Ariane Mnouchkine et les comédiens du Théâtre du Soleil pendant les répétitions de L'Âge d'or. Photo Martine Franck/Magnum Photos
Les Clowns ? La vie sous le sceau de l'universalité, quotidienne peut-être mais aussi éternelle. 1793 ? La vie sous le sceau de l'histoire, avec la possibilité de réfléchir sur notre présent à travers notre passé, mais sans aucune saisie directe de notre aujourd'hui. Le Théâtre du Soleil craint-il donc d'aborder notre monde ?
"Nous désirons, déclare-t-il, à la veille de L’Âge d’or, un théâtre en prise directe sur la réalité sociale, qui ne soit pas un simple constat, mais un encouragement à changer les conditions dans lesquelles nous vivons. Nous voulons raconter notre Histoire pour la faire avancer - si tel peut être le rôle du théâtre" [ ]. Ce désir là n'est pas nouveau, mais comment le réaliser ? Comment s'en donner les moyens ?
Lorsqu'en 1971 un journaliste demande à Ariane Mnouchkine : "Aimeriez-vous arriver à traiter un sujet d'actualité ?", elle peut seulement répondre : "Certainement, mais c'est presque insupportable au théâtre. Au cinéma peut-être... mais le théâtre implique des distances - je ne crois pas beaucoup à son aptitude à refléter les problèmes d'actualité" [ ]
Quand, quelques mois plus tard, Françoise Kourilsky tâte le terrain : "Après 1793, le passage à l'époque contemporaine semble inévitable", Ariane réplique : "Oui, c'est vrai. Mais peut-être pas dans le prochain spectacle. Nous ne sommes pas encore vraiment prêts. Je ne sais pas. Ce que j'espère, ce qui serait formidable, c'est que 1793 marche bien et que, pendant trois mois, nous puissions travailler dans le but de rien du tout comme on l'avait fait aux Salines, avant Les Clowns. Qu'on retravaille à fond sur les masques (...). Voir si on peut faire quelque chose sur l'histoire contemporaine, parler maintenant au théâtre. Mais je ne suis pas sûre que nous soyons prêts...Ariane Mnouchkine, in "De 1789 à 1793. [ ] Il faudra attendre trois ans avant d'être prêts et encore seulement pour une "ébauche". Quelle tâche affrontée et quelles difficultés !
Avant de parler de la réalité il faut la définir. Qu'est-ce que cette réalité qu'on veut montrer ? Notre société, les luttes actuelles ou la crainte, le refus et l'étouffement des luttes, les luttes de chaque jour où chacun se définit par rapport aux pouvoirs avoués ou souterrains, les contradictions au sein du peuple, voire les divisions de la classe ouvrière. Et de même que dans 1793, il ne s'agit pas de montrer les "grands événements" où l'histoire se cristallise, où sourdent les légendes, mais plus concrètement, plus humblement "les gens", non plus les sections de 1793, mais cette foule d'aujourd'hui dont les membres peuvent après tout se croiser dans la rue, du travailleur immigré au P.D.G. Le problème est un problème de choix : la matière est immense, on risque de s'y engluer comme dans des sables mouvants. Comment choisir et au nom de quoi ? Pourquoi telle situation est-elle plus importante que telle autre, ou comment, une fois théâtralisée, peut-elle apparaître plus significative ?
II ne suffit pas de voir et de choisir, il faut aussi saisir et comprendre. Une autre difficulté surgit alors : pour la Révolution le probleme était relativement simple dans la mesure où la distance historique facilitait les choses. Aujourd'hui, pas de distance, un rapport pratiquement immédiat. Mais cet immédiat est fallacieux. Pour proche qu'elle soit, la réalité ne nous parvient ni dans sa globalité, ni dans son exemplarité, ni dans ses mécanismes. Elle surgit dans un état de morcellement, de dispersion extrême. Nous sommes - il est devenu banal de le dire - littéralement bombardés d'informations fragmentaires et trompeuses. Un entrefilet dans un journal : "Mort d'un ouvrier du bâtiment dans un accident de travail". Fait concret. Mais qui donc était cet homme ? Comment vivait-il ? Qu'adviendra-t-il de ceux qui vivaient avec lui ? Le concret reste noyé dans l'abstrait. Par les moyens du théâtre il faut l'en faire émerger. Et les comédiens qui vont s'efforcer d'y parvenir ont un grave handicap : ils ne connaissent pas la classe ouvrière - ou si peu -, ils ne vivent pas au milieu d'elle. Cette réalité sociale, pourtant si fortement inscrite dans notre histoire d'aujourd'hui, est fuyante, mouvante. L'évidence d'un jour peut très bien se trouver contredite le lendemain.
Les comédiens se transforment à nouveau en étudiants, en archivistes, en commentateurs, mais on se méfie des sources livresques ou journalistiques qui peuvent momifier les évènements ou ignorer leurs faces cachées. On fait appel à ses souvenirs, à ses expériences, à ses rencontres, à tout ce qui renvoie au plus concret de la vie. D'autres sources d'information apparaîtront pendant le travail, point de départ pour de nouvelles formes de création.
Mais il ne suffit pas de saisir la réalité. Il faut aussi la montrer et la difficulté est encore plus grande. Un rapide coup d'œil sur le théâtre du vingtième siècle suffit à nous faire voir à quel point la plupart des auteurs dramatiques - à l'exception de Brecht - ont échoué dans leur tentative pour porter à la scène la réalité sociale dans son fonctionnement global et sa quotidienneté. Théâtre à thèse, simplisme, schématisme, règne de l'anecdote... Lorsqu'il envisage de créer une "comédie des temps modernes" le Théâtre du Soleil a bien l'intention d'éviter ces pièges, ce qui signifie ne pas tomber dans le naturalisme et l'illusion, ne pas se laisser aller à l'ouvriérisme qui flatte peut-être mais embue notre regard dans les larmes du mélo, refuser la caricature et les clichés qui amusent mais n'expliquent rien, ne pas choisir une vision manichéenne du monde qui au-delà de l'opposition du noir et du blanc ignore les gris.
"Montrer" sur la scène, c'est donner à voir à l'aide de moyens d'expression artistique, à l'aide de "formes" artistiques qui transmuent la réalité pour la rendre plus visible, plus saisissable, et peut-être un jour susceptible d'être transformée. Si l'on veut montrer les hommes d'aujourd'hui, les faits et les effets, les causes et les mécanismes, si l'on veut en donner une évocation claire, riche, aussi forte que celle du peintre et du poète, il faut partir d'une réalité qui soit elle-même riche, non pas simplement ce que nous savons des gens, ce que nous apprenons d'eux par les divers moyens d'information (presse, etc.), mais aussi ce que nous ne savons pas et qu'il nous faut découvrir. Et par "la forme" que nous utiliserons, nous rendrons cette réalité théâtrale source de plaisir, de découverte et de réflexion. Ne pas s'en tenir à la théorie, fuir l'abstraction.
Quelle "forme" ? Faut-il suivre Brecht ? Les rapports du Théâtre du Soleil avec Brecht ne sont pas aussi simples qu'on pourrait le croire. Le Théâtre du Soleil éprouve une grande admiration pour Brecht mais s'ils ont en commun certaines démarches, et une certaine vision de l'histoire, Brecht n'est pas pour le Théâtre du Soleil un "modèle" intouchable. Lorsqu'Émile Copfermann interroge des comédiens du Soleil après la venue du Berliner Ensemble en France en 1971, on lui répond : "(les représentations du Berliner Ensemble) nous semblent avoir aujourd 'hui perdu leur efficacité théâtrale et de ce fait, politique. Si le théâtre est, par essence, l'art du présent, il ne peut en aucune sorte faire partie d'un "musée imaginaire", or La Mère (spectacle que nous avons vu) nous est apparu comme étant le chef d'œuvre d'un musée scientifiquement entretenu par Le Berliner Ensemble, où la perfection de l'image n'était paradoxalement "vivante" qu'à travers la présence fascinante et quasi mythique d'Helene Weigel...
