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Un regard d’ailleurs sur Les Éphémères / Lev Dodine

Entretien réalisé et traduit par Béatrice Picon-Vallin

Créé l’hiver dernier à la Cartoucherie, où il a été joué de Noël 2006 à Pâques 2007, le dernier spectacle du Soleil mène depuis l’été sa vie nomade, d’Athènes à Avignon, de Buenos-Aires à Rio et remporte un  triomphe partout où il passe, en France, comme à l’étranger. Pourtant les premières représentations des Éphémères en décembre 2006 ont suscité l’étonnement, voire la perplexité parmi « le » public du Soleil. Ni la forme ni le fond ne correspondait à ce que ces spectateurs pensaient qu’ils étaient en droit d’attendre — encore qu’à la rituelle et généreuse rencontre avec le public, quelques semaines avant la première, Ariane Mnouchkine avait bien prévenu que cette fois, ce serait totalement différent !
Après avoir traité avec Le Dernier Caravansérail d’un des problèmes les plus importants de la période où nous vivons, celui de l’exil et de l’errance des « humains migrateurs »,  le Soleil s’est avancé sur des territoires neufs qui sont ceux de l’intime, du familial, d’un pays proche, la France, sur quatre générations, celles-là mêmes qui coexistent au théâtre, en comptant les enfants. Pour rendre compte théâtralement de l’état du monde et du nôtre dans ce monde présent, le réglage du focus d’Ariane Mnouchkine s’est à nouveau modifié pour ce nouveau spectacle (demeuré très longtemps sans nom), de façon à approcher, cette fois, au plus près, l’individuel. Mais en fait Les Ephémères dialoguent avec Le  Dernier Caravansérail, développent des thèmes qui pointaient parfois au cœur de la grande épopée des étrangers — instants précieux et simples de la vie passée dont l’exil les séparait à jamais, relations d’amour brisées —, lorsque l’intime perçait dans l’épique grâce aux récits transmis par la voix enregistrée des témoins.
Je ne détaillerai pas ici [1] la force des inventions du Soleil, ni les risques pris pour créer un spectacle  « sans filet », à partir d’improvisations, avec seulement quelques guides : des livres (Tchekhov, Jabès, Neruda, Proust…), des personnes rencontrées (une archiviste dont on retrouve un avatar dans le spectacle), des films (Bergman, Kurosawa, Rossellini, Scola, Imamura… ). La scénographie s’impose très vite : un dispositif bi-frontal, les chariots  du Caravansérail qui deviendront circulaires et tourneront  dans un mouvement lent, presque chorégraphié, pilotés par des acteurs-pousseurs attentifs et magnifiques. Ce dispositif mobile et modulable, les rythmes et les mouvements cinématographiques (plan séquence, plan fixe, gros plan…) conduisent chaque spectateur, au milieu du public dont il voit et sent à tout moment la présence, à deux processus  perceptifs : la vision (Mnouchkine parlera de « table d’autopsie », d’« arène », de « loupe »), et la remémoration.
 Le défi réside cette fois dans la façon d’écrire un récit théâtral à partir de moments vécus, à la fois biographiques, très personnels et mutuellement assumés, sous le regard d’Ariane Mnouchkine et en confiance avec elle qui se livre, dans ce processus, autant que ses acteurs. Souvent pratiquée par le Soleil, la création collective s’est approfondie au fil des années. Ici, l’exposition de chacun est maximale. On travaille — et le mot de répétition ne convient plus : il s’agit d’essais, d’expériences — sans texte, sans fable, sans matériau documentaire autre que soi et parfois des albums de photos. Chaque essai se fait en musique — il faut insister sur l’importance des compositions musicales de Jean-Jacques Lemêtre dans le travail d’improvisation des acteurs et dans la composition d’ensemble. On prépare longuement les chariots où seront disposés, avec un soin d’ « ensemblier » — c’est ce mot du vocabulaire cinématographique qu’utilise Mnouchkine —, les nombreux objets trouvés dans la rue, à Emmaüs ou dans des greniers, usés, sales, démodés, bricolés, arrivant tels quels du passé et des zones où ils avaient été remisés. Ils  apportent avec eux les innombrables vies anonymes ou identifiées dont ils ont été témoins, et jouent, comme des acteurs, et avec eux.
Le « jeu » est affiné grâce à l’image numérique ; tout est filmé et les vidéos deviennent des  carnets de notes et de croquis, sur lesquels les acteurs travaillent, visionnant et revisionnant les variantes pour composer et retenir leur « texte visuel ». Vies privées, improvisations collectives, musique, objets, vidéo, tels sont les instruments de ce laboratoire d’écriture scénique pour un « récit intime à trente voix ». Sur près de quatre cents scènes, une cinquantaine seront gardées. Elles constitueront les différents chapitres des deux « Recueils » que comporte le long spectacle. Concentrant l’essence de plusieurs récits intimes, ceux-ci racontent, comme les nouvelles de Tchekhov ou de Carver, « tout un groupe, une classe, un pays. »[2] Plus encore, il s’agit de « tisser une toile française, européenne et finalement mondiale »[3]. Chercher le petit pour trouver le grand, un des principes heuristiques de Mnouchkine.
Les Ephémères sont ainsi une sorte de rituel d’évocation collective de ce qui a intimement tissé (tramé ?) le présent de chacun. Le Soleil y expérimente un engagement nouveau, urgent : se recentrer sur l’homme ordinaire, grain de sable que la globalisation exile loin de lui-même, tenter de le comprendre, sans les voiles du narcissisme égotique, des vastes problèmes ou des idéologies. D’où vient-on, qui est-on ? En une période de bouleversement rapide où l’amnésie est une des composantes de notre vie, la quête du fil essentiel qui relie les êtres humains au monde est sans nul doute un acte  politique nécessaire qui fait de la dernière œuvre d’art du Soleil, éloignée des  prises de  positions fortes, la coda de tout son répertoire.
Plutôt que d’approfondir encore l’analyse du spectacle[4], il m’a semblé intéressant ici de pouvoir donner la parole à un artiste de théâtre, à un autre metteur en scène qui, au Festival d’Avignon, a vu Les Ephémères et exprimé son enthousiasme. Il est rare qu’un artiste s’exprime aujourd’hui sur un autre, qui lui est contemporain, surtout dans le domaine du théâtre. Le Russe Lev Dodine m’a donc donné cet entretien, plus tard, le 18 septembre 2007 , à Petersbourg, alors qu’il se préparait à partir le lendemain pour une tournée importante, celle de Vie et destin, d’après Vassili Grossman, dans la capitale russe, à Moscou. Il a même voulu qu’il soit enregistré par ses collaborateurs pour les archives de son Théâtre, le Malyj Dramatitcheskij.  Il dit lui-même pourquoi il a répondu à ma demande, que je n’imaginais pas du tout, au départ, possible à réaliser…[5]

