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Ariane Mnouchkyiv l’unique

 

Une centaine de jeunes actrices et acteurs venus de tout le pays, malgré les destructions et les bombardements, les attendaient à Kyiv au Théâtre de la jeunesse. Avant de parti en mars dernier, Ariane Mnouchkine avait écrit une lettre :


« Venir partager notre façon de faire du théâtre, bref, venir faire la fête, comme dit Meyerhold, dans un pays en guerre intense depuis un an, est-ce de l’inconscience, de la légèreté, de l’arrogance ? On pourrait tout dire.
On dira probablement tout, tant il nous est difficile d’expliquer ou de justifier un geste d’amour, de gratitude, d’inquiétude, d’angoisse même, mais surtout de confiance et d’espérance. Nous n’aurions d’ailleurs pas osé proposer un tel voyage si nous n’avions mille et un témoignages de l’extraordinaire faculté de célébration de la vie dont font preuve tant de citoyens de la capitale et d’autres villes dont les théâtres jouent. Presque tous les soirs. Envers et contre tout. Avec lumières ou sans lumière. Où les musiciens jouent. Presque tous les soirs. Envers et contre tout. Avec sono ou sans sono.
Alors comment rester, impuissants, devant nos télévisions, sidérés par l’héroïsme des uns et incrédules devant la pusillanimité procrastinatrice des autres. Les autres étant… nous, en l’occurrence. »

Ils allaient se retrouver chaque jour au théâtre. Chacune, chacun ayant affiché les lettres de son prénom sur sa chemise, son pull. Les acteurs du Soleil tout autant, excepté Ariane. Tous ces jeunes porteurs de l’avenir du théâtre ukrainien connaissaient sinon son visage, du moins son nom et celui de sa troupe, guère plus. Les mythes voyagent plus facilement que les spectacles.

La générale Ariane et son bataillon ne sont pas venus les mains vides. Chaque jour, trônant derrière un micro et entourée d’interprètes, Ariane Mnouchkine leur a livré des « munitions  culturelles  », des armes théâtrales. « L’école nomade n’est pas une méthode mais une pratique » a -t-elle commencé devant ces jeunes le plus souvent formés d’après « la méthode Stanislavski » et ayant l’habitude de partir de textes. Rien de tel avec Ariane. Quelques accessoires, un vague canevas et en avant l’improvisation. Des scènes de guerre, d’adieu, des tentatives de viol, des coups de feu, des révoltes et des peurs. Tout se mélange. Ariane, concentrée, les regardent, sourit, rit, les incite à sortir des sentiers battus. Beaucoup ne sont pas montés en scène, mais leur cœur y était. « Le théâtre peut aider les gens à se sentir encore en vie  » a dit encore Ariane, doucement pugnace, loin de faire ses 84 ans comme plusieurs le lui diront.

En racontant brièvement comment ils étaient arrivés au Soleil, celui-ci, Indien, suite à un stage à Pondichéry, et celui-là, Afghan, après un stage à Kaboul, ont ouvert la porte des rêves. Cependant, tous ou presque, veulent rester en Ukraine. Reconstruite le théâtre ukrainien, vivre, jouer. Le film est ponctué, ça et là de petites confessions des uns et des autres, aussi pudiques que touchantes. « J’ai arrêté de pleurer  » dit une jeune femme..

« Qu’est ce que le théâtre peut faire en temps de guerre ? » s’est demandé Ariane à haute voix. Sa réponse, elle l’a donnée le dernier jour à tous ces jeunes buvant ses paroles jour après jour : « on a réussi à faire une petite île de théâtre. Et on recommencera » leur a-t-elle soufflé, souriante et déterminée. Et d’ajouter : « vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indes… » . A -t-elle dit « indescriptible » ou « indestructible » ? Les deux, sans doute.

Jean-Pierre Thibaudat, Mediapart, 12 févreir 2024