, les écoles, les prisons et les palais ; et que des foyers multiples d’une peste qui avait toutes les caractéristiques de la peste orientale, aient pu éclater soudainement dans l’Europe du moyen âge en des endroits sans aucun contact avec l’Orient.
De ces bizarreries, de ces mystères, de ces contradictions et de ces traits, il faut composer la physionomie spirituelle d’un mal qui creuse l’organisme et la vie jusqu’au déchirement et jusqu’au spasme, comme une douleur qui, à mesure qu’elle croît en intensité et qu’elle s’enfonce, multiplie ses avenues et ses richesses dans tous les cercles de la sensibilité.
Mais de cette liberté spirituelle, avec laquelle la peste se développe, sans rats, sans microbes et sans contacts on peut tirer le jeu absolu et sombre d’un spectacle que je m’en vais essayer d’analyser.
La peste établie dans une cité, les cadres réguliers s’effondrent, il n’y a plus de voirie, d’armée, de police, de municipalité ; des bûchers s’allument pour brûler les morts, au hasard des bras disponibles. Chaque famille veut avoir le sien. Puis le bois, la place et la flamme se raréfiant il y a des luttes de famille autour des bûchers, bientôt suivies d’une fuite générale, car les cadavres sont trop nombreux. Déjà les morts encombrent les rues, en pyramides croulantes que des bêtes rongent sur les bords. Leur puanteur monte en l’air comme une flamme. Des rues entières sont barrées par des entassements de morts. C’est alors que les maisons s’ouvrent, que des pestiférés délirants, l’esprit chargé d’imaginations affreuses, se répandent en hurlant par les rues, Le mal qui leur travaille les viscères, qui roule dans leur organisme entier, se libère en fusées par l’esprit. D’autres pestiférés qui sans bubons, sans douleur, sans délire, et sans pétéchies, se regardent orgueilleusement dans des glaces, se sentant crever de santé, tombent morts avec dans leurs mains leur plat à barbe, pleins de mépris pour les autres pestiférés.
Sur les ruisseaux sanglants, épais, vireux, couleur d’angoisse et d’opium, qui rejaillissent des cadavres, d’étranges personnages vêtus de cire, avec des nez longs d’une aulne, des yeux de verre, et montés sur des sortes de souliers japonais, faits d’un double agencement de tablettes de bois, les unes horizontales, en forme de semelles, les autres verticales, qui les isolent des humeurs infectées, passent, psalmodiant des litanies absurdes, dont la vertu ne les empêche pas de sombrer à leur tour dans le brasier. Ces médecins ignares ne montrent que leur peur et leur puérilité.
Dans les maisons ouvertes, la lie de la population immunisée, semble-t-il, par sa frénésie cupide, entre et fait main basse sur des richesse dont elle sent bien qu’il est inutile de profiter. Et c’est alors que le théâtre s’installe. Le théâtre, c’est-à-dire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l’actualité.
Les derniers vivants s’exaspèrent, le fils jusque-là soumis et vertueux, tue son père ; le continent sodomise ses proches. Le luxurieux devient pur. L’avare jette son or à poignées par les fenêtres. Le Héros guerrier incendie la ville qu’il s’est autrefois sacrifié pour sauver. L’élégant se pomponne et va se promener sur les charniers. Ni l’idée d’une absence de sanctions, ni celle de la mort proche, ne suffisent à motiver des actes aussi gratuitement absurdes chez des gens qui ne croyaient pas que la mort fût capable de rien terminer. Et comment expliquer cette poussée de fièvre érotique chez des pestiférés guéris qui, au lieu de fuir, demeurent sur place, cherchant à arracher une volupté condamnable à des mourantes ou même à des mortes, à demi écrasées sous l’entassement de cadavres où le hasard les a nichées.
Mais s’il faut un fléau majeur pour faire apparaître cette gratuité frénétique et si ce fléau s’appelle la peste, peut-être pourrait-on rechercher par rapport à notre personnalité totale ce que vaut cette gratuité. L’état du pestiféré qui meurt sans destruction de matières, avec en lui tous les stigmates d’un mal absolu et presque abstrait, est identique à l’état de l’acteur que ses sentiments sondent intégralement et bouleversent sans profit pour la réalité. Tout dans l’aspect physique de l’acteur comme dans celui du pestiféré, montre que la vie a réagi au paroxysme, et pourtant, il ne s’est rien passé.
