Le Kathakali vous a-t-il aidée dans la quête d'une forme ?
Dans La Nuit des rois, nous nous étions inspirés du Bharata Natyam, mais dans Les Atrides, sauf pour Catherine Schaub qui l'a travaillé en Inde, le Kathakali est une source d'inspiration tout à fait imaginaire. Ce ne sont pas les techniques qui nous importent, mais une exigence de clarté, de forme, de minutie dans le détail. Au cours de certaines répétitions, je sentais les corps ébranlés, agressés par les sentiments qui se dégageaient ; les danses, comme des frissons, ou des frictions, étaient libératrices. Nous les éprouvions comme un élément vital, nécessaire. Ce qu'avait très bien perçu Nietzsche intuitivement.
Les personnages des Atrides sont plutôt des entités, des dieux ou des demi-dieux (dans L'Indiade, nous avions seulement théâtralisé une gestuelle qui, en Inde, relevait du quotidien). Ils sont plus grands que nature. Chevelures et barbes ont de l'importance car ce sont les symboles de force de l'homme, de sa virilité, de son agressivité, de son pouvoir. Les acteurs sont aidés aussi par les maquillages/masques : je tenais à ce qu'ils soient masqués mais je ne voulais pas de masques opaques qui auraient dissimulé leur visage. Depuis le premier jour des répétitions, ils se sont exercés aux maquillages du Kathakali, qui soulignent parfaitement leurs expressions, et qui soutiennent leur jeu. On sait qu'au Théâtre du Soleil, tous les acteurs ont appris à travailler le masque.
Jouer la tragédie implique-t-il un travail corporel particulier ?
Dans Les Atrides, les acteurs se sont laissé traverser par des pensées, des sentiments terribles, et le travail a été plus éprouvant que pour les « Shakespeare ». Peut-être étions-nous, à cette époque-là, à un niveau de jeu moins perméable que maintenant. Lorsque l'acteur progresse, il devient à la fois plus athlétique dans sa performance corporelle, et plus fragile. Il ne renforce pas seulement son corps, il en arrive à l'écorcher.
Un influx nerveux passe visiblement dans le corps des acteurs. Le théâtre est l'art du « symptôme ». L'acteur est celui qui sait montrer les symptômes de toutes les maladies de l'âme. Il a pour charge de les subir dans son corps et de les montrer. Les spectateurs y reconnaissent leurs propres passions. Afin de trouver les symptômes, l'acteur accepte d'avoir la fièvre. Les personnages tragiques sont dans l'angoisse jusqu'aux entrailles, le chœur des Choéphores est plein de haine et crie vengeance.
Il faut prendre des œuvres à bras-le-corps et aller jusqu'au bout. Pousser jusqu'au bout le sentiment intérieur et la forme extérieure. Alors naît l'émotion et la catharsis se produit.
Le chœur est très important, de même que l'énergie vitale qu'il représente. La danse s'est imposée à nous tout de suite. D'ailleurs la tragédie est essentiellement liée à la musique, aux rythmes. Sans doute n'aurais-je pas monté Les Atrides s'il n'y avait eu cette collaboration avec Jean-Jacques Lemêtre, musicien qui a une intuition du théâtre extraordinaire.
Propos recueillis par O. Aslan, mai 1991.
Odette ASLAN
" Ecorchement et catharsis ", entretien avec Ariane Mnouchkine, in Le Corps en Jeu, CNRS Editions, coll. Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société, Paris, (1993) 1996, p. 296