Béatrice Picon-Vallin


« De tous les spectacles de Mnouchkine que j’ai pu voir (les Shakespeare, Les Atrides), c’est celui qui m’est le plus proche. À travers les formes archaïques et exotiques dont elle a eu l’expérience et la connaissance, elle est arrivée, en fin de compte, à un spectacle absolument contemporain et classique à la fois. Pourquoi ai-je envie de parler des Éphémères ? Parce que pour moi, ce spectacle est un événement essentiel dans le contexte d’aujourd’hui. C’est un des rares, si ce n’est un des premiers, ces dernières années, à ne pas pratiquer un théâtre qui « désigne ». Dans le monde du théâtre, européen, américain, canadien et russe, s’affirme de plus en plus un théâtre dur et rationaliste, qui désigne la surface des choses, mais n’étudie rien, n’approfondit rien, connaît tout d’avance et lance des affirmations a priori, un théâtre plein d’indifférence, froid, injuste et imprécis. Un théâtre qui, par sa forme, prétendrait à être novateur, mais qui en réalité ne fait qu’asséner des vérités absolument banales sur l’horreur du monde. Ce théâtre-là, « désignatif », est absolument insensible à l’homme, à son destin, parce qu’aucun homme sur cette scène-là n’est différent d’un autre. Il est peut-être habillé différemment, parle avec une autre voix, mais c’est le même. C’est un théâtre glacé qui, au fond, détruit et le concept même de théâtre et celui de jeu de l’acteur, parce qu’il n’y a rien à faire naître dans un tel théâtre, ni l’âme humaine, ni l’organisme humain ne peuvent s’y développer. Dans ce théâtre, la métaphore la plus puissante et la plus talentueuse peut n’exprimer parfois qu’un sens banal et usé. On peut monter Hamlet de façon très inventive, mais si le monde entier est nul et si Hamlet n’est qu’un héros malheureux, la pensée reste totalement banale, le théâtre n’avance pas, ne se développe pas, d’autant plus qu’il y a de moins en moins de belles métaphores et que la banalité de la pensée est de plus en plus arrogante. En ce sens, Mnouchkine, en opposition avec tout ce qui est le plus répandu aujourd’hui, n’a pas affaire à la représentation de la réalité, comme 90 % du théâtre d’aujourd’hui, mais à la réalité elle-même. Ce qui est l’essence de tout art et de tout théâtre, loin du post-modernisme qui ne traite que la représentation de la réalité et ignore la réalité elle-même. Elle revient à cette réalité. Elle l’étudie, elle s’y plonge, avec, dit-on, plus ou moins de précision selon les thèmes abordés — j’ai entendu des critiques, ce n’est pas à moi de juger —, mais il me semble qu’elle ne raconte que ce qu’elle sait. Et pour moi, c’est un retour au grand théâtre de l’humain, le dépassement du postmodernisme destructeur.