"Notre "père" est mort, ne faisons pas de son enseignement un catéchisme pour orthodoxes, n'entretenons pas le culte pour le culte si nous voulons que le théâtre soit vivant. Gardons-nous des bandelettes "métaphysiques" promises à la vénération" [ ]. Et les comédiens du Théâtre du Soleil concluent à la nécessité de tenir compte de tout ce qu'il y a de vivant dans le théâtre d'alors, de Grotowski au Bread and Puppet Theatre. Refus de la sclérose, l'œil et l'esprit largement ouverts, prêts à capter en toute lucidité.
Faut-il alors suivre la voie des héritiers de Brecht qui, après s'être nourris du "maître" prétendent le "dépasser" et avec une grande habilité et un savant raffinement pratiquent un "réalisme artistique" ? Ariane Mnouchkine refuse "la contrainte du réalisme esthétique, aujourd'hui largemenl répandu. Ce réalisme esthétique est pour moi une véritable perversion du réalisme brechtien. Il faut fuir ce réalisme là, il faut fuir l'objet (...). Le réalisme esthétique est un véritable terrorisme.
"Le spectateur est assailli de signes qui, la plupart du temps d'ailleurs, n'en sont pas, ce sont de simples présentations, un fatras. L'imagination est stérilisée, le public ne peut plus jouer. Le véritable réalisme est une transposition, un dialogue, il permet de développer l'art du spectateur et Brecht qui en a pourtant souligné l'importance, a donné naissance à une école qui a enlevé tout talent au spectateur" [ ]
Cette distance à l'égard de Brecht n'est pas mépris, elle ne supprime pas l'admiration, elle s'appuie sur une constatation pratique. Au moment où Ariane Mnouchkine est à la recherche d'une "forme", où les comédiens travaillent sur l'Affaire Thévenin, ils se rendent compte que Brecht n'est pas une forme, c'est une "vision du théâtre" : "si tu te dis ; on va traiter cela comme Brecht, c'est là qu'apparaissent toutes les hérésies" [ ]
La tâche que se fixe le Théâtre du Soleil est immense et d'une extrême difficulté : il ne s'agit rien moins que de montrer la réalité de façon théâtrale et politique. Réalité, théâtrale, politique : la conjonction de ces trois termes est la condition de la réussite, mais sans la "forme" elle demeure impossible. Le comédien Philippe Caubère, l'interprète d'Abdallah, pose très simplement et remarquablement le problème : "La volonté de raconter les luttes révolutionnaires demande des acteurs "nouveaux", autant dans leurs idées que dans leur art. Il ne suffit pas de détester les capitalistes, les flics ou les fascistes pour les dénoncer sur le théâtre. Si je mets un képi de flic sur ma tête et que je me contente de le parodier ou d'en faire un malade mental, je n'aurai rien dénoncé et cela n'aura aucun effet, ni théâtral ni politique. En revanche, si j'utilise une forme qui me permet de montrer qui est ce flic, quels intérêts le font fonctionner, quel pouvoir il détient, comment il s'en sert et finalement à quoi et à qui il sert, et que je fais rire de cette découverte, alors je fais œuvre théâtrale et politique" [ ]
Pour que la pratique et la réflexion conduisent à ce choix, pour que ce choix détermine une démarche, pour que cette démarche s'incarne en L’Âge d’or il ne faudra pas moins de dix-neuf mois de travail mené dans des conditions particulièrement difficiles. La compagnie est couverte de dettes, les comédiens doivent s'inscrire au chômage et y rester un an. Pendant cette année-là ils travaillent un jour sur deux au théâtre ; l'autre jour ils complètent leur allocation comme ils peuvent par divers travaux. La difficulté n'est pas seulement matérielle, elle est aussi psychologique : mener un travail hâché, souffrir du manque de continuité, supporter la durée, l'étalement sans fin, et, dans la recherche, tatonner, être condamné à l'incertitude, ne jamais pouvoir être sûr de la découverte. Parfois on se sent épuisé, vulnérable, la lassitude s'insinue. On en a assez de devoir repartir à zéro. Parfois aussi viennent l'épanouissement, la rencontre avec une forme, un personnage, le sentiment qu'on s'entraide réellement.
Dès le départ on sait que, comme les précédents, le nouveau spectacle ne s'appuiera pas sur un texte préalablement écrit, qu'il sera une création collective à base d'improvisations. Mais comment créer cette fameuse distance qui fait obstacle au naturalisme et ruine toute possibilité d'identification. Pour 1789 une idée : celle des bateleurs ; pour 1793 une autre : celle des sectionnaires qui se racontent à eux-mêmes leur révolution. Et pour aujourd'hui ? Par qui sera vu aujourd'hui ? Par qui les scandales immobiliers, la mort d'un travailleur immigré, l'avortement ? Ariane Mnouchkine lance une nouvelle idée : par les comédiens eux-mêmes, mais par des comédiens qui raconteraient notre temps dans cinquante ans avec tout le recul qui permet le discernement, qui permet aussi "de donner une dimension utopique au spectacle, afin que les drames et les luttes y soient vus comme des événements déjà porteurs de L’Âge d’or, même quand l'événement "n'est que" la mort d'un immigré. Voilà pourquoi, au niveau du récit, nous tenions à parler du passé, d'un présent qui est bien sûr le nôtre" [ ]
Cette distance permettait un certain type de regard sur notre société. Elle suscitait une attitude et incitait à employer certains modes d'expression et styles scéniques plutôt que d'autres, mais elle ne constituait pas en elle-même une "forme". Cette quête de la forme est l'une des aventures les plus passionnantes et les plus difficiles de L’Âge d’or. Le Théâtre du Soleil refuse le théâtre occidental psychologique, il rejette le théâtre littéraire. Il faut trouver un jeu clair qui rende l'acteur vraiment responsable, de son jeu, de son personnage, de l'espace qu'il crée en l'évoquant, de l'univers... Il ne trouve rien de cela dans le théâtre contemporain. Il le découvre chez les plus grands novateurs du début du vingtième siècle, un Edward Gordon Craig lorsqu'il déclare : "De nos jours l'acteur s'applique à personnifier un caractère et à l'interpréter : demain il essaiera de le représenter et de l'interpréter ; un jour prochain il en créera un lui-même" [ ] ; un Meyerhold et un Copeau. Le Théâtre du Soleil a déjà pratiqué l'improvisation à multiples reprises mais cette improvisation a besoin de cadres, de formes pour s'y déployer efficacement. Alors quelles formes ? La question revient encore.
