Ariane Mnouchkine et les comédiens du Théâtre du Soleil pendant les répétitions de 1789 © Martine Franck - Magnum Photos
Depuis près de trois ans, le centre de gravité du théâtre français s’appelle 1789-1793. Ce n’est pas seulement une affaire de succès ou de nombre de spectateurs, quoique avoir réussi à faire venir un public à la Cartoucherie de Vincennes et provoqué la transformation de ce lieu désaffecté en une pépinières de théâtres constitue déjà un tour de force. Bien sûr, le thème choisi : la Révolution française, y est pour quelque chose. On sait que le théâtre français a peur de l’histoire — de l’histoire de France notamment. Depuis Romain Rolland, on n’avait plus essayé de recréer, théâtralement, cette période capitale et, oh combien, théâtrale de la vie de notre nation. Ou, quand on l’abordait, c’était par le gros bout de la lorgnette (Anouilh dans Pauvre Bitos, par exemple). Le Théâtre du Soleil n’a pas reculé devant l’ampleur de la tâche c’est bien la Révolution française, non la destinée de tel ou tel héros révolutionnaire, qui est l’objet de ses spectacles. Et d’emblée, le point de vue adopté est clair : cette Révolution est vue, revécue et jouée par le peuple. 1789-1793 apparaît ainsi comme la contrepartie de La Mort de Danton de Büchner (1835) que Vilar avait présenté, pour la première fois en France, au T.N.P. Du même coup, c’est un nouveau théâtre historique que nous propose 1789-1793 : certes pas celui des grandes individualités jouant leur destin sur fond de peuple, mais pas non plus ce théâtre de masse où le peuple passe au premier plan, faisant à lui seul figure de personnage tentaculaire et spectaculaire, de règle pendant les années 20. Ici, l’événement historique est vécu, au niveau du quotidien, par des gens du peuple, et les spectateurs sont immergés dans ce quotidien historique. Ceci, qui n’était encore qu’esquissé dans 1789, fonde 1793 : tout part de "l’Assemblée du quartier des Halles, la section de Mauconseil", tout y ramène ; c’est à travers cette section que nous voyons et vivons la Révolution ou, du moins, trois années de cette Révolution (de 1792 où est demandée la déchéance du Roi jusqu’en 1793 où est promulguée la "loi du maximum" pour les prix, "dernière grande victoire populaire"). Et, après avoir, dans 1789, été appelés à participer à la fête où le peuple revit ce qu’il a vécu, ce qu’il a fait et n’a pas fait, les spectateurs sont conviés à devenir sinon des sectionnaires du moins le public de l’époque qui, dans une église désaffectée devenue le lieu de réunion de la section, écoute, voit et juge l’histoire vécue au jour par le jour par les sectionnaires.
C’est là où le Théâtre du Soleil aurait pu achopper. À l’illusion de l’histoire officielle (critiquée, dans les "tableaux vivants" de 1789 ou dans la "Parade" qui ouvre 1793), il aurait pu substituer une autre illusion : celle d’une histoire plus vraie, au niveau même du vécu populaire ; à la Révolution française des manuels celle de contremanuels rédigés "au nom du peuple". Sans doute, une telle tentation est-elle présente dans 1789-1793 et, parfois, une communion spectateurs-acteurs s’établit-elle sur la base de l’événement recréé et ressenti comme si on y était. Mais le Théâtre du Soleil a garde d’y céder tout à fait. Il écarte ce leurre par le moyen même qui a failli l’instituer par le théâtre. Les acteurs ne se donnent jamais totalement pour tel ou tel personnage populaire, fut-il anonyme. Ils restent des comédiens d’aujourd’hui qui jouent des hommes d’autrefois dans 1789 "des bateleurs qui racontent la Révolution", dans 1793 des "sectionnaires, des sansculottes qui se racontent la Révolution". Sans cesse, une distance née du décalage entre le comédien et sa fonction vient rectifier l’illusion. Il s’agit bien d’un groupe actuel, le Théatre du Soleil, qui représente pour des spectateurs d’aujourd’hui l’histoire d’hier - une histoire qu’ils racontent en la jouant plus qu’ils ne la recréent et l’incarnent. Ainsi, le spectacle, en apparence simple et direct, n’est plus seulement l’objet d’une jouissance ou d’une émotion commune : il devient occasion de réflexion, et le théâtre, de moyen d’illusion, instrument de connaissance. Une connaissance en acte, progressive, vécue dans le spectacle mais qui est loin de s’apaiser avec lui. C’est peut-être cela qui fait l’exemplarité du Théâtre du Soleil, comme son succès et son rayonnement il nous enseigne, concrètement, comment parler du passé au présent. Dans 1789-1793, l’histoire est non seulement l’objet mais encore le moteur même de la représentation. Elle apparait, en fin de compte, comme une tâche à accomplir par le peuple il faudra bien qu’un jour, comédiens et spectateurs puissent dire pour de bon, au théâtre et ailleurs, que "la cité révolutionnaire est de ce monde".
Bernard Dort
"L’histoire jouée", L’Avant-Scène Théâtre n°526-527, octobre 1973, p. 9