Il ne faut pas seulement parler des Éphémères comme d’un très bon spectacle. C’est pour moi, par de nombreux aspects, un phénomène révolutionnaire. Les Éphémères créent un théâtre d’investigation, un théâtre qui se plonge dans une quête ; c’est le théâtre de l’homme particulier, unique. On n’a pas affaire aux « fonctions » politiques, sociales, dont le théâtre est rempli aujourd’hui, mais à un théâtre de l’homme unique, qui étudie le destin, la douleur, la joie et les motifs absolument particuliers de cet homme particulier. C’est à partir de là que nous pouvons progressivement arriver à des généralisations, au destin de l’homme en général, aux contradictions de ce destin et à ses lois. C’est-à-dire qu’en fait, nous ne commençons à parler du général que lorsque nous parlons du particulier.
C’est là un retour à un théâtre authentique. L’indifférence au destin de l’individu, son alignement sur tous les autres, sont pour moi des conséquences du fascisme aussi bien que du communisme. En ce sens aujourd’hui le théâtre de gauche comme le théâtre de droite prolongent souvent ces deux tendances terribles du XXème siècle, quand l’intérêt pour ce qui est essentiel — le destin particulier de chaque homme — n’avait pas droit de cité. Encore une fois,  ce n’est qu’à partir de ce destin individuel qu’on peut établir des lois générales, et non le contraire. De là naît un théâtre de la compassion au sens fort du terme : pas un théâtre où l’on vit simplement des émotions ensemble, mais un théâtre de la compassion, de la compréhension, du respect de l’autre. La scène d’aujourd’hui abonde en spectacles qui affirment avec un talent agressif une chose : l’homme et l’humanité sont de la merde. Ces spectacles ne parlent pas de ceux qui les ont faits, parce qu’aucun metteur en scène ne dira jamais cela de lui. Ce sont donc toujours des spectacles sur les autres où le théâtre, le metteur en scène et les acteurs sont opposés au reste du monde, à l’horreur, la saleté, à la décharge universelle. Dans Les Éphémères, il y a aussi tout cela, tout ce dont parle le théâtre contemporain, mais cela passe par la compassion. C’est pour moi d’une extrême importance, et il me semble, à en juger par quelques conversations, que cela n’est pas jugé à sa juste valeur en France. Comme toujours quand ce n’est pas un jeune metteur en scène qui fait un nouveau travail, quand une révolution, j’ose encore le mot, est fait par un artiste d’un certain âge, cela suscite de la tension : il est beaucoup plus facile d’accueillir et de comprendre une révolution faite par des jeunes. En outre il est toujours plus difficile de comprendre ce qui se passe tout près de soi, je le sais par expérience personnelle. Nul n’est prophète en son pays. […]

