A travers le travail de recherche sur le théâtre, j'ai redécouvert le masque.
Redécouvert, car enfant, j'avais fait ma première rencontre avec les masques. Il est de tradition en Suisse, à Bâle ou à Zurich, de vivre quelques jours et nuits un carnaval, chaque année. La ville se transforme en théâtre, et les défilés de personnages masqués, mystérieux et délirants, faisaient parler mon imagination. Ce fut, pour moi, une émotion violente : tous ces personnages invitaient la foule à vivre avec eux une autre vie dans la ville métamorphosée. C'est probablement à ce moment-là que j'ai fait mon premier masque, pour être des leurs.
Plus tard, à l'occasion d'un voyage d'étude sur le théâtre au Japon, j'ai ressenti à nouveau cette même sensation à la vue des masques du théâtre Nô. Je me souviens encore très bien de la grande émotion que j'ai ressentie devant un masque : cette femme qui mourait dans une grande souffrance mais qui, pourtant, était restée belle et calme... La douleur ne l'enlaidissait pas. Pendant plusieurs minutes, seules l'inclinaison lente du masque et la respiration du comédien signifiaient cette lutte contre la mort. J'ai alors compris toutes les possibilités du masque et de ses jeux. Ils se sont révélés à moi comme le langage direct pour parler au théâtre.
En revenant en Europe, j'ai rencontré Jacques Lecoq. J'ai été élève comédien dans son école et ai étudié plus précisément la technique du jeu de masque. J'ai découvert ainsi les masques de Amleto Sartori qui ont été faits à la demande de Jacques Lecoq, à l'époque où il travaillait avec Georgio Strehler au tout début du Piccolo Theatre de Milan.
Sartori est donc allé dans la campagne et sur les marchés de Padoue, réétudier les gestes, les mouvements et les visages des paysans pour trouver une inspiration aux personnages de ses masques de la Commedia dell'arte. Le premier masque de cette série fut celui de l'Arlequin, le fameux Arlequin qui était joué jusque-là par le comédien Moretti avec un simple maquillage. C'est avec ce masque qu'Arlequin a retrouvé son véritable visage, sa dimension et son mystère, perdus depuis plusieurs siècles.
Je peux dire que le travail qu'avait effectué Sartori m'a beaucoup influencé dans ma recherche, dans ma technique pour créer mes masques et je veux continuer à persévérer dans cette voie afin que Arlequin puisse continuer à vivre longtemps.
En 1973, Ariane Mnouchkine recherchait un nouveau thème pour une nouvelle pièce et me demandait d'élaborer avec elle et la troupe du Théâtre du Soleil les masques de L'Age d'or. C'était pour moi une nouvelle étape et une occasion de déployer tout ce que j'ai acquis jusque-là, non seulement sur la technique des masques, mais aussi sur ses possibilités.
Cette réalisation fut possible grâce à une complicité et une confiance totale de la part d'Ariane Mnouchkine, mais aussi de celle des comédiens à qui j'ai proposé toute une série de masques qu'ils pouvaient utiliser pour leur création personnelle. Chaque masque est ensuite personnalisé en fonction de chacun des comédiens et est à lui seul.
Le masque commence sa vie dès l'instant où il est créé dans sa matière vivante. Il possède sa propre vie. Il n'est plus un objet neuf. Il demande seulement de pouvoir continuer à vivre, à être joué.
Le masque, expression force qui peut dominer l'espace théâtral et devancer les mots. La naissance d'un masque, c'est aussi la révélation de toute l'éthique de vie, philosophique, politique, de celui qui le crée. Il y a entre le masque et lui une transposition de sa vie vécue. Le masque doit être mobile : cela veut dire que le masque n'a pas une expression figée et définie. Seuls les traits fondamentaux et essentiels existent et lui donnent toute la possibilité de révéler la profondeur de la vie du personnage. Il trouve sa plénitude au moment de sa rencontre avec le comédien qui le joue. Une complicité doit exister entre eux dès la vie du masque. Sa force révélatrice est de ne pas laisser la possibilité au public - et au comédien - de faire une identification stéréotype à priori, mais au contraire, de lui laisser le moyen de voir à travers le personnage toute une classe donnée dans laquelle il peut se reconnaître.
Trop souvent, en Occident, on ne conçoit et réalise le masque que comme un accessoire décoratif ou encore comme une caricature de tel ou tel autre personnage ; ce qui ne laisse pas d'ouverture à l'épanouissement de sa vie, de son existence, de ses raisons de vivre et de se mouvoir dans l'espace de son rôle social.
Le masque dans le jeu est masque et contre-masque, dans ses mouvements il fait vibrer et résonner dans l'espace théâtral sa finalité, c'est-à-dire lui-même face à son authenticité.
Cette révélation se manifeste aussi dans le déroulement du jeu par les actions dans leur temps théâtral, par la critique et l'autocritique, les traits-dialogues qui caractérisent le personnage et sa vie. Le masque imposte la multiplication du temps et de sa durée qui permet de mieux comprendre en profondeur un fait, un geste, sans le déformer. Le temps est un temps qui appartient à ce jeu théâtral qui exclut toute interprétation de sa psychologie. Sa durée amplifie et en même temps détaille avec une grande précision une action, un fait, un cri et donne aux signes dessinés et traduits une puissance et une résonnance plus forte dans la perception de la signification.
Ainsi, la société peut être démasquée avec un masque qui devient révélateur et fait jaillir la vérité de la vie que l'on n'a jamais su voir.
Le masque, dans son jeu, crée par son intensité et son éclat dans l'espace théâtral une force magique qui invite le public - enfin - à un véritable dialogue.
La beauté et la justesse des gestes dégagent un rayonnement qui révèle et discerne les rouages de la société, les dénonce, mais appelle, en même temps, l'espoir d'une vie autre.
"Le masque et l'univers", in L'Age d'or, première ébauche (Texte-programme), Théâtre Ouvert Stock, 1975, pp. 49-53