Tribune
Fresque en hommage aux victimes, réalisée par l'artiste C215
Élisabeth de Fontenay, Ariane Mnouchkine, Marcel Gauchet, Carlo Ginzburg et d’autres intellectuels saluent la décision du journal d’avoir republié les caricatures qui avaient fait de lui une cible des islamistes.
« Car nous ne nous coucherons jamais. Nous ne renoncerons jamais. » Ces mots, d’une clarté sans fioritures, Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo, les écrit dans son édito du 2 septembre 2020, jour de l’ouverture du procès des tueries de janvier 2015.
Au cours de ces journées tragiques, furent assassinés : à Charlie Hebdo, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski. A Montrouge : Clarissa Jean-Philippe. A l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes : Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada. D’autres furent gravement blessés, dans leur chair, et dans leur âme à jamais.
Riss écrit aussi : « Si le crime est si difficile à nommer, c’est parce qu’il fut commis au nom d’une idéologie fasciste nourrie dans les entrailles d’une religion. Et rares sont ceux qui, cinq ans après, osent s’opposer aux exigences toujours plus pressantes des religions en général, et de certaines en particulier. » Idéologie criminelle dont les victimes, connues et anonymes, ici et ailleurs, forment une interminable et sinistre liste.
Ce 2 septembre, Charlie Hebdo a republié en « une » les dessins « blasphématoires ». Si, immédiatement, l’université Al-Azhar du Caire qualifia d’« acte criminel » cette décision, qui signifiait à la face du monde le refus de renoncer à la liberté, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Hafiz Chems-Eddine, a publié, dans Le Figaro, une tribune d’une dignité et d’une hauteur de vue qui forcent le respect.
« Si je m’exprime aujourd’hui, déclare-t-il, c’est qu’il y a une raison qui me paraît essentielle : l’ouverture du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, celui des comparses présumés des criminels qui ont visé, tour à tour, la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, des fonctionnaires de police et nos compatriotes juifs. Je veux avant toute chose m’incliner devant la mémoire de toutes les victimes de ces crimes abjects et condamner cette violence, les auteurs de cette barbarie et tous leurs complices opérationnels, idéologiques, politiques et médiatiques. »
« Et je le fais avec force, sincérité et conviction, poursuit-il : les terroristes peuvent se réclamer de l’islam – je n’ai aucun moyen de les en excommunier – car nourris par leur ignorance crasse, ils peuvent prétendre agir au nom de ma religion, car alimentés par des théoriciens haineux, ils s’autoproclament “vengeurs du Prophète Mohammed”, en aucun cas la religion musulmane, dans ses fondements, dans ses textes, hormis dans l’esprit étriqué de ceux qui font prévaloir le littéralisme, jamais, dis-je, l’islam ne pourrait cautionner des crimes. Il faut que tous les musulmans – et ceux qui cherchent à les infantiliser – comprennent les traditions culturelles de la satire et de l’espace démocratique qui permet toutes les expressions, même celles qui paraissent excessives. Dans notre pays, seule la loi fixe les limites. »
En rééditant ces dessins, Charlie Hebdo nous donne à tous une sublime leçon de courage. D’aucuns diront – comme ils le firent par le passé, imputant ainsi la responsabilité du crime aux victimes : « Témérité inutile, irresponsabilité bravache, provocation d’inconscients. Ces obstinés du crayon insolent n’ont-ils donc par retenu la “leçon” ? »
Refusons cette cécité. Seule la lâcheté collective opère la distorsion qui conduit à un jugement si aveugle : car si, dans une bataille, tous se terrent préventivement aux abris, les rares qui seuls montent au front passeront pour des fous furieux.
Alors nous disons ici à Charlie : merci pour votre courage, qui nous grandit tous. Pour le courage, après le crime, de ne pas renoncer, c’est-à-dire de ne pas laisser assassiner aussi la flamme de la liberté de conscience, de création, et de désaccord.
Pour le courage hautement civilisé de la satire. Car la satire, comme le disait Philip Roth (Pourquoi écrire ?, Gallimard, 2019), « c’est la colère qui se fait œuvre comique, comme l’élégie est la douleur qui se transmue en œuvre poétique. Ce qui est d’abord le désir de tuer votre ennemi en le rouant de coups (…), c’est dans l’art de la satire qu’on en trouve l’expression parfaitement sublimée et socialisée. Là jaillit dans le monde de l’imaginaire le besoin primitif de défoncer le crâne de l’autre. (…) Mais il n’en reste pas moins que les armes à feu tuent chaque année plus de personnes dans ce pays que les œuvres satiriques ».
