Ils ont pourtant une mine familière. Treize jeunes gens, qui nous regardent, avec un très léger retrait des yeux, avec une patience, qui ont de simples visages de livres. Nous les regardons et nous reconnaissons en nous une petite gêne : il faut le dire, nous ne nous attendions pas à une telle floraison – naturelle – de talents. Mais alors ?
"Afghans" ? Créatures du temps. Résumés puissants des fatalités humaines. Et nous ? Nous, nous sommes étonnés que ces "Afghans", survivants de l’interminable naufrage d’un pays lointain, nagent avec une rapide aisance dans un français vite endossé. À peine sauvés de la noyade, ils se sont au plus tôt approprié tous les outils d’un pays qui ne les imagine même pas.
À leur jeune âge ils ont déjà été plusieurs fois jusqu’à la mort, ils ont perdu une vie, ils ont repris une autre vie. Ces voyages leur ont fait une mémoire extraordinairement dense, peuplée, vivante. Ça déborde de traces, là-dedans, de coups de couteau, de fusil, de téléphone, de cris de stupéfaction horrifiée, de fantômes immortels mais affreusement éloignés, de fleuves des Enfers, de neiges, de bruits menaçants, d’instants célestes. Les cœurs battent un peu plus vite. Peuple tachycardiaque, aux oreilles dressées.
Quand on vient de les rencontrer, on se sent traversés par une joie inquiète, soulevés par un enthousiasme étonné, enivrés par le goût puissant de l’humanité. Il me revient à l’idée cette pensée difficile que peut-être le malheur, lorsqu’il s’en prend à nous avec des instruments de supplice politique, nous pousse à surélever la vie, à grandir, à inventer des forces plus fortes que le mal et plus fortes que nous-mêmes. Je me souviens que c’est l’incarcération dans un pays-prison qui inspire à Dédale, le prédécesseur de Léonard de Vinci, l’invention de l’évasion, le chemin aérien de la liberté, ascension de l’homme vers la lumière sans frontière. Il y a dans chacun de nos évadés l’héroïsme modeste qui vient au secours de ceux qui, un jour, ont dit instinctivement nonau massacre de l’esprit.
Et ce Non !je ne me rends pas à la cruauté stupide et déshumanisante. Non ! Je ne renierai pas ma mère, mon père, mon frère, ma fiancée ! Ce Non ! décisif, qui prend le parti de l’amour contre la haine folle, il est le premier mot du théâtre. À peine a-t-on crié ce Non ! que s’ouvre la scène de la bataille, arène, tribunal : ce Non ! on le justifie, on le défend, on le brandit, on le nourrit d’actions et d’arguments. On est prêt à mourir pour lui, mais d’un mourir vivant, chantant. On rejoint l’immense armée des révoltés dans les siècles des siècles. Omid, Shafiq, Saboor, Said Ahmad, Asif, Farid, Tahir, Haroon, Wazhma, Reza, Mustafa, Shohreh, Arif. Ce sont là les noms du théâtre de la révolte en cette saison haletante du 21ème siècle. J’entends chacun résonner comme le titre d’une tragédie de Racine. Et chaque nom rappelle une blessure, une angoisse, des déchirements, plus d’un exil et plus d’une nostalgie.
Hélène Cixous
3 février 2013