Pour traduire, il faut d'abord réussir à savoir ce que "cela veut dire". Il y a d'abord un indispensable et très précieux mot à mot de notre amie Claudine Bensaïd. Cependant, parcourant les diverses traductions françaises, anglaises, italiennes, on s'aperçoit que c'est dès les manuscrits que, depuis des siècles, des manipulations diverses, corrections, inversions, amputations, interventions, bien ou mal fondées de la part des copistes, des éditeurs, des traducteurs précédents, certains émérites hellénistes, sont exercées sur le texte initial jusqu'à parfois lui faire perdre tout sens. Alors vient une angoisse : qui croire ? Il faut pourtant prendre un parti et je veux prendre celui de ceux qui veulent retrouver, aussi difficile, aussi mystérieux, aussi apparemment illogique soit-il pour des oreilles de notre époque, le texte le plus proche du texte original.
Je lis par hasard le début de l'immense travail littéraire et philologique accompli sur l'Agamemnon d'Eschyle par Jean Bollack et Pierre Judet de La Combe. Aussitôt cette œuvre me paraît si exigeante et si convaincante dans son désir de rétablissement du sens, qu'elle me devient indispensable. Je rencontre les auteurs, c'est bien de cela qu'il s'agit. En véritables chercheurs, ils savent que la recherche ne va pas sans hésitation ni même sans erreur. Ils savent, je sais, que parfois ils se trompent, nous nous trompons, et que dans un an, dix ans, sur le chemin de leur recherche, ils changeront peut-être d'avis sur le "sens exact" d'un ou deux mots. Peut-être le texte, comme toujours, est-il encore plus fort que ce que l'on pressent alors. C'est donc l'état actuel de leur déchiffrement qu'ils m'ont ouvert, sans aucune réserve, sans aucune méfiance, avec la générosité sans limite qui est l'apanage des vrais savants. Sans jamais vouloir préserver avaricieusement leur savoir, bien au contraire, ils montrent une joie enthousiaste à le transmettre, et à le voir monter sur le théâtre. Sans jamais non plus intervenir sur ce qui reste de ma responsabilité ; c'est-à-dire, une fois compris ce que cela "voulait vraiment dire", comment le "traduire" ?
L'obstination presque obsessionnelle avec laquelle ils me signalent les passages encore "pas tout à fait exacts" et qui parfois m'impatiente, finalement se révèle toujours fertile. Et contrairement à ce que je crains, cette contrainte n'est pas une entrave, mais une instigation.
Ils m'ont beaucoup appris ces "savants fous" comme nous avions dès le début surnommé ces fous de science.
Ariane Mnouchkine
L'Orestie d'Eschyle n'est pas un texte donné, dont on disposerait simplement, et qu'il suffirait de traduire avec art pour en restituer la force. Pour les philologues qui tentent de le déchiffrer, ce texte est un chantier toujours ouvert. Non qu'il soit matériellement défectueux, ou trop énigmatique. Ce qui est difficile, c'est de comprendre la langue propre à un auteur, celle qu'il s'invente pour faire exister et nouer entre elles, dans une configuration inédite, des manières nouvelles, possibles et changeantes de se rapporter à la société, au droit, à l'univers des mythes et à la science, à Homère ou même à la langue grecque telle qu'elle s'écrivait ou se parlait. A cet égard, l'Orestie était à l'origine, quand elle fut écrite, une œuvre étonnamment nouvelle et libre.
Le mieux qu'un philologue puisse faire est sans doute d'examiner les phrases avec toute la lourdeur caractéristique de la science du texte, en faisant comme s'il devait regarder sous chaque mot - mais cela dans l'idée que s'il pousse assez loin l'analyse de la lettre, jusqu'à la précision de ses "unités de sens", il se donne une chance de saisir quelque chose comme la dynamique particulière de la langue d'Eschyle dramaturge. Au traducteur, au metteur en scène, il livre, pesamment, une image de ce mouvement créateur, en essayant de dire, dans ses commentaires, comment l'œuvre s'approprie et transforme les matériaux de la tradition, selon une liberté qu'on ne peut jamais définir à l'avance. Il ne peut pas aller au-delà. Après, commence un autre type d'interprétation, dans l'écriture et dans le spectacle, où l'œuvre redevient un événement actuel.
Il y a eu un travail commun entre Ariane Mnouchkine et nous autour du texte et de sa traduction de l'Agamemnon et des Choéphores, puis avec Hélène Cixous pour les Euménides. La liberté de leur écriture voulait en effet s'appuyer sur un sens défini des phrases afin que l'œuvre, qui avant d'être transformée en spectacle ne survit d'abord que par le texte, ne soit pas éliminée au profit d'une adaptation quelle qu'elle soit.
Jean BOLLACK et Pierre JUDET DE LA COMBE
" À propos de traduction ", in Agamemnon d'Eschyle, traduction d'Ariane MNOUCHKINE, Théâtre du Soleil, 1990, pp. 7-9