Entre le pestiféré qui court en criant à la poursuite de ses images et l’acteur à la poursuite de sa sensibilité ; entre le vivant qui se compose des personnages qu’il n’aurait jamais pensé sans cela à imaginer, et qui les réalise au milieu d’un public de cadavres et d’aliénés délirants, et le poète qui invente intempestivement des personnages et les livre à un public également inerte ou délirant, il y a d’autres analogies qui rendent raison des seules vérités qui comptent, et mettent l’action du théâtre comme celle de la peste sur le plan d’une véritable épidémie.
Là où les images de la peste en relation avec un état puissant de désorganisation physique sont comme les dernières fusées d’une force spirituelle qui s’épuise, les images de la poésie au théâtre sont une force spirituelle qui commence sa trajectoire dans le sensible et se passe de la réalité. Une fois lancé dans sa fureur, il faut infiniment plus de vertu à l’acteur pour s’empêcher de commettre un crime qu’il ne faut de courage à l’assassin pour parvenir à exécuter le sien, et c’est ici que, dans sa gratuité, l’action d’un sentiment au théâtre, apparaît comme quelque chose d’infiniment plus valable que celle d’un sentiment réalisé.
En face de la fureur de l’assassin qui s’épuise, celle de l’acteur tragique demeure dans un cercle pur et fermé. La fureur de l’assassin a accompli un acte, elle se décharge et perd le contact d’avec la force qui l’inspire, mais ne l’alimentera plus désormais. Elle a pris une forme, celle de l’acteur, qui se nie à mesure quelle se dégage, se fond dans l’universalité.
Si l’on veut bien admettre maintenant cette image spirituelle de la peste, on considérera les humeurs troublées du pesteux comme la face solidifiée et matérielle d’un désordre qui, sur d’autres plans, équivaut aux conflits, aux luttes, aux cataclysmes et aux débâcles que nous apportent les événements. Et de même qu’il n’est pas impossible que le désespoir inutilisé et les cris d’un aliéné dans un asile, ne soient cause de peste, par une sorte de réversibilité de sentiments et d’images, de même on peut bien admettre que les événements, extérieurs, les conflits politiques, les cataclysmes naturels, l’ordre de la révolution et le désordre de la guerre, en passant sur le plan du théâtre se déchargent dans la sensibilité de qui les regarde avec la force d’une épidémie.
Saint Augustin dans la Cité de Dieu accuse cette similitude d’action entre la peste qui tue sans détruire d’organes et le théâtre qui, sans tuer, provoque dans l’esprit non seulement d’un individu, mais d’un peuple, les plus mystérieuses altérations.
« Sachez, dit-il, vous qui l’ignorez, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitudes, n’ont pas été établis à Rome par les vices des hommes, mais par l’ordre de vos dieux. Il serait plus raisonnable de rendre les honneurs divins à Scipion[1] qu’à de pareils dieux ; certes, ils ne valaient pas leur pontife !…
« Pour apaiser la peste qui tuait les corps, vos dieux réclament en leur honneur ces jeux scéniques, et votre pontife, voulant éviter cette peste qui corrompt les âmes, s’oppose à la construction de la scène elle-même. S’il vous reste encore quelques lueurs d’intelligence pour préférer l’âme au corps, choisissez qui mérite vos adorations ; car la ruse des Esprits mauvais prévoyant que la contagion allait cesser dans les corps, saisit avec joie cette occasion d’introduire un fléau beaucoup plus dangereux, puisqu’il s’attaque non pas aux corps, mais aux mœurs. En effet, tel est l’aveuglement, telle la corruption produite par les spectacles dans l’âme que même en ces derniers temps, ceux que possède cette passion funeste, échappés au sac de Rome et réfugiés à Carthage passaient chaque jour au théâtre délirant à l’envi pour les histrions. »
Donner les raisons précises de ce délire communicatif est inutile. Autant vaudrait rechercher les raisons pour lesquelles l’organisme nerveux épouse au bout d’un certain temps les vibrations des plus subtiles musiques, jusqu’à en tirer une sorte de durable modification. Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif.