Merci pour la confiance ainsi faite à l’intelligence de tous. Et merci pour l’honneur. L’honneur de ne pas vouloir se taire, c’est-à-dire disparaître, laissant le dernier mot aux porte-flingues de l’obscurantisme. Merci pour l’humour et le panache.
L’humour, « don précieux et rare » dont Freud, commentant son caractère « grandiose », soulignait l’éminente valeur morale, voyant dans l’humour « la contribution au comique par la médiation du surmoi » – notre intime sens éthique.
Car l’humour dit : « Regarde, voilà ce monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie. » Le contraire d’un déni : l’alliance admirable et profonde entre l’inépuisable énergie ludique de l’enfance et la vision dessillée de l’adulte qui sait les dangers qui menacent, mais demeure, telle est la ressource vitale de l’humour, déterminé à agir face à la cruauté d’un réel en tout point insupportable. Alliance active, prête au combat.
Merci pour votre cadeau rude et magnifique de ce 2 septembre, pour cette générosité qui nous honore et nous bouleverse. Nous ne vous laisserons pas seuls.
Liste des signataires :
Houria Abdelouahed, universitaire, psychanalyste ; Adonis, poète ; Christine Angot, écrivaine ; Myriam Anissimov, écrivaine ; Elisabeth Badinter, philosophe ; Martine Bacherich, psychanalyste ; Olivier Beaud, professeur en droit public ; Pascal Bruckner, écrivain ; Anne Brucy, journaliste ; Philippe Brunet, helléniste ; Sophie Brunet, chef monteur ; René de Ceccatty, écrivain ; Martine Cerf, secrétaire générale de l’association Egale ; Florence Cestac, autrice de bande dessinée ; Hélène Cixous, écrivaine ; Gilles Clavreul, haut fonctionnaire, délégué général du think tank L’Aurore ; Charles Coutel, universitaire, militant laïque ; Gérard Delfau, ancien sénateur ; Catherine Deudon, photographe ; Laurent Dubreuil, philosophe ; Emmanuel Emile-Zola-Place, avocat ; Jeanne Favret-Saada, anthropologue ; Jean-Christophe Ferrari, rédacteur en chef cinéma de Transfuge ; Alain Finkielkraut, philosophe ; Élisabeth de Fontenay, philosophe ; Philippe Foussier, ancien Grand Maître du Grand Orient de France ; Marcel Gauchet, philosophe, historien ; Carlo Ginzburg, historien ; Jean Glavany, ancien ministre de l’agriculture et de la pêche ; Simon Hecquet, danseur ; Jean-Philippe Hubsch, Grand Maître du Grand Orient de France ; Vincent Jaury, directeur de la rédaction de Transfuge ; Oriane Jeancourt Galignani, écrivaine, rédactrice en chef de Transfuge ; Olivier Jouanjan, professeur de droit public ; Nassim El Kabli, professeur de philosophie ; Serge Kaganski, journaliste ; Liliane Kandel, sociologue ; Bruno Karsenti, philosophe ; Colette Kerber, libraire ; Catherine Kintzler, philosophe ; Françoise Laborde, sénatrice PRG, présidente de l’association Egale ; Colette Lambrichs, écrivaine ; Eva Landa, psychanalyste ; Fabio Landa, psychanalyste ; Anne-Catherine Lochard, attachée de production ; Antoine Manologlou, administrateur de compagnies ; Aluma Marienburg, psychanalyste ; André Markowicz, traducteur, poète ; Ariane Mnouchkine, metteuse en scène ; Frédérique de la Morena, maîtresse de conférence en droit public ; Sophie Obadia, avocate ; Laurent Olivier, archéologue ; ORLAN, artiste ; Henri Pena-Ruiz, philosophe ; Sabine Prokhoris, philosophe, psychanalyste ; François Rastier, linguiste ; Jean-François Revah, psychosociologue ; Marc Riglet, ancien cirecteur de la rédaction de France Culture ; Jean-Pierre Sakoun, président du comité Laïcité République ; Peggy Sastre, auteure, traductrice ; Josyane Savigneau, journaliste ; Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel ; Bernard Sève, philosophe ; Anne Sinclair, journaliste ; Mario Stasi, avocat, président de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) ; Patrick Wachsmann, universitaire ; Diane Watteau, maîtresse de conférences en art plastique ; Marc Weitzmann, écrivain ; Francis Wolff, philosophe.
