Le metteur en scène lit "Les Carnets du sous-sol", aux Bouffes du Nord, à Paris. Dans un entretien au "Monde", il explique comment il a pris goût, sur le tard, à la lecture en public, cet exercice "athlétique".
Publié le 11 mars 2005
Il entre pour la première fois sur la scène des Bouffes du Nord pour lire Les Carnets du sous-sol, de Dostoïevski, un auteur auquel il se dit avec bonheur "abonné". Voilà cinq ans maintenant que Patrice Chéreau promène cette lecture à travers l'Europe, de Barcelone à Mantoue, de Milan à Villeurbanne.
Après, il veut lire les textes du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Et, en 2007, il mettra en scène l'opéra de Janacek tiré de La Maison des morts, avec Pierre Boulez à la direction d'orchestre.
Les Carnets du sous-sol vous accompagnent-ils depuis longtemps ?
Quatre ans. Quelqu'un m'en a parlé, je l'ai lu, et je suis tombé des nues. Pour moi, Dostoïevski, c'était d'abord Crime et châtiment et Les Frères Karamazov, que j'ai lus tôt - peut-être trop tôt d'ailleurs, vers 15, 16 ans - et que je commence à relire.
Les Américains avec qui j'en parle, Paul Auster par exemple, me disent que c'est avec Les Carnets du sous-sol qu'on apprend Dostoïevski dans le monde anglo-saxon. C'est le premier texte qu'on fait lire.
J'ai une traduction américaine dans laquelle il y a, en appendice, toutes les imitations qui en ont été faites, dont une de Woody Allen, qui est clairement une paraphrase. En lisant Les Carnets, on relie les fils de l'œuvre entière de Dostoïevski, avec sa capacité inouïe de comique, de malheur, de drôlerie féroce.
Que voyez-vous dans ce texte ?
La description d'une solitude totale. La douleur d'un homme, sa souffrance, qui est à la fois réelle, feinte, jouée et sincère. Je pense que c'est une histoire importante sur le mensonge, sur la façon dont on se ment à soi-même.
C'est peut-être mon problème principal, d'ailleurs. Je suis toujours frappé et horrifié par ce mensonge-là, par la réalité avec laquelle on s'arrange, en en souffrant et en même temps en s'en trouvant bien.
C'est encore plus fort quand je lis le texte en public, parce que j'entends parler l'homme des Carnets à travers moi, en quelque sorte. Et je me dis : "Mais qu'est-ce qu'il fabrique ?"
C'est vous qui avez choisi de le lire ?
Oui. Et c'est une chose étrange. Je n'aurais jamais pensé que j'allais me mettre à faire des lectures. Le premier qui me l'a demandé, c'est Borja Sitja, le directeur du Festival de Barcelone.
En 2000, il m'a dit : "Viens lire." J'ai lu une nouvelle de l'écrivain espagnol Antonio Munoz Molina. En 2001, c'est moi qui l'ai appelé pour lui dire : "J'ai envie de recommencer." Et j'ai lu Les Carnets du sous-sol pour la première fois.
À quoi tient le plaisir de faire une lecture en public ?
Le plaisir, ça fait très narcissique. C'est plutôt une bagarre, de tenir pendant une heure et quart, de ne pas aller trop vite au début, de ne pas "bouler" à la fin, de prendre le temps d'écouter le public, de vérifier que l'enjeu est entendu, de ne pas faire trop d'histrionisme - là,j'ai du mal, parfois.
Et puis la lecture est une chose qu'on ne peut pas vraiment répéter. On y arrive à force de le faire.
En quoi cela se rattache à votre travail de metteur en scène ?
Je pense que je suis venu à la lecture à cause de la façon dont je fais travailler les acteurs. Depuis des années, depuis Koltès, je travaille énormément sur le phrasé. Je demande de ne pas donner le sens tant que la phrase ou que le paragraphe, même, n'est pas fini.
Quelquefois, il faut viser très loin : chez Koltès, par exemple, il faut viser dix minutes plus tard parfois. Il s'agit d'avoir une continuité de pensée qui aille jusqu'au moment où l'idée n'est pas simplement énoncée, mais claire, reçue.