L’esprit croit ce qu’il voit et fait ce qu’il croit : c’est le secret de la fascination. Et saint Augustin ne révoque pas en doute un seul instant, dans son texte, la réalité de cette fascination.
Cependant il y a des conditions à retrouver pour faire naître dans l’esprit un spectacle qui le fascine : et ce n’est pas une simple affaire d’art.
Car si le théâtre est comme la peste, ce n’est pas seulement parce qu’il agit sur d’importantes collectivités et qu’il les bouleverse dans un sens identique. Il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu’il n’est pas autre chose qu’une immense liquidation.
Un désastre social si complet, un tel désordre organique, ce débordement de vices, cette sorte d’exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout, indiquent la présence d’un état qui est d’autre part une force extrême et où se retrouvent à vif toutes les puissances de la nature au moment où celle-ci va accomplir quelque chose d’essentiel.
La peste prend des images qui dorment, un désordre latent et les pousse tout à coup jusqu’aux gestes les plus extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend des gestes et les pousse à bout : comme la peste il refait la chaîne entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la virtualité du possible et ce qui existe dans la nature matérialisée. Il retrouve la notion des figures et des symboles-types, qui agissent comme des coups de silence, des points d’orgue, des arrêts de sang, des appels d’humeur, des poussées inflammatoires d’images dans nos têtes brusquement réveillées ; tous les conflits qui dorment en nous, il nous les restitue avec leurs forces et il donne à ces forces des noms que nous saluons comme des symboles : et voici qu’a lieu devant nous une bataille de symboles, rués les uns contre les autres dans un impossible piétinement ; car il ne peut y avoir théâtre qu’à partir du moment où commence réellement l’impossible et où la poésie qui se passe sur la scène alimente et surchauffe des symboles réalisés.
Ces symboles qui sont le signe de forces mûres, mais jusque-là tenues en servitude, et inutilisables dans la réalité, éclatent sous l’aspect d’images incroyables qui donnent droit de cité et d’existence à des actes hostiles par nature à la vie des sociétés.
Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile.
C’est ainsi que dans l’Annabella de Ford, nous voyons pour notre plus grande stupeur et dès le lever du rideau, un être rué dans une revendication insolente d’inceste, et qui tend toute sa vigueur d’être conscient et jeune à la proclamer et à la justifier.
Il ne balance pas un instant, il n’hésite pas une minute : et il montre par là combien peu comptent toutes les barrières qui pourraient lui être opposées. Il est criminel avec héroïsme et il est héroïque avec audace et ostentation. Tout le pousse dans ce sens et l’exalte, il n’y a pour lui ni terre ni ciel, mais la force de sa passion convulsive, à laquelle ne manque pas de répondre la passion rebelle, elle aussi, et tout aussi héroïque d’Annabella.
« Je pleure, dit celle-ci, non de remords, mais de crainte de ne pouvoir parvenir à l’assouvissement de ma passion. » Ils sont tous deux faussaires, hypocrites, menteurs, pour le bien de leur passion surhumaine que les lois endiguent et briment, mais qu’ils mettront au-dessus des lois.
Vengeance pour vengeance et crime pour crime. Là où nous les croyons menacés, traqués, perdus et où nous sommes prêts à les plaindre comme des victimes, ils se révèlent prêts à rendre à la destinée menace pour menace et coup pour coup.
Nous marchons avec eux d’excès en excès et de revendication en revendication. Annabella est prise, convaincue d’adultère, d’inceste, piétinée, insultée, traînée par les cheveux, et notre stupeur est grande de voir que loin de chercher une échappatoire, elle provoque encore son bourreau et chante dans une sorte d’héroïsme obstiné. C’est l’absolu de la révolte, c’est l’amour sans répit, et exemplaire, qui nous fait, nous spectateurs, haleter d’angoisse à l’idée que rien ne pourra jamais l’arrêter.
Si l’on cherche un exemple de la liberté absolue dans la révolte, l’Annabella de Ford nous offre ce poétique exemple lié à l’image du danger absolu.
Et quand nous nous croyons arrivés au paroxysme de l’horreur, du sang, des lois bafouées, de la poésie enfin que sacre la révolte, nous sommes obligés d’aller encore plus loin dans un vertige que rien ne peut arrêter.