Chems-eddine Hafiz, © CC BY-SA 4.0
Je suis algérien. De naissance, de filiation et de cœur. Je suis originaire de la rive sud de la méditerranée, élevé dans des valeurs de respect de l’altérité, de générosité, d’ouverture à l’autre.
Je suis français. D’adoption, d’adhésion et d’adhérence, car amoureux de la République, attaché à ses principes, respectueux de son histoire, avec une mémoire apaisée face à ses pages noires et un attrait pour l’esprit des Lumières qui fut le prélude de la Révolution et de la laïcité.
Je suis musulman par conviction, par héritage et par engagement. Mes parents, eux-mêmes croyants et pratiquants, ne m’ont pas enseigné la tolérance seulement, mais l’acceptation de l’autre, de la différence, la sacralité de l’intégrité physique et le respect de l’espèce humaine.
L’islam algérien qui m’a bercé m’avait appris à accepter la critique et à respecter l’expression et les convictions contraires.
Je suis avocat de formation, de culture et de profession. Un métier que j’ai choisi pour l’amour du droit et de la justice.
Et, depuis le 11 janvier 2020, j’ai l’immense honneur de représenter et de diriger une vénérable institution : la Grande mosquée de Paris.
Ce qui précède constitue certaines strates de mon identité d’homme et de citoyen. Elles s’additionnent, se complètent, cohabitent pacifiquement et harmonieusement. Le musulman que je suis vit librement en son for intérieur, dans son intimité avec le citoyen binational baigné dans les cultures de deux pays - la France et l’Algérie - qui ont une extraordinaire histoire commune à la fois belle, violente et complexe.
Depuis ma prise de fonction, je n’ai pas voulu faire dans le bavardage. Occuper l’espace médiatique et écumer les plateaux de radio et de télévision. J’ai préféré engager des actions concrètes de terrain pour essayer d’apporter une contribution d’abord à l’islam et aux musulmans de France et ensuite pour satisfaire à ce vœu que je tiens à réaliser: faire cohabiter pacifiquement l’islam et la République.
Si je m’exprime aujourd’hui, c’est qu’il y a une raison qui me paraît essentielle: l’ouverture du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, celui des comparses présumés des criminels qui ont visé, tour à tour, la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, des fonctionnaires de police et nos compatriotes juifs. Je veux avant toute chose m’incliner devant la mémoire de toutes les victimes de ces crimes abjects et condamner cette violence, les auteurs de cette barbarie et tous leurs complices opérationnels, idéologiques, politiques et médiatiques. Et je le fais avec force, sincérité et conviction: les terroristes peuvent se réclamer de l’islam - je n’ai aucun moyen de les en excommunier - car nourris par leur ignorance crasse, ils peuvent prétendre agir au nom de ma religion, car alimentés par des théoriciens haineux, ils s’autoproclament « vengeurs du Prophète Mohammed », en aucun cas la religion musulmane, dans ses fondements, dans ses textes, hormis dans l’esprit étriqué de ceux qui font prévaloir le littéralisme, jamais, dis-je, l’islam ne pourrait cautionner des crimes.
Il n’est pas question pour moi de m’immiscer dans le débat qui se déroule devant la cour d’assises. Je fais confiance à l’institution judiciaire afin qu’elle définisse clairement les responsabilités de ceux qui sont sur le banc des accusés et je fais confiance aussi à mes confrères, pour faire jaillir la vérité, toutes les vérités.
Il y a près de 15 ans, avocat de la Grande mosquée de Paris, j’avais engagé une procédure, aux côtés de mes amis Francis Szpiner et Christophe Bigot, contre Charlie Hebdo devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Beaucoup nous l’ont reproché. Des réactions épidermiques n’avaient pas permis à leurs auteurs de comprendre notre démarche. Je veux m’en expliquer aujourd’hui, car la Grande mosquée de Paris qui a toujours défendu les principes républicains n’était à aucun moment nourrie par une volonté d’interdire l’irrévérence, de condamner le blasphème ou de censurer des caricaturistes.
