Photo rapportée par Ariane Mnouchkine, prise dans un camp de réfugiés cambodgiens, à la frontière thaïlandaise
© Archives Théâtre du Soleil
Quand, en 1984, Ariane Mnouchkine et moi-même, passant par la Thaïlande pour aller arpenter aux frontières khmères les camps de résistants et de réfugiés, debout sur la pointe des pieds, nous tentons de regarder par-dessus le mur du temps pour essayer d’apercevoir l’histoire à venir, rien n’est totalement « achevé », ni les souffrances, ni le désespoir, ni l’espoir. Naguère, en 1979, le Vietnam a envahi les restes sanglants du Cambodge. Le roi Sihanouk n’est qu’en survie, comme le peuple à demi massacré.
En 1985, au moment où le Théâtre du Soleil crée la vaste pièce (en deux parties de cinq actes chacune) L’Histoire Terrible mais Inachevée de Norodom Sihanouk, Roi du Cambodge, on est vraiment au milieu du champ chaotique de l’histoire d’un pays qui a été pris dans le cyclone politique mondial, piétiné, bombardé de toutes parts par les puissances impérialistes occidentales puis asiatiques, voué à un génocide auto-immunitaire, dévoré par les siens, déchiqueté par ses voisins. On n’a jamais vu si pitoyable destin.
Jamais faiseurs de théâtre ne se sont trouvés si avant dans les ruines, en réalité, à la charnière brûlante des événements, avec des charniers et des nids de combatta nts à leurs côtés. Jamais création théâtrale ne fut si chargée d’urgences et de responsabilités.
Cette pièce a levé ses personnages et ses scènes sur les pentes du volcan humain. Le Théâtre et l’Histoire, l’art et la geste sur le vif d’événements à portée planétaire, se sont unis à l’intersection même de ce temps « out of joint », comme le nomma Shakespeare, ce temps dis-joint, dé-membré. Nous voulûmes, en pleine dislocation, faire œuvre de remembrement, de remembrance vitale, de recueillement des membres d’un corps mis en pièces. Et jamais on n’avait eu une telle sensation de devoir faire le nécessaire travail de sauvegarde. Sans doute alors, sans que nous l’ayons calculé, un pacte de solidarité, une alliance secrète et même sacrée, s’établirent-ils entre le Théâtre du Soleil, petite communauté portée par les forces du rêve et de l’engagement dans le monde, et le peuple cambodgien, en difficile convalescence. Que de chances et d’énergies se sont combinées aussitôt pour donner suite, pour assurer les conséquences, éthiques comme artistiques. C’est ainsi qu’arrive en 1985, en spectatrice du Théâtre, une jeune chercheuse américaine, Ashley Thompson. Elle « voit » L’Histoire Terrible mais Inachevée de Norodom Sihanouk, Roi du Cambodge. Sous le coup de l’émotion, se produit en elle une décision remarquable. Comme si elle était entrée dans la pièce comme dans l’histoire du Cambodge, elle se rend sans tarder dans ce pays. Et en quelques années, elle devient une savante mondialement reconnue de la civilisation khmère. Hasard ? Logique des émotions et de la pensée qui se fécondent d’un continent à l’autre.
Après vingt ans de travail sur le terrain, au titre des « Humanités », en tant que linguiste anthropologue, l’idée se présente à elle que le temps est venu pour les nouvelles générations khmères de se réapproprier activement et sous une forme vivante et splendide, ce qui gît derrière eux à l’état de passé inquiétant et méconnu, la mémoire silencieuse des années rouge sombre.
Lorsqu’un pays a terriblement souffert, et par la violence qu’ont exercée sur lui les grandes puissances brutales, et par ses propres cruautés intestines, il a vitalement besoin de refaire connaissance avec lui-même par la mémoire, le récit, la réflexion, la rude vérité. Il a besoin de cultiver ses racines, bien et mal mêlés.
Le temps est venu, et les porteurs d’avenir sont prêts : il y a, au bord de la scène, ces dizaines d’acteurs cambodgiens auxquels on doit la vie éclairée qu’ils attendent ; il y a là ces acteurs occidentaux souvent français, du Théâtre du Soleil, qui vont joyeusement à la rencontre de ces générations khmères, afin de partager leur double expérience et faire cause et création communes.
Le projet qui croît en ce moment, à l’initiative respectueusement aimante d’Ashley Thompson et du Théâtre du Soleil, a pour visée l’accomplissement d’une œuvre à multiples portées : il s’agit à la fois, premièrement d’initier de jeunes acteurs en devenir aux bonheurs de la création théâtrale, de leur donner les instruments et les fiertés d’une pratique où jouer et connaître se combinent, deuxièmement de leur donner mission et possibilité de ranimer la mémoire qui couve sous les cendres. De reprendre leur héritage, de devenir les héros actifs de leur destin, de se comprendre eux-mêmes, de se réadopter. Troisièmement, de regagner le temps perdu par les moyens les plus rapides, les plus excitants, ceux de l’imagination de la vérité. Devenir les artistes de la réalité, les interprètes des malheurs et des triomphes, les danseurs du temps, voilà le but à eux proposé, et il n’est pas impossible de l’atteindre : il y a là de la pensée, de l’amitié, du désir, des forces, des solidarités, des compétences. Il ne manque que de l’argent.
Car l’art est déjà là : lorsque j’ai vu les documents filmés des répétitions menées depuis des mois, avec des bouts de tissus pour palais, une chaise en plastique pour trône et une casquette pour une armée, j’ai été bouleversée par la puissance de vérité, la beauté d’évocation, le talent inouï de ces « commençants » déjà géants. Ce qui s’annonce là-bas, à Phnom-Penh ou Battambang, c’est une expérience inouïe : la renaissance d’une culture, revenant à elle-même après un désastre, à l’appel de ses nouveaux arrivants. C’est que la confiance en la cause, la conviction que la cause est juste, donne vraiment des ailes. Il y a là-bas un régiment d’anges dépenaillés. Les plumes tiennent avec des brins de ficelle.
Il faut un peu d’argent pour qu’ils fassent bonne route en hauteur.
Hélène Cixous
Théâtre du Soleil. Paris, mai 2010.
Ariane Mnouchkine et Hélène Cixoux rencontrent dans ces camps le père Ceyrac, et Mom Savay, danseuse du ballet royal, qui enseignait la danse aux enfants et qui deviendra un des personnages de L'Histoire terrible... © Archives Théâtre du Soleil