Pendant les mois de préparation de L’Âge d’or il arrive aux comédiens de travailler sur la tragédie antique, Molière, Marivaux. Là n'est pas l'essentiel. La véritable voie de la création de L’Âge d’or c'est le retour à des formes "anciennes", celles où s'épanouit ce que Meyerhold appelle le "cabotinage" au plus haut sens du terme, le jeu à plein d'un acteur qui ne se contente pas de "vivre" ou de "dire", mais combine avec joie les procédés techniques de l'histoire. Déjà Meyerhold disait "(...) l'acteur du futur, s'il veut rester acteur, peut, ou plutôt doit concilier son élan émotionnel et sa maîtrise, et les exprimer l'un et l'autre dans les cadres traditionnels de l'ancien théâtre" [ ]. Cette phrase pourrait bien être signée "Théâtre du Soleil". Les comédiens du Théâtre du Soleil vont recourir aux formes du clown, du "chinois" et de la commedia dell'arte, de manière différente d'ailleurs. Mais il ne s'agit dans aucun cas de faire œuvre d'archéologue, de procéder à un travail de reconstitution ou de restauration, mais de se saisir de formes théâtrales "pures", de les reprendre au moment où elles ont été abandonnées par le théâtre et l'histoire, de les nourrir de sèves nouvelles, d 'y faire s'y épanouir des personnages d'aujourd'hui.
Le rôle des clowns, si important dans le spectacle du même nom, demeure très limité pour L’Âge d’or. Le "chinois" est mystérieux à première vue. On serait tenté de croire que le Théâtre du Soleil va reprendre les conventions de l'Opéra de Pékin. En fait il n'en est rien. Le programme "Théâtre ouvert" a beau citer une très belle page d'Henri Michaux extraite de Un Barbare en Asie [ ], le théâtre chinois n'est pas transporté directement à la Cartoucherie, pas plus que ses conventions ne sont mécaniquement appliquées. Lorsqu'il parle du théâtre chinois - qu'il connaît assez mal - le Théâtre du Soleil fait bien davantage référence à une certaine image qu'il s'en fait qu'à sa réalité même. Cette forme, très vague, n'en permet pas moins la création de personnages sans masque, mais dotés d'un maquillage très fort (la bonne espagnole Bernarda - Françoise Jamet -, l'ouvrier La Ficelle - Philippe Hottier -). Elle permet de dégager l'attitude physique, le rythme musical d'un personnage, des types d'entrées, elle privilégie la création-évocation de l'espace et des objets par l'acteur avec un minimum d'accessoires. Utilité évidente donc, mais limitée. Saisi à distance le théâtre "chinois" n'est pas la source-mère de L’Âge d’or.
Le véritable aliment de L’Âge d’or c'est la commedia dell'arte. Comme si le Théâtre du Soleil, qui en avait déjà tâté, la découvrait à nouveau pour y plonger et en renaître.
"Les paroles au théâtre ne sont que des dessins sur le canevas des mouvements" [ ]. Cette citation de Meyerhold caractérise d'un trait la commedia dell'arte. Alors que notre théâtre psychologique se fonde sur le texte écrit dont on essaie de faire jaillir la parole proférée et enfin le mouvement, la commedia dell'arte renverse l'ordre des éléments ; primauté au geste, au mouvement. La parole viendra après. Au lieu du visage individualisé sujet aux transformations émotionnelles et véristes parce qu'immédiatement réel, un masque fixé qui donne vie au personnage à condition que celui-ci l'anime. Au lieu de personnages infiniment variables selon les pièces, une famille de types, quelques femmes, quelques hommes, et tout un univers : Pierrot, Arlequin, Colombine, Pantalon, le Docteur, Matamore, Brighella... Et toute cette famille vivante grâce à des comédiens qu'unit une admirable émulation, la discipline en même temps que la volonté de se surpasser. Ils savent mimer, danser, chanter, jouer bien sûr. Parfaits acrobates ; ils sont tout simplement d'admirables acteurs, parce qu'ils savent "agir" face à un public, sur un public, de connivence avec un public, et tout cela dans un cadre qui entremêle la règle conventionnelle et la liberté.
Voilà la forme que le Théâtre du Soleil juge idéale, même si elle ne se laisse pas facilement investir et porter jusqu'à aujourd'hui. Ces personnages des seizième et dix-septième siècles vont permettre de donner forme et vie à des personnages de notre aujourd'hui, typiques certes, mais au-delà de toute abstraction.
Un jour pendant leur travail les comédiens apprennent que Jacques Copeau avait envisagé une entreprise semblable à la leur. Alfred Simon en a parlé à Jean-Claude Penchenat. Effectivement Copeau évoque son projet dans des lettres à Roger Martin du Gard, à Jouvet, et aussi dans ses Appels [ ] dont Ariane lit des extraits à la troupe. Dès 1915, l'animateur du Vieux-Colombier envisage la création d'une Nouvelle Comédie improvisée qui, à l'aide de personnages modernes, traiterait de sujets modernes et, de fait, le 21 janvier 1916 André Gide note dans son Journal qu'il a discuté avec Copeau la possibilité de créer une troupe d'acteurs capables d'improviser sur un scénario, de "raviver la commedia dell'arte, à la manière italienne mais avec des types nouveaux : le bourgeois, le marchand de vins, la suffragette, remplaceraient Arlequin, Pierrot et Colombine. Chacun de ces types aurait son costume, son parler, son allure, sa psychologie. Et chacun des acteurs n'incarnerait qu'un type, s'y tiendrait et ne s'en départirait point, mais l'enrichirait et l'amplifierait sans cesse" [ ]. Heureuse surprise pour le Théâtre du Soleil que de rencontrer un homme qui a eu un projet si proche du sien. Encouragement certain mais qui ne va pas sans laisser percer la crainte : Jacques Copeau a rêvé de cette idée mais il y a renoncé. Pourquoi ? Peur d'une incapacité personnelle ? Sentiment que le projet n'est pas viable ? Difficile de savoir.
Si proches que soient les deux projets ils n'en diffèrent pas moins par plus que des nuances. D'une part celui du Théâtre du Soleil s'inscrit plus profondément dans la réalité sociale (les arrières-plans idéologiques ne sont pas les mêmes), de l'autre dans la version du Théâtre du Soleil chaque comédien n'est point contraint de se limiter à un seul personnage, ni à la seule famille de la commedia dell'arte : Mario Gonzalès joue aussi bien le capitaliste Pantalon que l'ouvrier Ramon Granada, tandis que Jean-Claude Penchenat est tour à tour l'architecte et le poujadiste Aimé Lheureux, etc.
Le rapport entre la commedia dell'arte traditionnelle et la "nouvelle comédie improvisée" du Théâtre du Soleil mériterait une étude in vivo. Elle montrerait que les comédiens du Théâtre du Soleil ne sont pas allés piquer des personnages dans le passé, mais reprendre un processus de travail pour le développer aujourd'hui, que le nombre des personnages de la commedia, nés à une époque où les ruptures sociales étaient plus tranchées, n'était pas suffisant pour traiter de notre monde peuplé de types plus nuancés (au moins apparemment), que l'improvisation sur certains personnages classiques (Matamore) ne donnerait rien pour aujourd'hui, qu'il y avait beaucoup moins de femmes dans la comédie italienne qu'il n'en fallait à présent, et que la portée d'un personnage pour notre temps se mesurait à l'intimité de la rencontre entre la forme et la réalité : "Quand un personnage nous semblait à la dimension de la commedia dell'arte et en même temps représentatif d'un type social de maintenant, nous le gardions" [ ].
Naturellement ce travail sur la commedia dell'arte - et la création à partir d'elle - était directement lié à l'improvisation et à l'emploi du masque. Rien d'étonnant qu'après s'être planté sur le visage un nez de clown les comédiens du Soleil soient passés au masque. C'était suivre une voie naturelle, s'emparer d'un nouveau moyen d'expression populaire, agir comme tous ceux qui, de Craig à Schlemmer, avaient voulu rendre au théâtre son pouvoir et sa qualité théâtrale, se donner un instrument pour sortir de la psychologie, du dérisoire, du superflu, de l'anecdotique et du parodique. C'était aussi s'emparer de multiples visages fixés dans la réalité et chargés d'expression artistique - ici l'œuvre de E. Stiefel - pour faire jaillir des personnages et provoquer chez les spectateurs toute une série d'associations : à travers un personnage la multitude de ses semblables.