De concert avec plusieurs dirigeants politiques de l’époque, nous avions décidé, avec mon prédécesseur le Dr Dalil Boubakeur, d’engager cette procédure judiciaire. Pour comprendre les raisons profondes qui avaient motivé notre démarche, il faut se remémorer le contexte.
Dans plusieurs pays musulmans, des foules, le plus souvent manipulées par des idéologues, des régimes dictatoriaux ou des groupes fanatisés provoquaient de violentes manifestations et des heurts. En France, déjà, un climat de tension communautaire, exacerbé par plusieurs forces toxiques, s’alimentait de cette polémique et risquait de fracturer la société. Nous avions même assisté à l’organisation d’une manifestation initiée à Paris par plusieurs groupuscules extrémistes.
Je ne vais pas me défausser: oui ces caricatures m’avaient profondément heurté comme ils avaient heurté la majorité de mes coreligionnaires. Je parle de cette majorité paisible et apaisée, totalement intégré dans la République, respectueuse de ses lois et de ses valeurs. Je ne parle pas ici des minorités excités et extrémistes qui ont voulu instrumentaliser cette affaire. Il est important de comprendre que le prophète Mohammed est l’être et le symbole le plus important dans la religion musulmane. Cela étant précisé, en d’autres circonstances, dans un autre contexte national et international, nous n’aurions probablement jamais poursuivi Charlie Hebdo, car, en tant qu’avocat et en tant que citoyen, connaissant l’histoire et les fondements de la République, je respecte le travail des médias qui doit demeurer libre et je savais qu’aucun tribunal ne condamnerait le journal satirique, y compris dans ses excès. Notre action visait, avant toute chose, à couper l’herbe sous les pieds des milieux extrémistes et à canaliser le débat vers les prétoires afin qu’il n’ait pas lieu dans la rue. Implicitement, elle introduisait l’idée que nous étions tous des citoyens justiciables, aptes à poursuivre et susceptibles d’être poursuivis, car les tribunaux sont les lieux, par excellence, où se règlent les conflits et les différends. Notre action était celle de citoyens français qui voulaient user d’un droit constitutionnel. C’était une manière pour nous de prouver notre intégration quand les milieux extrémistes voulaient user de violence et porter la discorde dans l’espace public, non sans manipuler et instrumentaliser la jeunesse et les esprits les plus fragiles et malléables. D’ailleurs, tout en assignant Charlie Hebdo, nous avions entretenu un pont et un dialogue constructif avec la Direction de l’hebdomadaire, plusieurs de ses journalistes et certains des amis du journal.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, la Grande Mosquée de Paris avait décidé de ne pas faire appel du jugement qui nous donnait largement satisfaction tout en nous déboutant de nos demandes. Le tribunal nous reconnaissait le droit de poursuivre et comprenait le fait que ces dessins puissent nous choquer tout en rappelant le caractère indiscutable de la liberté d’expression.
Il faut que tous les musulmans - et ceux qui cherchent à les infantiliser - comprennent les traditions culturelles de la satire et de l’espace démocratique qui permet toutes les expressions même celles qui paraissent excessives. Dans notre pays, seule la loi fixe les limites.
Ceux qui laissent entendre que tous les musulmans seraient inaptes à ces valeurs démocratiques, non seulement se trompent lourdement, mais de plus, ils manifestent un incroyable mépris à l’égard de ceux qu’ils prétendent défendre comme s’il s’agissait de citoyens de seconde zone, incapables de se défendre seuls. Lors de tous les événements majeurs où la République était en danger, les musulmans de France, très largement, se sont mobilisés pour leur pays, en tant que citoyens mus par nos valeurs communes.
Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent « amis des musulmans » et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes: en quoi le meurtre de dessinateurs a fait avancer la cause des musulmans ? Et en quoi la destruction et la barbarie peuvent-elles servir l’image de l’islam ?
• Tania de Montaigne, Libération, 25 septembre 2020
« Des gens bien sous tous rapports »
• Leili Anvar, Le Monde, 13 septembre 2020
« Le mollah Nasreddine, preuve qu’un islam satirique a existé »
• Propos recueillis par Virginie Larousse, Le Monde, 6 septembre 2020
« Pourquoi le blasphème continue à faire scandale »,
• Propos recueillis par Nicolas Bastuck et Étienne Gernelle, Le Point, 12 août 2020
« Me Richard Malka – Procès Charlie : Ces complices intellectuels qui ont du sang sur les mains »