Ariane Mnouchkine et les comédiens du Théâtre du Soleil pendant les répétitions de 1793. Photo Martine Franck/Magnum Photos
Françoise Kourilsky. – Bien que le processus de création ait été sensiblement le même pour 1793 que pour 1789 : cours d’histoire, suivis d’entretiens portant sur des points particuliers avec certains spécialistes comme Daniel Guérin ou Madeleine Reybérioux, improvisations à partir de situations fournies par divers ouvrages – essentiellement La Vie chère de Mathiez, l’Histoire de la Révolution française de Buchez et Roux, Les Sans-Culottes de Soboul –, enregistrements de toutes les improvisations sur bandes magnétiques, retranscription, choix, élimination, etc., on peut dire qu’il y a eu évolution de 1789 à 1793 dans le sens d’un approfondissement, d’un engagement plus grand. Il s’agit toujours de montrer la Révolution vue par le peuple, mais entre les bateleurs qui n’avaient pas fait la Révolution et les sectionnaires qui l’ont faite, il y a toute une différence de maturité. L’interprétation historique et politique a été plus poussée que pour 1789 : les comédiens ont fait eux-mêmes des exposés individuels ou collectifs sur telle période ou tel problème particulier, la guerre, les subsistances, les Girondins, etc. Et le point de départ lui-même – des sectionnaires racontent leur vie – a nécessité un jeu radicalement différent de la part des comédiens. Les bateleurs avaient à leur disposition un certain nombre de moyens théâtraux : costumes, maquillages, marionnettes, etc. Les sectionnaires ne disposent sur le plan du jeu que du récit. En outre, dans 1789, du fait qu’ils étaient des bateleurs, les comédiens du Théâtre du Soleil avaient d’emblée la distance nécessaire par rapport aux personnages qu’ils montraient. Dans 1793, ils doivent incarner des sectionnaires, tout en restant des comédiens intermédiaires entre les sectionnaires et le public auquel ils racontent l’histoire…
Ariane Mnouchkine. – Oui, en fait, dans 1789 il n’y avait pas de jeu dramatique, seulement un « dessin ». C’est d’ailleurs pourquoi tout le monde avait réussi à faire le spectacle. Dans 1793, c’est tout différent, et on peut dire que la forme même du spectacle a déclenché une crise au sein du groupe. Certains ont mal supporté ce changement radical de 1789 à 1793 et sont partis. Ils ont commencé à découvrir qu’ils n’étaient pas comédiens, ou que j’étais trop autoritaire. En effet, lorsque certains comédiens n’arrivent pas à faire le spectacle, il y a toujours une personne à qui ils en veulent, c’est moi. De ce point de vue, les structures sont encore ancestrales ! Une fois 1793 terminé, on va se réunir, essayer d’analyser ce qui s’est passé et tirer la leçon de tout ça.
F. K. – Dans 1793, il y a une évolution aussi par rapport à 1789, dans la mesure où vous avez le souci de faire un spectacle plus subtil peut-être, de ne pas ridiculiser d’emblée les Girondins, par exemple.
A. M. – Plus subtil, non. Je crois que le spectacle est aussi radical que 1789, vis à vis de la bourgeoisie, et même plus d’une certaine façon. Mai nous ne voulons pas employer la dérision dans ce spectacle, parce qu’elle risquerait d’affaiblir terriblement l’ennemi. Or, l’ennemi est bien plus fort qu’il ne l’était en 1789. En fait, nous voulions parler avant tout de cette tentative de démocratie directe par les sans-culottes, de la conception de la démocratie populaire. Je voulais que ce soit un spectacle de science-fiction, c’est-à-dire un spectacle où l’on voit l’intervention de la morale communautaire, de la démocratie directe, etc. Un spectacle de visionnaires. Les gens à cette époque ont fait des projets fantastiques. Ils ont vraiment jeté les bases d’une société nouvelle. On n’a jamais été aussi loin qu’eux. La scène de l’Église, celle où les femmes font de la charpie et bâtissent le nouveau monde, si on la réussit vraiment, pour moi c’est un moment de science-fiction.
F. K.- Cette volonté vous a fait abandonner peu à peu la trame événementielle…
A. M. – Oui, je croyais quand même au début que le déroulement de l’histoire serait plus présent, et puis on s’est aperçu très vite qu’on ne raconterait que les événements qui avaient touché de près les sans-culottes. De la même façon, au début, je croyais encore que les sectionnaires joueraient les grands personnages de l’histoire, Robespierre, Danton, etc. C’étaient des réminiscences de 1789. Mais on s’est bientôt rendu compte que c’était faux. En fait, les sectionnaires ne voyaient jamais les députés, sauf à l’Assemblée, de loin. Donc, ils jouent leur opinion. Dumont ne joue pas Robespierre, mais le fait qu’il est robespierriste, et que donc il est la voix de Robespierre dans la section ; il ne joue pas Robespierre, il l’explique. Et finalement, nous ne parlons que de trois grands événements, le 10 août, Valmy, la chute de la Gironde, trois événements qui rythment le spectacle. Entre-temps, nous parlons de ce qui a été l’espoir des sans-culottes, de leurs déceptions et de leurs luttes, au niveau du savon, du quotidien. C’est cela qui peut dérouter les gens. 1789– et à mon avis, c’était sa faiblesse – n’était pratiquement jamais au niveau du quotidien, si ce n’est un tout petit peu dans les fables du début (Marie la Misérable, « l’eau du bébé », etc.) et dans « Rien pour écrire », et ce sont justement les moments du spectacle que je préfère. Alors que dans 1793, on voit tout le temps les gens se battre pour le pain.