Meyerhold déjà l'avait dit : "Le masque permet au spectateur de voir non seulement un Arlequin donné, mais aussi tous ceux qui sont restés dans sa mémoire. Et le spectateur y voit également tous les gens dont le caractère rappelle tant soit peu celui du personnage" [ ]. Ariane Mnouchkine, sans s'en douter, redit pratiquement la même chose : "Effectivement, dans un masque, il y a l'individu à nul autre pareil et tous ceux qui lui ressemblent. Le masque permet de rendre compte de l'expérience collective à travers l'expérience individuelle" [ ].
Rapport étrange que celui du masque et du comédien. De ce domaine des réalités qui brûlent et qui sèment le trouble. D'un côté le masque semble donner au personnage sa forme et déterminer sa vie, de l'autre l'acteur-maître paraît utiliser son masque comme un instrument qu'il domine et prêter vie à ce morceau de carton qui sinon ne serait que matière ou souvenir. En fait le personnage naît et vit de cette rencontre, de ce va-et-vient de l'un à l'autre, de ce jeu d'oppositions el de complicité entre le comédien et son instrument qui semblent parfois échanger leur fonction. Cet échange est à la mesure de ce que Philippe Caubère, reprenant Raymond Devos, dénomme le "délire conscient" [ ].
Ainsi de l'improvisation naissent les personnages. Les uns porteurs de masques et d'autres pas, sans que le motif profond de cette absence puisse toujours être explicite. Gestation difficile, très rapide pour les uns (Mario Gonzalès), très lente pour d'autres. La matière paraît molle, impalpable ; l'acquis, soudain, s'évanouit. Ce qui est valable pour l'un peut ne pas l'être pour l'autre, ce qui l'est pour un acteur, ne pas l'être pour une actrice. Tel comédien improvise remarquablement au niveau du geste et du mouvement, mais reste muet, comme bloqué dans l'invention verbale. Les femmes ont davantage de problèmes au niveau corporel (reflet, selon Georges Bonnaud, de leur situation générale). La transposition échappe, on tombe dans l'anecdote ou le didactisme qui ne vaut pas mieux. Alors, il faut reprendre, poursuivre, se dépasser, atteindre de nouvelles zones, trouver à force de volonté, et aussi... par hasard.
Ariane Mnouchkine est là. Elle observe, elle suggère, elle ramasse, elle voit des développements possibles, des dépassements. Le travail multiple se fait avec elle, et aussi sans elle en petits groupes, en quatre ateliers animés par Hottier, Caubère, Sutton et Gonzalès. Et l'on s'entraîne... Là-bas un Polichinelle fait travailler un autre Polichinelle... Feux croisés de l'improvisation.
Des personnages naissent, et avec eux des histoires et des situations qu'ils vivent et où les spectateurs vont se reconnaître comme à travers un verre grossissant, eux, leurs semblables, et ceux qu'ils ne connaissent que par ouï-dire.
Comment Lucia Bensasson est-elle devenue Salouha, la conteuse qui anime L’Âge d’or ? Avant même le début des improvisations sur le spectacle elle avait travaillé une servante de la commedia dell'arte, Zerbine, puis une autre servante, plus forte, plus âgée, plus misérable aussi, et peu à peu s'effectuait une rencontre avec un masque de Polichinelle. Séduction d'un masque qui lui convenait, dans lequel elle entrait avec plaisir. Mais il fallait aller au-delà de ce simple sentiment d'un accord. Il fallait passer à l'expression. Difficulté : au début tout restait intériorisé et ne parvenait pas à dépasser la surface du masque. Travailler, trouver la voix, les signes nécessaires.
"Je crois beaucoup à la rencontre avec un masque, dit Lucia Bensasson, mais aussi à la rencontre d'un masque avec sa propre histoire, ses racines (les miennes sont judéo-arabes)" [ ]. Lucia Bensasson retrouve ses racines en Tunisie : elle redécouvre la gestuelle des femmes tunisiennes sur la foire, dans les souks. L'inspiration, la confirmation de choses d'abord entr'aperçues, puis revécues. Au retour l'improvisation sur le Polichinelle reprend, et le personnage de Salouha naît, se précise, prêt à l'intervention : "Je tenais le bon masque : une complicité avec le public, une attitude exemplaire et symbolique, la possibilité de faire apparaître les contradictions du quotidien. Il restait à trouver les limites de ses propres contradictions. Ce ne fut pas le plus facile (…)" [ ].
Écoutons Jean-Claude Penchenat. Il a travaillé Pantalon, il est le Prince du prologue et aussi l'architecte Olivier qui fricote avec le capitaliste promoteur. Un autre personnage encore : le contremaître Aimé Lheureux qui est aussi un boutiquier. Comment l'a-t-il trouvé, façonné, rencontré ? Quelle est la part du hasard et celle de la découverte : "Dans son cas, je suis parti d'un gag. Je ne savais pas quoi faire. Je voyais une improvisation qui était en train de se faire. Je me suis dit : "Bon ! je vais faire un contremaître". J'ai vu une salopette qui traînait par terre. Je me suis amusé avec, j'ai mis un faux ventre et j'ai pensé : c'est un bonhomme à la voix un peu éraillée qui va marcher en traînant les pieds. Brusquement, en rigolant, en partant d'une idée de gag, en me disant : "Ça ne sera jamais quelque chose d'intéressant", j'ai abouti à un personnage qui est un peu le résumé de tous les chauffeurs de taxi que j'ai connus, de petits commerçants, etc. La clientèle de Poujade... Ce personnage peut être, à différents niveaux de l'échelle sociale, l'image de cette pensée poujadiste. Il est contremaître, petit commerçant, c'est aussi un maire centriste, il peut même être député. Il est un peu, beaucoup, raciste" [ ].
Tournons-nous vers Philippe Caubère. Lui ne montrera qu'un seul personnage : Abdallah, le travailleur immigré, rencontre d'un arabe et d'un Arlequin. Nul n'a aussi bien montré les difficultés de la création collective, de l'improvisation, la nature et la qualité des rapports entre Ariane Mnouchkine et le comédien dans la création progressive des personnages de L’Âge d’or, la substance de l'échange qui fonde concrètement et spirituellement cette création :
"La "création collective" n'est pas un procédé miracle qui annule toutes les difficultés ; au contraire elle les rassemble en permanence, chaque fois qu'un acteur entre ; et chaque fois tout doit être révisé et réinventé. Lorsque je commence à improviser, je sais que tout viendra de moi et de ceux avec qui je vais jouer... ou que rien ne viendra. Le travail d'Ariane, mis à part le projet général du spectacle et le choix du style, commence à cet instant. Soit je ne proposerai rien et elle ne pourra pas inventer, soit je proposerai l'image d'un personnage. Si c'est une image de quelques secondes, elle fixera mon attention, elle me fera entrevoir ce vers quoi je dois pouvoir aller, quels moyens je dois privilégier et quelles impasses je dois éviter. Et ainsi de suite, d'image en image. Si, plus qu'une image furtive, je dessine d'emblée un personnage reconnaissable avec une démarche physique, une voix, des passions et même une tradition (par exemple: dans la commedia dell'arte), alors elle orientera son travail sur deux voies contradictoires et complémentaires : en arrière et en avant. En arrière parce qu'elle cherchera à retrouver du personnage l'essentiel; elle m'incitera à en abandonner ce qu'elle appelle "les parasites" : gestes gratuits, rythmes imprécis, folklore, psychologie. Peu à peu, je me débarrasserai de tout attirail inutile, c'est-à-dire non signifiant ; de tout ce qui ne se rapporterait pas immédiatement à une passion essentielle du personnage ou à un rapport social précis, bref de tout ce qui m'éloignerait du théâtre. Ainsi, pourrai-je concentrer mon invention et mon art sur deux ou trois terrains choisis et déterminants pour donner à ce personnage toutes les chances de s'épanouir et de trouver sa plus grande dimension possible. Mais Ariane travaillera aussi en avant ; elle ne cessera de me "parler" de ce personnage, de ce qu'elle entrevoit déjà de lui, ses fonctions possibles dans la société, son rattachement à telle ou telle famille de la commedia, ses rapports possibles avec les autres personnages, le nom qu'il pourrait porter. Après plusieurs étapes dans cet échange entre mon jeu et son regard critique, un rapport s'établira entre l'image que, moi, je me fais du personnage et celle qu'elle avait entrevue. Mais le chemin sera long et souvent il n'aboutira pas. Dans le meilleur des cas, il passera par la stimulation réciproque, l'émerveillement, la mobilisation complice du souvenir et de l'intuition et dans le pire, par l'affrontement, l'incapacité pour moi de traduire ce qu'elle voudra me faire jouer, son impuissance à déclencher chez moi le ressort qui m'y amènerait. C'est ainsi qu'après des périodes d'exaltation et d'une incroyable richesse d'invention, nous passions par de longs tunnels de vide, de doute et d'incertitude, certains d'entre nous frôlant même le désespoir" [ ].