J’ajouterai que cela fait longtemps que je n’avais pas entendu, non seulement dans un spectacle français, mais sur la scène européenne en général, un discours aussi vivant, aussi immédiat. Ce spectacle fait revenir les acteurs aux problèmes professionnels de la respiration vivante, de la vie vivante, du mot vivant, ce qui me semble pour le théâtre français, assez conséquent, parce que quand le vivant s’en va, c’est la tradition académique du parler déclamatoire qui triomphe. Je vois, dans Les Ephémères une puissante ligne qui part de Vilar, du jeune Planchon, du jeune Chéreau et qui passe par les spectacles de Peter Brook, son Tchekhov, ses Shakespeare.
Ce genre de théâtre exige un long processus de genèse, de naissance. Les Éphémères ont mis presque un an à se faire et non cinq, six ou huit semaines comme les productions actuelles. Ce spectacle implique une compagnie artistique et humaine — et ce n’est pas dû au fait de l’existence d’une cuisine commune où l’on prend ses repas ensemble : on peut manger ensemble et mettre au monde des constructions tout à fait neutres, refroidies. Ce qu’il faut, ce sont des relations artistiques, une collaboration, une compréhension réciproque, la capacité d’écouter le partenaire et le collaborateur. Tout ce que le théâtre contemporain est en train de perdre de façon catastrophique. Et cette grande dame du théâtre français qui, à Avignon, arrosait au jet d’eau les jambes du public (il faisait 40°),  restitue vraiment à la scène l’essentiel — et il me semble aussi qu’elle a accompli pour elle-même un grand pas intérieur. Elle rend à la scène le meilleur, ce pour quoi le théâtre existe, et elle construit le théâtre du XXIème siècle. Je suis convaincu que le théâtre de demain, à propos duquel tout le monde s’interroge, sera celui-là. Vivant, humain, compassionnel, et il réfléchira d’abord au destin d’un individu, pris en particulier, en cherchant à comprendre à travers lui le destin de l’humanité.
Il faut dire que tout le chemin parcouru par Mnouchkine, avec son théâtre archaïque, son théâtre formel, son théâtre exotique, est ici utilisé d’une façon forte et bouleversante. Cette création humaine et palpitante que sont Les Éphémères est construite de façon formelle, elle est organisée avec puissance et avec un calme épique progressif, ce qui ne peut exister que chez un grand maître. En ce sens, elle utilise toute l’expérience du modernisme comme un maître qui, façonné par lui, n’en utilise pas les rebuts, les déchets. Elle utilise l’expérience du modernisme pour aller plus loin. C’est pour elle un instrument, pas le but unique. La combinaison du formalisme des praticables à roulettes avec l’authenticité absolue de chaque objet, de chaque bouteille, c’est remarquable. La façon dont, en partant d’un petit chariot vide, le spectacle développe de grandioses images, quand tournent ensemble six plateformes ou plus, et puis revient à ce petit « ovule »,  c’est remarquable. C’est tout simplement un vrai roman — on peut évoquer Thomas Mann, Proust, Joyce…

Dans ce spectacle, Mnouchkine a permis la naissance d’une réalité humaine vivante, d’une grande quantité d’hommes et de femmes vivants. C’est le grand rêve du metteur en scène, c’est la réalisation de ses potentialités démiurgiques. Le metteur en scène n’est pas celui qui dit : tu vas à droit ou à gauche, tu fais ceci, tout cela a tel ou tel sens.  Mnouchkine est à la fois metteur en scène-miroir, metteur en scène-auteur, metteur en scène-accoucheuse et metteur en scène-géniteur. Elle met au monde toute une vie infinie qui se multiplie ensuite, me semble-t-il, indépendamment de sa volonté. Les acteurs sont tous remarquables.
Enfin, quand je prononce le mot « révolutionnaire »,  je veux d’abord dire que ce spectacle est historique. Et que le théâtre français et le théâtre mondial doivent prendre conscience de l’importance de cette expérience, de cette création. L’affaire de l’artiste, c’est de mettre au monde, l’affaire du monde artistique, c’est de prendre conscience, de se rendre compte, de comprendre. Un livre, on peut le comprendre cent ans après la mort de l’écrivain ; pour le théâtre, il faut faire vite, pendant que le spectacle existe. C’est pourquoi j’ai eu très envie de prendre le temps de parler avec vous des Éphémères, de dire ce que je pensais de ce spectacle unique. »

Lev Dodine

 

 


[1] Voir mon article sur Internet :-« Les Éphèmères au Soleil », in dossier « Pièce démontée », CRDP de Paris, partie Arts et Culture, site www. crdp.ac-paris.fr

Voir aussi :« Écrire au présent : un récit intime à trente voix », entretien avec Ariane Mnouchkine réalisé par B. P-V, avril 2007, in Alternatives théâtrales, 2007, n° 993, pp. 56-62. Voir encore pour les rapports avec le cinéma : -« Le cinéthéâtre d’Ariane Mnouchkine », in Théâtre aujourd’hui n° 11, SCREN /CNDP 2007, pp. 46-74.- « Du Dernier caravansérail aux Éphèmères : une quête de théâtre à travers le cinéma et vice-versa », in Les passages entre la scène et l'écran, collection « Documents, actes et rapports pour l'éducation » du SCEREN/CRDP, Amiens, 2007


[2] Notes de travail d’A.Mnouchkine ,  recueillies par C.-H. Bradier , 18 avril 2006, in Programme du spectacle.
[3] Idem, 24 avril.
[4] Voir note 1.
[5] J’ai supprimé les questions  pour faciliter la lecture.