F. K. – Le texte de 1793 sera beaucoup plus important qu’il ne l’était dans 1789.
A. M. – Nous avons un problème au niveau du texte. Les gens qui nous disent : « Oh là là, le texte n’est pas bon », ont la partie belle, parce que c’est vrai. C’est vrai et en même temps ce n’est pas vrai, parce que j’estime que le texte de 1789 était très fonctionnel, très juste. Je crois que pour 1793, après un beaucoup plus gros travail, ce sera la même chose. Nous retravaillons le texte des improvisations en fonction de la clarté, de l’efficacité d’une phrase. Nous faisons attention à ce qu’il n’y ait pas de mots modernes, d’anachronismes. Mais nous ne sommes pas des auteurs de théâtre.
F. K – Crois-tu qu’une collaboration eut été possible avec un auteur qui aurait suivi votre travail dès le départ ?
A. M. – Je ne le pense pas. L’auteur risquerait d’imprimer sa vision personnelle des événements. Je pense que pour le moment, nous sommes dans une situation sans solution, jusqu’à ce que nous acquerrions – oui, après tout, pourquoi est-ce que nous n’acquerrions pas peu à peu une certaine richesse de langage ? On ne peut pas tout inventer en même temps. Les comédiens sont déjà en train d’acquérir une imagination assez exceptionnelle à mon avis, parce que vraiment, arriver à recréer un spectacle comme ça, simplement à partir d’une histoire… En outre, quand ils sont vraiment dans leurs personnages, il y a des moments de texte formidables, pas encore aussi parfaits que lorsqu’ils font des clowns. Dans leur clown, certains comédiens arrivent à sortir des textes inimaginables ! Il faudrait essayer d’obtenir cela avec des personnages.
F. K. – Au public aussi 1793 demandera, me semble-t-il, un engagement plus grand que 1789. Sur le champ de foire de 1789, les spectateurs étaient appelés à jouer le rôle de la foule ; là, à l’intérieur de la salle de spectacle transformée en section, ils seront amenés à tenir, par l’inconscient, le rôle de sectionnaires, mêlés en quelque sorte aux débats publics. Les réactions risquent d’être fort différentes, les divisions accentuées.
A. M. – Et en même temps, ce que je crains aussi, c’est que come c’est un spectacle beaucoup moins à slogan que 1789, certains vont être déçus peut-être. Je ne sais pas. Il y a aussi quelque chose qui m’intéresse : quelle va être l’attitude du public quand il va être éclairé, en plein jour. En fait, il ne sera pratiquement jamais dans le noir, sauf pour deux ou trois scènes qui se passent la nuit, dans la section, avec une lampe. Mais ce que je souhaiterais le plus, c’est qu’on puisse jouer 1793 dans une usine. On prend les trois tables et on les installe. On joue en plein jour. Ce serait aussi beau quà la Cartoucherie et ce serait l’épreuve du spectacle : savoir s’il est vraiment aussi clair que je crois qu’il peut l’être.
F. K. – Est-ce qu’à ton avis, il y a un progrès dans la création collective ? Est-ce que les comédiens ont apporté plus de choses ? Est-ce que tu as été plus directive ?
A. M. – Tout ce que je peux te dire, c’est que cela a été beaucoup plus difficile pour tout le monde. Je suis incapable de te dire qui a apporté quoi pour 1789. Et dans 1793 déjà, c’est la même chose. Très souvent cela se passe au cours d’une conversation. L’autre jour, nous avons pu analyser un peu le processus. J’ai dit : nous avons quatre scènes, à mon avis c’est trop long, il faudrait arriver à n’en faire que deux. Et je propose aux filles : pourquoi est-ce que vous ne feriez pas l’émeute du savon dans la queue de l’épicerie. Comment ? Je ne sais pas. Un comédien dit alors : j’ai une autre idée. Pourquoi est-ce qu’une des filles ne raconterait pas l’émeute du savon ? Et soudain, tout est devenu clair : une fille racontera l’émeute du savon dans la queue de l’épicerie et la scène se terminera par la demande de la loi sur le maximum. Ce sont trois improvisations qui tout à coup se sont amalgamées. Cependant, il est évident que certains comédiens apportent beaucoup plus que d’autres.
F. K. – Après 1793, le passage à l’époque contemporaine semble inévitable…
A. M. – Oui, c’est vrai. Mais peut-être pas dans le prochain spectacle. Nous ne sommes pas encore vraiment prêts. Je ne sais pas. Ce que j’espère, ce qui serait formidable, c’est que 1793 marche bien et que pendant trois mois nous puissions travailler dan le but de rien du tout, comme on l’avait fait aux Salines, avant Les Clowns. Qu’on retravaille à fond sur les masques, à fond sur les mots. Pour 1793, on avait esquissé tout un travail sur les messagers antiques, j’aimerais bien y revenir. Et je voudrais aussi que nous travaillions sur le chant, beaucoup. C’est vraiment ce que j’espère, pouvoir travailler un moment comme ça, et voir ce qui se dégage de là. Voir si on peut faire quelque chose sur l’histoire contemporaine, parler de maintenant au théâtre. Mais je ne suis pas sûre que nous soyons prêts…
Le 15 avril 1972
Entretien de Françoise Kourilsky avec Ariane Mnouchkine.
"DIFFERENT, Le Théâtre du Soleil", Travail Théâtral – La Citée, février 1976.