Ce travail, qui consiste à proposer aux comédiens de taper un mot plutôt qu'un autre, pas forcément le verbe, pas forcément telle syllabe, pour avancer, c'est un travail énorme - que j'ai fait sur Phèdre, aussi, quand j'ai découvert que la Terre était ronde, c'est-à-dire que la ponctuation a à voir avec le sens, et qu'il ne faut pas morceler la phrase tant que ce sens n'est pas complet..
Beaucoup plus tôt, en 1987, quand j'ai repris Dans la solitude des champs de coton, de Koltès, à Nanterre, j'ai décidé de jouer le rôle du dealer. Je ne me considérais pas comme un acteur - toujours pas, d'ailleurs -, mais j'ai pensé que si je n'y arrivais pas, je pourrais toujours jouer comme un metteur en scène indique un rôle.
J'ai commencé comme ça, puis je me suis pris au jeu. Une fois arrivé sur le plateau, je me suis dit : "Pauvre imbécile, concentre-toi, ne pense plus aux projecteurs, ne pense plus à la mise en scène, et essaie de faire humblement ton travail, puisque tu es là."
Voilà, c'est cet usage de la parole, de la pratique du texte, sur la durée, qui m'a amené à la lecture. Je ne le savais pas avant d'en faire une. Je l'ai découvert il y a cinq ans.
Est-ce que lire, c'est jouer ?
Pas tout à fait. C'est pour ça que j'y arrive, parce que jouer, je n'y arriverais pas vraiment. Je n'ai pas la concentration d'un acteur, sur un plateau. Ou je l'ai, mais très fugitivement. Ma vie est trop orientée vers d'autres choses que le jeu pour que je sois absolument concentré. De même, je n'arrive pas vraiment à apprendre le texte. Les textes, je les sais quand je les ai mis en scène, pas avant, parce que j'ai toujours envie de vérifier. Quand je ne trouve rien, je regarde de nouveau le texte, à plat, je l'analyse, et là, il me vient une idée.
Pour la lecture, c'est un peu la même chose. Je garde le texte à la main, de façon à ne pas m'envoler dans des gouffres d'identification avec le personnage, que je ne saurais pas atteindre. Par moments, je joue le personnage ; par moments, je le raconte. C'est du récit. Cela a plus à voir avec la façon de raconter une histoire. D'une certaine façon, c'est le même métier.
Mais là, il y a un plaisir supplémentaire qui tient au fait que très peu de gens connaissent Les Carnets du sous-sol, et qu'ils sont absolument stupéfaits de l'entendre.
Vous arrive-t-il de lire à voix haute, simplement, pour quelqu'un ?
Oui, de temps en temps, mais dans ces cas-là je lis très mal. Il y a quelques années, j'ai lu la mort d'Anna Karénine, parce que j'étais renversé par ce passage du livre de Tolstoï. J'ai fait un bide total, parce que, dans l'admiration, je l'ai très mal lu.
C'est la même chose avec Les Carnets du sous-sol. Je ne peux pas lire en disant aux gens : "Ecoutez comme c'est formidable !" En faire parvenir quelque chose, c'est un travail technique. Cela fait maintenant douze fois que je le lis, depuis Barcelone. Si je disais la totalité du texte, cela durerait quatre ou cinq heures. Je me tiens à une heure quinze environ, et je ne lis que la moitié de la seconde partie. Il y a donc beaucoup de coupes. Chaque fois, j'en fais des nouvelles, de façon qu'il y ait un petit obstacle qui m'oblige à rester attentif.
Et puis j'essaie de me donner la trouille. Il faut de l'énergie pour lire. C'est quelque chose d'un peu athlétique. Ça me fait un bien fou de lire Les Carnets du sous-sol, parce que c'est incroyablement libérateur de dire tant d'horreurs pendant une heure et quart. On réveille les démons, et puis on les tue.
Propos recueillis par Brigitte Salino