Mais à la fin, nous disons-nous, c’est la vengeance, c est la mort pour tant d’audace et pour un aussi irrésistible forfait.
Eh bien, non. Et Giovanni, l’amant, qu’un grand poète exalté inspire, va se mettre au-dessus de la vengeance, au-dessus du crime, par une sorte de crime indescriptible et passionné, au-dessus de la menace, au-dessus de l’horreur par une horreur plus grande qui déroute en même temps les lois, la morale et ceux qui osent avoir l’audace de s’ériger en justiciers.
Un piège est savamment ourdi, un grand festin est commandé où, parmi les convives, des spadassins et des sbires seront cachés, prêts au premier signal, à se précipiter sur lui. Mais ce héros traqué, perdu, et que l’amour inspire, ne va laisser personne faire justice de cet amour.
Vous voulez, semble-t-il dire, la peau de mon amour, c’est moi qui vous jetterai cet amour à la face, qui vous aspergerai du sang de cet amour à la hauteur duquel vous êtes incapables de vous élever.
Et il tue son amante et lui arrache le cœur comme pour s’en repaître au milieu d’un festin où c’est lui-même que les convives espéraient peut-être dévorer.
Et avant d’être exécuté, il tue encore son rival, le mari de sa sœur, qui osa s’élever entre cet amour et lui, et il l’exécute dans un dernier combat qui apparaît alors comme son propre sursaut d’agonie.
Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple à la source de ses conflits. Et l’exemple passionnel de Ford n’est, on le sent très bien, que le symbole d’un travail plus grandiose et tout à fait essentiel.
La terrorisante apparition du Mal qui dans les Mystères d’Eleusis était donnée dans sa forme pure, et était vraiment révélée, répond au temps noir de certaines tragédies antiques que tout vrai théâtre doit retrouver.
Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit.
Comme la peste il est le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu à l’extinction.
Il y a en lui comme dans la peste une sorte d’étrange soleil, une lumière d’une intensité anormale où il semble que le difficile et l’impossible même deviennent tout à coup notre élément normal. Et l’Annabella de Ford, comme tout théâtre vraiment valable, est sous l’éclat de cet étrange soleil. Elle ressemble à la liberté de la peste où de degré en degré, d’échelon en échelon, l’agonisant gonfle son personnage, où le vivant devient au fur et à mesure un être grandiose et surtendu.
On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. Car il y a longtemps que l’Eros platonicien, le sens génésique, la liberté de vie, a disparu sous le revêtement sombre de la Libido que l’on identifie avec tout ce qu’il y a de sale, d’abject, d’infamant dans le fait de vivre, de se précipiter avec une vigueur naturelle et impure, avec une force toujours renouvelée vers la vie.
Et c’est ainsi que tous les grands Mythes sont noirs et qu’on ne peut imaginer hors d’une atmosphère de carnage, de torture, de sang versé, toutes les magnifiques Fables qui racontent aux foules le premier partage sexuel et le premier carnage d’essences qui apparaissent dans la création.
Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie.
Nous ne voyons pas que la vie telle qu’elle est et telle qu’on nous l’a faite offre beaucoup de sujets d’exaltation. Il semble que par la peste et collectivement un gigantesque abcès, tant moral que social, se vide ; et de même que la peste, le théâtre est fait pour vider collectivement des abcès.
Il se peut que le poison du théâtre jeté dans le corps social le désagrège, comme dit saint Augustin, mais il le fait alors à la façon d’une peste, d’un fléau vengeur, d’une épidémie salvatrice dans laquelle les époques crédules ont voulu voir le doigt de Dieu et qui n’est pas autre chose que l’application d’une loi de nature où tout geste est compensé par un geste et toute action par sa réaction.
Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison. Et la peste est un mal supérieur parce qu’elle est une crise complète après laquelle il ne reste rien que la mort ou qu’une extrême purification. De même le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies ; et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle : découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela.
Et la question qui se pose maintenant est de savoir si dans ce monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, il se trouvera un noyau d’hommes capables d’imposer cette notion supérieure du théâtre, qui nous rendra à tous l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938