Premier spectacle du Théâtre du Soleil : Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki (1902), adaptation d'Arthur Adamov.
Création à la MJC de Montreuil, novembre 1964.
Une cinquantaine de représentations dans la banlieue parisienne, en tournée et rue Mouffetard à Paris.
Moins de 3 000 spectateurs, une moyenne de 60 par soir…
Pourquoi Les Petits Bourgeois ?
Un peu par hasard. Un jour, Ariane est venue, la pièce à la main. Passionnée de Tchekhov, elle n'osait pas penser à le jouer. La pièce de Gorki, très tchekhovienne dans le sens classique du terme, lui permettait d'approcher le "maître" par un biais.
Le thème de la pièce : l'ennui, l'impossibilité de se sortir de soi. Une famille de morts-vivants englués dans une vie petite bourgeoise étouffante. Père tout-puissant, mère effacée, enfants velléitaires (Piotr et Tatiana) ; suicide. En contre-point, dynamisme d'une classe nouvelle montante (Nil et sa fiancée). Si les enfants sont conscients de l'abîme qui les sépare de leurs parents ("Père, votre vérité nous est étrangère", "les principes auxquels tu as conformé ta vie ne valent plus rien pour nous"), le père, un inutile, reconnaît l'échec de son éducation et son incapacité à communiquer avec ses enfants ("Les enfants, ils vivent, ils se taisent. Qu'est-ce qui se passe dans leurs âmes… dans leurs têtes ? on n'en sait rien". Les enfants démissionnent devant la vie ("Je suis un être faible… " "Cette vie est au-dessus de mes forces", "Je suis fatiguée", "La vie brise les gens sans bruit, sans cris…, sans larmes, insensiblement ").
"Si la vie t'ennuie, fais quelque chose. Celui qui travaille ne s'ennuie pas". L'exemple et les conseils du mécanicien Nil et de sa fiancée, couturière, n'y feront rien.
On voit ce qu'une telle pièce pouvait signifier pour des jeunes s'apprêtant à "entrer dans la vie d'artiste" ; si Ariane Mnouchkine, issue d'un milieu cosmopolite et de parents divorcés, n'avait pas connu personnellement ces repas de famille atroces (l'acte principal de la pièce ; "Ce n'est pas un buffet, c'est un symbole" (Ariane Mnouchkine)), son amitié et son intimité avec ses camarades de l'ATEP les lui avaient fait entrevoir : monter Les Petits Bourgeois qui "parlaient de nous, de la famille telle que mes amis l'avaient encore largement sur le dos" (Ariane Mnouchkine), c'était rompre avec un confort petit-bourgeois lénifiant, régler leur compte aux Piotr et Tatiana qu'ils auraient pu être, ("il y avait au moins 3 Piotr dans la Compagnie" (Ariane Mnouchkine)), affirmer une volonté de créativité.
Les comédiens vécurent et travaillèrent ensemble en Ardèche tout l'été de 1964. Ariane Mnouchkine était arrivée avec ses petits soldats de plomb et avait commencé à faire ses déplacements. Au bout de quelques jours, elle s'aperçut que ses soldats n'avaient rien à voir là, que pour cette pièce, les déplacements n'avaient qu'une importance mineure, que "la mise en scène, c'était les rapports, les états d'âme, les états d'esprit, les acteurs, les acteurs et l'espace" (Ariane Mnouchkine).
Ariane Mnouchkine avait dans ses bagages les écrits du metteur en scène et formateur de comédiens russe, C. Stanislavski.
Aucune "scène" ne fut répétée comme il était d'usage dans les cours d'art dramatique. Ne craignant pas de partir de zéro ("Nous ne savions rien", "nous tâtonnions" - terme qu'emploiera encore Ariane Mnouchkine au moment de 89 -) les comédiens se forgèrent une méthode empirique à eux qui les aiderait à découvrir le théâtre et une façon de la faire qui leur soit propre (ce processus ne fera que se développer au cours des années) :
1) lectures nombreuses sur la période,
2) distribution des rôles (élément encore traditionnel qui sera abandonné dès la préparation de La Cuisine),
3) exposé de chacun sur son personnage,
4) expression corporelle, mime, gymnastique (ils avaient avec eux leur professeur particulier, G. Donzenac),
5) improvisations stanislavskiennes.
Quelle était la "méthode" de Stanislavski ?
Pour Stanislavski, l'acteur ne peut pas jouer une scène s'il n'est pas imbibé du personnage tout entier, c'est-à-dire s'il ne "revit" pas le personnage dans ses faits et gestes, s'il n'en reconstitue pas la vie intime en usant de sa propre mémoire affective et de la technique du "comme si", s'il ne recherche pas les motivations subjectives d'actes accomplis dans des situations données. Stanislavski était si scrupuleux dans son réalisme psychologique qu'il allait jusqu'à faire prolonger les décors au-delà de "l'aire" de jeu proprement dite, par des "pièces adjacentes", "terrasses" ou "jardins", de manière à ce que le spectateur puisse entrevoir les personnages hors de l'action "principale" et que le comédien continue à y vivre son rôle.
La troupe ne travailla pratiquement pas la pièce cet été-là. Elle improvisa sur et autour du texte, prenant les mots au pied de la lettre :
"Toi, Piotr, tu viens d'où ? tu vas où ? pourquoi ? qu'est-ce qui te pousse ? avec qui parles-tu ? parle-lui, etc.". En général, les acteurs "fonctionnaient" très bien et jouaient le jeu. Deux d'entre eux, cependant, qui ne faisaient pas partie du groupe, n'acceptèrent pas un travail d'approche si peu traditionnel où on ne leur disait pas "toi, tu fais-ci, toi, tu vas-là, etc.". Ils partirent en disant à Ariane Mnouchkine (la troupe aime à s'en rappeler !) "tu ne sais pas ce que tu veux, tu n'arriveras à rien de cette manière, tu n'es pas un metteur en scène".
La première eut lieu en novembre. Les moyens modestes de la troupe (chacun participait de ses économies) lui avaient fait choisir des costumes de base récupérés ici et là et légérement transformés ; le décor avait été inspiré à Ariane Mnouchkine par une visite à une paysanne ardéchoise : des rideaux de dentelle, un couvre-lit en macramé, une nappe en filet sur la table ; soudain, elle avait "vu" l'intérieur des Petits Bourgeois, senti que si elle "avait vécu toute (son) enfance parmi le macramé, ce serait devenu pire que les grilles d'une prison" (Ariane Mnouchkine).
L'ingéniosité de Roberto Moscoso pallia à la modestie des moyens : sur une scène traditionnelle, à l'italienne (une boîte), des rideaux sur des paravents, déplaçables à volonté, quelques meubles recouverts de peluche ou de dentelles : intérieur à première vue délicat mais étouffant, ô combien ! Dans ce spectacle, sobre et rigoureux, l'accent était mis sur la qualité du jeu, très stanislavskien. Très "classique" aussi.
Deux mois de travail intensif en Ardèche, puis trois à Paris, en tout, cinq mois. Beaucoup plus que dans les autres théâtres français. Répétitions en costumes, avec maquillage, au moins deux mois avant la première ("Il faut que le vêtement se fasse au corps" Fr. Tournafond).
Peu d'écho dans la presse, qui attendra le succès de La Cuisine pour "découvrir" une nouvelle troupe. