Tribune parue dans Le Monde, 21 février 2024
Depuis plus de soixante-dix ans, la charte de l’Organisation des Nations unies (ONU), créée en 1945, a pour mission de maintenir la paix dans le monde dans le cadre éthique et politique d’un respect des droits humains, ce qui dessine un horizon d’espoir pour l’humanité tout entière, malgré les violations constantes de ce droit international par de nombreux Etats.
La première fonction de son Conseil de sécurité est de « maintenir la paix et la sécurité internationales conformément aux buts et aux principes des Nations unies ». Concernant les agressions d’un Etat membre contre un autre, le Conseil a, notamment, pour fonction :
– « de constater l’existence d’une menace contre la paix ou d’un acte d’agression et de recommander les mesures à prendre ;
– d’inviter les membres à appliquer des sanctions économiques et d’autres mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée pour prévenir une agression ou y mettre fin ;
– de prendre des mesures d’ordre militaire contre un agresseur ».
L’ONU a toujours tenté d’empêcher, de freiner, de geler les conflits en cours : l’histoire rendra un jour justice au travail colossal de cette institution pourtant minée par des discordances internes gravissimes. Parfois, cette action se retrouve bloquée par certains des cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui, détenteurs d’un droit de veto, en font usage pour protéger leurs propres choix politiques ou ceux de leurs alliés dans des guerres d’agression violant des frontières internationalement reconnues, ou dans des formes de répression violant les droits humains contre une fraction de leur propre population.
C’est ainsi qu’un certain nombre de tragédies historiques, où de nombreux crimes de guerre ou contre l’humanité sont commis, se trouvent entretenues par l’institution même qui fut créée pour les combattre.
Un génocide clairement établi pendant son accomplissement peut se retrouver à la fois publiquement dénoncé par les expertises juridiques internationales et, en même temps, se poursuivre au vu et au su de tous, grâce à cette impunité de fait, née non pas d’un désordre mondial à l’ancienne où la force primerait le droit, mais au contraire de l’actuel ordre mondial institué et perverti.
D’où ce clivage inquiétant entre les décisions politiques du Conseil de sécurité, qui sont exécutoires, et les expertises juridiques des instances qui, au sein de l’ONU, dénoncent et qualifient les violations aux droits humains en cours. L’impasse actuelle est due à un mécanisme contraignant lié aux règles adoptées, et non à un choix politique.
Il ne s’agit pas aujourd’hui d’ajouter une note au concert des critiques mettant en cause une institution depuis longtemps appelée à se réformer, mais de faire une proposition précise et urgente étant donné la gravité extrême de la situation en ce premier tiers du XXIe siècle : depuis le 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par la Russie (commencée sournoisement en 2014), l’accumulation des crimes de guerre et contre l’humanité a conduit à l’incrimination du président russe et d’autres responsables.
Entre autres enquêtes en cours, citons le terrible dossier des enfants ukrainiens déportés et « russifiés » de force. Or, comme la Fédération de Russie fait partie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, elle dispose d’un droit de veto et l’utilise au service de sa propre politique impérialiste, ainsi qu’à la protection d’alliés comme le féroce pouvoir syrien, un des pires Etats criminels de notre histoire présente.
De plus, cette impunité au plus haut niveau permet la diffusion tranquille et publique d’une propagande de guerre qui assène sans vergogne des contrevérités sidérantes, et cela à la tribune même de l’ONU, dont la mission est de déceler et de dénoncer les mensonges dissimulant les grands crimes en cours. La laideur morale de l’assassinat du grand opposant Alexeï Navalny, après tant d’autres, témoigne de l’inhumanité criminelle de l’actuel régime en place à Moscou.
Mais un pas supplémentaire a été franchi avec le crime d’agression armée, commis le 24 février 2022, qui porte le dysfonctionnement de l’ONU à son point d’acmé : retransmise sur tous les écrans du monde, cette agression ne peut pas être maquillée, encore moins niée, même par le révisionnisme méthodique d’un agresseur virtuose du mensonge historique. L’ONU fait face au viol de sa propre charte.
Qu’un membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie, dont le président est, il faut le rappeler, par ailleurs, incriminé par la Cour pénale internationale, puisse encore, après une telle agression, empêcher toute forme d’intervention, voilà qui donne un exemple destructeur aux jeunes générations, qui voient le criminel siéger au sommet de l’instance censée le contrecarrer.
Il se produit alors une dégradation progressive de la confiance collective envers les valeurs morales et politiques défendues au plan international : d’où une flétrissure, une perte de consistance et d’honneur de cette grande communauté des Nations unies, dont les actions positives elles-mêmes se retrouvent entachées. Sa survie est en jeu. Il y a là une trahison de l’immense rêve collectif de justice et de paix que promettait, en 1945, la naissance de cette institution.
Notre proposition est simple : il s’agirait d’ajouter à la charte de l’ONU la phrase suivante, à préciser dans sa formulation par des juristes experts novateurs et courageux : « Quiconque, membre du Conseil de sécurité, contrevient à la charte de l’ONU en déclenchant une guerre d’agression verra suspendu provisoirement, le temps de cette guerre, son droit de veto, sans exclusion de présence. »
Une possible voie de réflexion serait de réactiver l’alinéa 3 de l’article 27 de la charte, qui prévoit une abstention de vote d’un pays membre du Conseil de sécurité en cas de différend le concernant. Un travail pointu et novateur des juristes internationaux serait, ici, d’une urgence capitale, si l’on veut tenter de sauver cette grande institution qu’est l’ONU. Les limites temporaires de cette suspension seraient à définir au cas par cas, et la résolution serait exécutoire jusqu’à la cessation du conflit effectuée en accord avec les règles du droit international, car il ne peut pas y avoir de paix sans justice.