Oui, Caubère a raison d'évoquer ces moments de désespoir, de doute. Non pas seulement parce que parfois la création n'aboutit pas, mais aussi parce qu'on peut s'interroger sur sa valeur et son efficacité. Rend-elle effectivement compte de cette réalité qu'on souhaite tant montrer, permet-elle de susciter à la fois le plaisir et le regard critique ? Va-t-elle être vraiment comprise du public ? Et puis une question d'un tout autre ordre se pose, qui elle aussi a son importance : peut-on laisser des comédiens s'épuiser à travailler pendant de si longs mois en vase clos sans rencontrer le spectateur ? Pour que le théâtre soit il faut au moins être deux : un acteur et un spectateur. Les comédiens ont beau se livrer à une recherche, elle ne peut s'effectuer que dans le concret et le vivant. Il ne leur suffit pas d'être leurs propres spectateurs. Alors à un moment où le creux est particulièrement sensible, où la situation est comme bloquée, le Théâtre du Soleil quitte la Cartoucherie et gagne les Cévennes, non pour une retraite comme celle d'Arc-et-Senans, mais pour une rencontre vivante avec des gens. Lussan, dans le Gard, l'ancienne capitale du ver à soie, où il débarque le 11 novembre 1974, et les villages des alentours. Il ne s'agit pas d'aller méditer : il y a trop longtemps qu'on répète, il est trop tard. Mais de tester auprès de populations de villages, où le Théâtre du Soleil est absolument inconnu, la valeur et l'efficacité de ce que l'on est en train de faire : les personnages, le jeu masqué, la théâtralisation de la réalité... De confronter le travail effectué avec la vie réelle, de mieux connaître le concret de la vie quotidienne, qui opprime qui, mieux sentir les joies et les souffrances... Aller encore plus loin : ne pas se contenter d'observer les réactions des spectateurs, susciter les propositions constructives du public, le rendre créateur pour que la création du Théâtre du Soleil sorte aussi plus riche encore de cette confrontation. D'une formule, Ariane résume la démarche : "Improviser pour et avec le public". L'expérience est passionnante. À travers vacances (au plein sens du mot) et travail elle est expérimentation vivante. Des places de village, de petites salles de paroisse ou de fêtes, un C.E.G., un C.E.S. tels sont les lieux de la rencontre avec le public. De la timidité d'abord et puis bientôt le jeu fonctionne à plein. Ici on demande aux comédiens de "faire quelque chose sur les embouteillages à Paris", là on propose un thème "Femme de mineur, femme de seigneur" qui évoque l'époque où épouser un mineur équivalait à échapper à la misère paysanne. Mais attention au comédien qui ne sait pas mimer la descente à la mine et prend une pioche au lieu d'un marteau-piqueur. Il est corrigé. Le concret est là à portée de la main. Aux acteurs de s'en saisir tout en prenant garde à la transposition directe. Il leur faut s'enraciner dans la réalité sociale, mais savoir refuser sa simple illustration, d'autant plus que le séjour dans les Cévennes leur apporte une confirmation : "Les gens reconnaissaient parfaitement les personnages. Plus un personnage était "classique", plus il s'appuyait sur l'essentiel, même traditionnel, d'un Polichinelle, d'un Arlequin ou d'un Pantalon, plus ils le recevaient comme quelque chose de réel et qu'ils connaissaient" [ ].
L'expérience est tellement enrichissante, concluante, que le Théâtre du Soleil, de retour à Paris, la poursuit avec des entreprises (Kodak, Thomson), des lycéens, des professeurs de C.E.T., des appelés du contingent, des travailleurs immigrés... Les comédiens ne parviennent pas à montrer théâtralement la hiérarchie dans ses mécanismes et ses effets, ils en restent à l’"idée" : un employé de chez Kodak leur donne un exemple concret de situation vécue dans l'entreprise et particulièrement significative : "Je peux vous parler d'un truc qui est arrivé, qui était quand même incroyable. Un chef de département a été muté qui était détesté par tout le monde, et la secrétaire est venue faire une quête pour qu'on lui offre un cadeau. Et comme elle inscrivait les noms de ceux qui donnaient, les attitudes se sont déterminées d'une façon à la fois très honnête chez certains, complètement aliénée et hypocrite chez d'autres" [ ]. Quelle plus belle situation pour montrer la hiérarchie, comment on la met en pratique et comment on la supporte, comment elle vous aliène et comment on tente d'y résister. D'un seul coup le blocage disparut et l'improvisation reprit de plus belle, rencontre de la forme et de la vie.
Cette phase du travail avec et pour le public sert de prologue à la dernière étape, celle de la mise au point du spectacle qui sera présenté aux spectateurs de la Cartoucherie. Après tant de mois de gestation pénible, où les crises n'ont pu être toujours évitées. Comment aurait-ce été possible face à l'accumulation des difficultés ? Comme dans 1789 et 1793 pas de texte préconçu, et pas de matière ni de texte historique. Tout à partir d'une improvisation nourrie du quotidien. La joie, mais aussi les trous noirs, les tunnels y compris pour Ariane Mnouchkine.
Peu à peu des rapports de dépendance et aussi des tensions, parfois des colères rentrées, des contradictions et aussi des luttes sourdes et même inconscientes pour le pouvoir. Une certaine spécialisation qui peut conduire à la séparation, à un professionnalisme tentateur qui risque de porter atteinte à l'esprit collectif et à cet "amateurisme" - au bon et profond sens du mot - qui est l'une des qualités fondamentales du Théâtre du Soleil, qui font sa force et sa vigueur artistique. Comment ne pas regretter parfois que l'atmosphère ne soit pas toujours identique à celle que connut 1789 ! Que le comédien ne soit plus aussi souvent, dans son travail, cet extraordinaire mélange de clown, d'acrobate, de magicien, de poète et décorateur ! Qu'il n'y ait plus cette même osmose entre l'auteur des costumes et les acteurs : il est bien vrai que certains costumes sont entièrement inventés par des comédiens dans leur coin et que d'autres portent davantage la patte de la costumière.
En dépit de ces tensions, sans doute inévitables au milieu de tels tracas financiers et des difficultés de la création, le courant passe : les comédiens ne cessent d'inventer, Ariane Mnouchkine observe, suggère, centralise, directement assistée par Sophie Lemasson qui, sans perdre confiance, remarque, note, retrouve, aide à rééquilibrer le spectacle.
Bientôt, peu à peu, L’Âge d’or prend forme. Il le faut. Déjà au moment du départ pour Lussan les comédiens avaient éprouvé la nécessité de jouer. Cette nécessité devient impérative, vitale. Un comédien qui ne joue pas est un comédien mort. Jouer, s'adresser au public, le Théâtre du Soleil ne peut s'en passer - c'est la condition de son existence -, même s'il la remet en cause à chaque création et si chaque création réclame une longue élaboration. Mais les membres du Théâtre du Soleil savent que cette fois ils ne sont pas vraiment prêts, dans leur jeu peut-être, mais aussi pour parler de la réalité comme ils l'entendraient. Ils doivent aussi pour des raisons techniques renoncer à utiliser leur espace comme ils l'avaient envisagé dans la simultanéité.
Cela, entre autres, explique le sous-titre de L’Âge d’or : non plus une maxime ou une proclamation révolutionnaire comme pour 1789 ou 1793, mais un aveu : "Première ébauche". Le Théâtre du Soleil est conscient de l'imperfection et de l'inachevé, il les affiche et demande qu'on en tienne compte, et déjà il semble annoncer que cette première ébauche sera suivie d'une seconde, ou - qui sait - d'une œuvre terminée. Pour le moment il est en chemin et l'avoue. Quelle audace de proposer ainsi l'inachevé à une société qui n'admet pour œuvre artistique qu'un produit fini ! C'est un nouveau pari du Théâtre du Soleil. Et le plaisir à L’Âge d’or est trop grand pour qu'il soit perdu.
Entrons dans la première nef. Nous voilà en pays de connaissance. Le bar nous attend et aussi, courant au fond et tout le long du mur de gauche, les galeries de 1793. Pourtant quelque chose a changé, l'atmosphère est autre : des tissus de couleurs pendent estompant la verrière, comme des bannières prêtes à flotter ou plutôt comme du linge séchant aux fenêtres de quelque rue populaire de Naples. Et sous ce linge, des tréteaux... C'est bien Naples, ou ce... pourrait être Naples ;
"Il était une fois, dans une ville qui pourrait être Naples, un prince riche, beau et juste".
Un prince qui demanda un jour à son valet Arlequin les dernières nouvelles... La Peste importée par le maire Monsieur Raspi, et l'armateur Monsieur Pantalon, qui s'empressent de charger le pauvre Arlequin de trouver le responsable dans les trois heures sous peine de mort... Jeu, pirouettes, facéties, la commedia dell'arte investit le tréteau de la Cartoucherie. Miracle du théâtre : l'Arlequin de 1720 trouve le coupable en la personne d'un autre Arlequin. Celui-là venu d'Alger débarque au port de Marseille. C'est le travailleur immigré, Abdallah. Fête rapide un peu pauvre à l'image des rues de Naples. Prologue de L’Âge d’or, hommage à la commedia dell 'arte. A travers les siècles les deux Arlequins semblent se donner la main, tous deux appartiennent à la même famille, celle des valets, des opprimés, des exploités. Qu'y peuvent leurs facéties ? En montant L’Âge d’or le Théâtre du Soleil refuse de croire en la fatalité de l'exploitation. Les facéties, le jeu, ce sont ses moyens à lui de dénoncer l'exploitation et les exploiteurs.
L’Âge d’or !... L'or a comme envahi le second lieu où nous pénétrons, les deux nefs suivantes unies en un seul espace qui jamais n'a paru si vaste. L'or blond des dunes qui délimitent quatre cratères. Un sol aux pentes douces qui se répondent en une admirable harmonie de lignes et de formes. De quoi jouer et de quoi s'asseoir. Non pas un théâtre, mais un lieu où vivre le théâtre, où en éprouver cette joie intérieure qui est à la fois étrangement et simultanément physique et mentale. Au-dessus des dunes blondes un ciel cuivré, fait de plaques synthétiques, qui renvoient l'image du sol, de ceux qui y jouent et de ceux qui les regardent, et là-haut, suspendues comme une galaxie de fête, des milliers d'ampoules en un merveilleux réseau. Lumière toujours associée au Théâtre du Soleil parce qu'elle est la clarté même. Guirlande lumineuse comme dans les clowns parce que le Théâtre du Soleil a la nostalgie du cirque et des foires. Qui lui reprocherait de vouloir que le théâtre soit fête ?
Une fois de plus le Théâtre du Soleil a donc imaginé une scénographie entièrement nouvelle inspirée par Ariane Mnouchkine, conçue et réalisée par Guy-Claude François et Jean-Noël Cordier. Mais la démarche a été radicalement différente. L'espace n'a pas été déterminé par le spectacle, il n'est pas fonctionnel par rapport à lui comme l'était le dispositif de 1789, il est né de ses intentions et il les a pour ainsi dire débordées. Les dunes, la plage de L’Âge d’or, c'est un lieu de rencontre, une sorte d'agora dont les formes sont aussi proches de celles de la nature que des reliefs les plus futuristes, et cette rencontre de la nature et du futurisme le plus radical, qu'est-ce donc sinon l'utopie même. Arc-et-Senans ou la Cité des utopies, la Cartoucherie selon L’Age d’or ou le plus beau théâtre des utopies.
Sur cette agora l'acteur est roi. Joueur et jongleur il est le créateur de l'espace et du décor que ses gestes parcourent et définissent, il est le maître de l'évocation, le meneur de la fable. C'est lui qui nous propose L’Âge d’or, ces récits, contes et légendes du vingtième siècle, pétris de réalité comme tous les contes et légendes.
L’Âge d’or n'est pas un spectacle à trame unique. Plusieurs fils s'y croisent. On avait imaginé jusqu'à soixante fables durant le travail des répétitions. Mais il était impossible de conserver cette masse immense de récits pour un spectacle d'une durée normale : il fallut renoncer à nombre d'entre elles de telle sorte qu'à la fin des sacrifices il ne resta plus que huit histoires révélatrices des problèmes de notre temps : les rapports patrons-ouvriers, le pouvoir des bureaucrates, la petite-bourgeoisie et son aliénation, les travailleurs immigrés et leur exploitation, les luttes des femmes, l'avortement, la contraception, les scandales immobiliers, et partout présente la lutte exploitants-exploités.
Sacrifier des récits, c'était sacrifier des personnages, donc des comédiens. Déjà certains acteurs avaient renoncé à L’Âge d’or, faute de pouvoir s'adapter aux modes de création. D'autres se trouveront exclus du spectacle alors qu'ils avaient effectué un travail qui pouvait servir de référence. Jean-Claude Bourbault par exemple avec son Démosthène ou son gros professeur Amadeus. Même s'ils ne jouent pas L’Âge d’or ceux-là n'en sont pas moins les co-créateurs, voire des éléments moteurs.
Mais de même qu'il n'y avait pas dans L’Âge d’or de trame unique, il n'y eut pas non plus de personnage saisi dans l'intégralité de son histoire. Par là même L’Âge d’or reflétait, ici encore, le morcellement de notre perception simultanée du monde.
Des capitalistes, des trafiquants, des larbins (flics et contremaîtres), des petits-bourgeois (petits commerçants, etc.), des femmes potiches, des ouvriers, des travailleurs immigrés, des jeunes encore pleins de pureté mais déjà proches de l'aliénation. Voilà tout l'univers de L’Âge d’or, ces personnages montrés derrière et par les conventions du jeu. Les uns masqués, les autres à visage nu, tous reflets de notre société, et qui nous disent : "Apprenez à lire le monde où vous vivez", et tout cela sur un air de farce qui finit sur un requiem. Mais le requiem n'est pas une fin, il ouvre sur une aurore.
Il faut voir Abdallah débarquer en France, le pays de rêve ("C'est beau la France"), vite déchanter lors de sa rencontre avec le douanier, première incarnation du pouvoir dont il connaîtra toutes les formes sournoises. Il faut le voir se faire escroquer par un fripier chez qui il troque les vêtements de son pays contre une salopette trop étroite qui l'emprisonne comme un uniforme, le coupe de ses origines et semble même lui ôter jusqu'à sa virilité. Et puis où vat-il loger ? Dans l’"Hôtel-gourbis" que détient un de ces multiples petits trafiquants sordides qui vivent sur le dos des immigrés. Peut-on encore parler d'un hôtel ? Abdallah y pénètre. Il marche dans l'ombre, heurte des corps, ceux de ses frères, se faufile au gré de prouesses gymniques, pour être finalement contraint à une position acrobatique, tête en bas, la seule qui lui reste. On paie pour ne pas dormir. Admirable scène qui rappelle les duels dans la nuit de l'Opéra de Pékin, joués en fait en pleins feux.
Nous quittons Abdallah, mais nous le retrouverons plus tard pour la fin de ses aventures, de sa vie. Pendant qu'Abdallah trime sur un chantier il y a quelque part en France une famille petite-bourgeoise qui vit dans un appartement modeste. Le mari n'est pas encore rentré, la femme s'affaire à la cuisine. Aucun objet, pas même un poste : des gestes, des regards suffisent à les évoquer. Le rire jaillit. La scène est efficace mais sans doute est-elle trop illustrative en dépit de la transposition, sans doute aussi dénonce-t-elle davantage les mass media que ceux qui les manipulent. Était-ce bien là le but ?
Abdallah-Arlequin l'exploité est présent de manière effective ou virtuelle durant tout le spectacle. Il en est de même de Pantalon, le promoteur véreux, cassé en deux, petit et trapu, oiseau de proie au nez dangereux. Le voilà qui par un soir d'été arrive sur une plage en compagnie du maire de l'endroit et de son complice l'architecte. Délicieux soir d'été. Quelle plus belle plage que les pentes de tapis brosse de la Cartoucherie lorsque l'éclairage et ses reflets les transfigurent, lorsque les bruits émis par les comédiens rendent présente toute la nature, les murmures des vagues, les chants des grillons. Alors on se prend à rêver, et même un promoteur capitaliste devient romantique. Lui rêve au profit, à la marina qu'on pourrait aménager ici. Qu'importe qu'elle détruise la nature... Deux jeunes surgissent - Roméo et Juliette d'aujourd'hui peut-être -, nus, tout à la pureté de leur amour. Intolérable pour Pantalon, l'architecte et le maire de la ville : voilà les souilleurs, les pollueurs. Quel scandale ! Mais où est donc le scandale ? Le public est juge et il sait de quel côté il est.
Admirable scène par sa force comique et dénonciatrice, par sa pureté et sa douceur tendre. A l'époque du Songe d'une nuit d'été Ariane Mnouchkine avait déjà envisagé d’"oser" le nu sur la scène : "... J'aurais pu (nous y avons songé) laisser Puck absolument nu. Pour moi, Puck est le dieu Eros ; non pas le petit Cupidon, mais l'expression même de la virilité... Toutefois je savais que si nous, après quelques répétitions, nous pouvions normaliser la nudité, le public ne verrait pas un personnage dont la nature est d'être nu, mais une exhibition osée. Oser de cette manière ne m'intéresse pas. En outre, la nudité sur scène fait pléonasme, dans la mesure où les comédiens sont toujours nus, s'ils sont ce qu'ils doivent être" [ ].
Dans L’Âge d’or le nu n'est absolument pas une audace. Non pas que nous soyons "libérés" de tabous ancestraux, non pas que certaine grande presse nous ait accoutumés à l'image publique du nu, mais parce que les deux amoureux de L’Age d’or apparaissent dans un parfait état de nature, et que leur présence même est absolument naturelle. Aucune audace ici. Aucun symbole non plus même si nudité est synonyme de pureté. Mais d'un seul coup, on en vient à se demander si, au fond, cette nudité n'est pas tout simplement une absence totale de masque. Autre dimension de L’Age d’or qui sans doute n'a pas été voulue.
La vie de deux amoureux sur la plage et... la mort d'Abdallah qui tombe d'une poutre à trente mètres de hauteur. La situation est dangereuse, le mistral souffle, mais, pour que les travaux avancent, il faut absolument que des ouvriers grimpent vers le ciel. Ils refusent. Alors on leur offre une prime. Les plus conscients n'acceptent pas de se laisser prendre au piège. Abdallah a besoin d'argent pour vivre et pour en envoyer à sa famille. Il monte donc... Il est là haut... Le vent redouble... Il a peur... C'est la chute que Philippe Caubère mime au sol, en une course folle, en un douloureux vol. La fin d'un oiseau blessé qui s'écrase sur le sol. Le Requiem de Verdi avait permis au comédien de trouver à travers l'improvisation la solution de cette séquence, il accompagne, soutient et amplifie l'action durant le spectacle. La mort d'un ouvrier n'est-elle qu'un fait divers ?
Les brechtiens de Théâtre/Public n'ont apparemment guère apprécié cette scène, la jugeant trop tragique : "L'important, c'est de rendre un spectacle maniable. Quand Brecht dans Ventres glacés montrait le suicide d'un ouvrier, victime de la crise, il le montrait de façon non tragique, comme un acte banal el quotidien. Ce que la censure a jugé à l'époque plus dangereux qu'une mort dramatisée rendue ainsi exceptionnelle. N'est-ce pas justement le cas de la mort d'Abdallah ?".
A quoi Ariane Mnouchkine répond très justement : "Vous oubliez à quel point nous pouvons être victimes de la presse. Nous sommes habitués à lire froidement chaque jour que des ouvriers français, portugais ou algériens sont morts, victimes d'un accident du travail. En réaction contre cela, nous avons voulu montrer que la mort d'un ouvrier, si quotidienne soit-elle, est à chaque fois un événement exceptionnel, une tragédie. C'est pourquoi, la mort d'Abdallah est racontée comme celle d'un grand roi de Shakespeare. De plus le personnage ne se suicide pas, il proteste même violemment contre sa propre mort" [ ].
Une mort qui, dans l'utopie, provoque la révolte des ouvriers. De toutes parts ils arrivent, et poursuivent les capitalistes, leurs complices et leurs larbins, qui grimpent au mur dans une fuite grotesque, plus rapides les plus forts et derrière eux les valets... Les voilà accrochés au mur, s'y agrippant comme des cafards. Et le mur devient cible comme si l'on allait faire un carton sur eux... Vision de rêve. Nous n'en sommes point encore là, mais l'aube point...
Admirable spectacle que L’Âge d’or. Beauté, force du jeu, plaisir théâtral. Mais "Première ébauche". Il est certain que le Théâtre du Soleil n'a pas maîtrisé, ni pénétré la réalité d'aujourd'hui comme il l'avait fait pour celle de la Révolution. Dans une certaine mesure le spectacle manque d'approfondissement, les masses ne sont pas vraiment montrées (Comment les montrer ?), Pantalon, si extraordinaires que soient et le personnage et le comédien, n'est pas assez dangereux. Les scènes ne sont pas toutes du même niveau. Le comique et le grotesque (dont la force dénonciatrice est évidente) l'emporte sur le grave et le tragique et la nécessaire tension ne s'établit pas. Sans en revenir au stupide conflit entre la forme et le fond, la forme est en avance sur le fond, il arrive que la forme tourne à vide. Si les comédiens du Théâtre du Soleil sont tous devenus des auteurs, ils le sont davantage au niveau du geste que de la parole. De tout cela le Théâtre du Soleil est conscient ; L’Âge d’or est certes un spectacle en soi, mais c'est aussi une étape.
Première citation :
"Nous avons maintenant bien en main le côté Kyogen, la farce populaire, l'intermède comique que les acteurs japonais intercalent entre deux nô successifs. Il nous faut maintenant atteindre le Nô lui-même, ce que tu appelles le côté cosmique et orphique. Ce que, moi, j'appelle la tragédie. C'est la prochaine étape" [ ].
Deuxième citation :
"II va falloir que nous trouvions maintenant une façon de travailler qui nous libère sur le plan de l'imagination verbale autant que nous avons réussi à nous libérer sur le plan de l'improvisation" [ ].
Troisième citation :
"( ... ) Le spectacle tel qu'il est actuellement n'est vraiment qu'une première ébauche ; c'est à la fois moins qu'un spectacle, puisqu'il n'est pas terminé, et plus qu'un spectacle, puisqu'il fait partie de toute une démarche. C'est en tout cas, pour nous, la prolongation et l'aboutissement de notre travail depuis sept ans. Après avoir acquis la technique de jeu indispensable, nous devons maintenant gagner en rapidité de conception pour la seconde mouture. Nous voudrions, en tout cas, et quels que soient ses défauts, que L’Âge d’or fasse plus que de dresser un constat mais qu'il serve notamment à éclairer la situation politique actuelle et à stimuler l'imagination du public. Je continue à penser que le théâtre peut être utile, quand il constitue à la fois une sorte de souffle dynamique et un moyen de procurer un intense plaisir de l'intelligence et des sens... " [] [Ariane Mnouchkine, in "Théâtre du Soleil. L’Âge d’or", entretien avec Georges Bonnaud et Ariane Mnouchkine, par Philippe du Vignal, in L'Art vivant, Paris, mai 1975.]].
Le Théâtre du Soleil, le soleil de la lucidité.
L’Âge d’or : une étape. Vers quoi ? La démarche est consciente, mais le point d'arrivée demeure inconnu. Une expérience passionnante, enrichissante, mais combien difficile, qui a usé les plus faibles, mais ne pouvait laisser indemnes les plus forts. Va-t-on passer immédiatement à la seconde ébauche ? Le voudrait-on que cela se révélerait impossible. Comme après Le Songe d'une nuit d'été et pour de tout autres motifs un temps d'arrêt s'impose : non pas cesser de créer, mais faire le point tout en créant. Réfléchir en prenant ses distances.
En fait, si la création collective a donné d'extraordinaires résultats, c'est au prix d'un travail considérable, de difficultés énormes même si la joie éclatait quand on les avait vaincues. Comment ne pas voir que tenter la création collective c'était aller à contre-courant des principes de notre société, c'était aussi susciter l'épanouissement de chacun à l'intérieur du groupe sans pour autant éliminer tout danger de frustration.
Après L’Âge d’or le Théâtre du Soleil est apparemment en sommeil. En fait il crée, mais sur un mode autre et des voies multiples. Ariane Mnouchkine écrit le scénario d'un film, Molière, elle le met en scène, elle le tourne. Œuvre personnelle, à laquelle le Théâtre du Soleil, ou plutôt une partie de ses comédiens, participe en tant qu'interprètes. Œuvre où se reflètent les problèmes d'une troupe avec sa vie, ses exaltations et ses tensions. Création et, pourquoi pas, autoanalyse. Jean-Claude Penchenat monte David Copperfield et Philippe Caubère Dom Juan: le premier spectacle relève du Théâtre du Campagnol qu'anime Penchenat et il a été réalisé avec le concours du Théâtre du Soleil. Le second est un spectacle du Théâtre du Soleil. Tous deux sont présentés à la Cartoucherie, mais aucun n'est véritablement création collective. Le nom du metteur en scène s'affiche, il revendique la paternité de sa création, même lorsque, au cours des répétitions, il travaille en collaboration, par échange et ne se prend pas pour un démiurge. Autre constatation : avec Dickens on s'assure d'une trame solide, avec Dom Juan on peut être sûr de la valeur d'un texte, même si Caubère en donne une interprétation nouvelle.
Le Théâtre du Soleil bouge. Comme dans tout groupe, et c'est normal, les rapports de pouvoir existent, et aussi les tensions qui en résultent. Des comédiens ont quitté le Théâtre du Soleil, d'autres s'affirment en tant que metteurs en scène. Peut-on parler d'un éclatement ? Les adversaires se hâteraient d'employer le terme. En fait, d'un bouillonnement interne peut-être, d'une crise de croissance comme en connaissent toutes les expériences vivantes qui refusent de se figer. Le Théâtre du Soleil essaime. De tous temps des comédiens l'ont quitté, et d'autres tout neufs, sans professionnalisme déformant, y sont entrés, s'y sont intégrés. Philippe Caubère et Jean-Claude Penchenat le quitteront-ils pour aller ailleurs fonder leurs propres troupes comme Jouvet et Dullin laissant le Vieux-Colombier de Jacques Copeau ? L'avenir le dira : mais le seul fait qu'on puisse se poser la question montre que le Théâtre du Soleil n'est pas un univers clos, qu'il est une structure ouverte.
L'aventure du Théâtre du Soleil est la plus importante aventure théâtrale française depuis Jean Vilar et son T.N.P. : par sa quête artistique et par sa démarche sociale. Elle estompe le travail de Roger Planchon désormais fermé sur lui-même. Elle s'affirme dans sa rigueur et son refus des compromissions.
Peut-on prévoir l'avenir du Théâtre du Soleil ? L'historien de théâtre et le journaliste ont l'habitude de tirer les cartes, mais le Théâtre du Soleil ne peut qu'échapper aux cartomanciennes. On peut prévoir l'avenir de la Comédie-Française, on sait que les grandes institutions risquent peu les bouleversements et qu'elles produisent selon des normes qui ne sont artistiques qu'en second lieu. On ne peut pas prévoir l'avenir du Théâtre du Soleil : il a choisi d'être hors institution, il a choisi l'inconfort, le risque et la remise en cause permanente à l'intérieur d'une démarche voulue, il y a gagné la vie et ses dangers, mais… la vie.
Paris, automne 1977
Au moment où paraît ce diapolivre, le Théâtre du Soleil prépare un nouveau spectacle. Après un temps d'arrêt et de réflexion - la réalisation du Molière par Ariane Mnouchkine - il est engagé dans une nouvelle aventure. Des bouleversements se sont produits dans la troupe. Mouvement et stabilité : au delà des changements, le Théâtre du Soleil affirme sa permanence autour de la personnalité d'Ariane Mnouchkine.
On travaille de nouveau à la Cartoucherie.
Point de départ du prochain spectacle : le roman de Klaus Mann, Méphisto ou "les intellectuels face au pouvoir"...
BABLET Denis et BABLET Marie-Louise, Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, diapolivre, Editions du CNRS, Paris, 1979, pp. 74-88