Premiers signataires :
Véronique Nahoum-Grappe, chercheure en sciences sociales, Paris
Ariane Mnouchkine, metteure en scène, Paris
Galia Ackerman, écrivain, journaliste, Paris
Alessandra Ginzburg, psychanalyste, Rome
Carlo Ginzburg, historien, Rome
Florence Hartmann, auteure et journaliste, Paris
Balveer Arora, chairman Centre for Multilevel Federalism, New Delhi, Inde
William Bourdon, avocat, Paris
Diane Lamoureux, professeur émérite Science politique, Université Laval, Québec
Ellen Corin, psychanalyste, Université McGill, Canada
Jimmy Sudario Cabral, professeur à l‘université fédérale de Juiz de Fora, Brésil
Francine Saillant, professeure émérite, Université Laval, Québec
Sabina Subasic, docteur en droit, Sarajevo, Bosnie-Herzégovine
Nenad Popovic, éditeur ecrivain, Zagreb, Croatie
Natacha Kandic, fondatrice du Humanitarian Law Center, Belgrade, Serbie
Muhamedin Kullashi, philosophe, professeur d’université, Pristina, Kosovo
Francis-André Wollman, directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l’Académie des Sciences, Paris
Marie-Rose Moro, professeure d’université en pédopsychiatrie, chef de service Maison pour adolescents de Solenn, Paris
Gilles Bibeau, professeur émérite, université de Montréal, Canada
Philippe de Botton, médecin, ancien président de Médecins du Monde
Mireille Janvier, photographe, Paris
Nicolas Tenzer, philosophe politique, essayiste, enseignant universitaire et haut fonctionnaire français
Alain Tedgui, biologiste, grand Prix Inserm 2018, Paris
Pierre Netter, professeur émérite des universités, Paris
Nicole Lapierre, socio-anthropologue, directrice de recherche émérite CNRS, Paris
Agathe Sauvageot, assistante au collège de France
Jean-Luc Sauvageot, directeur de recherche émérite au CNRS, Paris
Alfredo Pena-Vaga, enseignant-chercheur, lab. d’anthropologie politique, EHESS, CNRS Paris, Santiago du Chili
Bruno Gravier, psychiatre, président du CEDEP, Comité Européen Droit Ethique et Psychiatrie, Lausanne
Yan de Kerorguen, journaliste, rédacteur en chef de Place-publique.fr
Claire Gekiere, psychiatre honoraire des hôpitaux, Aix les Bains
Boris Najman, maître de conférences, Université Paris Est Créteil
Fekrije Selimi, directrice de recherches, CNRS, Paris
Brigitte Stora, autrice, Paris
Catherine Coquio, professeur d’université en littérature comparée, Paris.
Martine Royo, journaliste, présidente du comité Paris des « Mères pour la paix »
Jean Mariani, professeur à la faculté de médecine de Sorbonne Université, Paris
Sylvie Rollet, professeure des universités émérite, présidente de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !, Paris
Paul Machto, psychiatre, psychanalyste, Paris
Nanou Rousseau, présidente d’honneur, Fédération Mères pour la paix, Lille
Dominique Viennet, journaliste, écrivain, Nantes
Michèle Amzallag, historienne de la littérature, professeur d’université, membre de l’association ICE, Paris
Catherine Agulhon, sociologue professeur d’université, Paris
Nella Arambasin MCF, HDR, littérature comparée, Université de Franche Comté
Elisabeth Godart-Benard, psychanalyste, Marseille
Martyne Perrot, socio-anthropologue CNRS, Paris
Frédérique Jamin-Lorenceau, spécialiste de la communication, ministère de l’Education Nationale, Paris
Emmanuelle Wollman, association ICE
Pascale Hassoun, psychanalyste, Paris
Malvina Tedgui psychanalyste, Paris
Pierre Sauvageot, compositeur
Marie-France Cristofari, présidente d’association ASGLF, pour la forêt corse
Danielle Morel, présidente Association Mères pour la paix, Franche-Comté
Sophie Bouchet-Petersen, conseillère d'Etat retraitée, secrétaire générale d'Ukraine CombArt
Paul Hermant, chroniqueur, Bruxelles
Sophie Moscoso, assistante à la mise en scène
Sonia Wieder-Atherton, violoncelliste
Stéphane Gal, enseignant chercheur en histoire, Université Grenoble Alpes
Christian Brogi, notaire honoraire
Catherine Rausch de Traubenberg, psychologue clinicienne
Pierre de Lignac, MBA Université Laval, Québec
Philippe de Laubier, retraité d'entreprises informatiques, Paris
Jacques Brejoux, artisan papetier, maître d'Art
Alain Pierre Baillet, professeur retraité
Christian Fusillier, consultant en développement international
Alexis Fusillier, paysagiste
Antoine Coulondre, directeur d'hôpital, ancien dirceteur des achats de l'Etat au ministère de l'économie, des finances et de la relance
Diane Panou, historienne
Olivier Delos, gestion financière, Belgique
Geneviève Verrier Adeux, artiste textile
Monique Ponceblanc Neuvéglise, psychologue, psychanalyste, Evian
Danièle Miglos, professeure honoraire des universités, Lille
Stéphane Tison, maître de conférences en histoire contemporaine, Université Le Mans
Catherine Coquio, universitaire
Pascale Brudon, fonctionnaire internationale retraitée, Organisation Mondiale de la Santé
Laetitia Meurisse, documentaliste, Faches-Thumesnil
André Prochasson, ingénieur retraité, acteur associatif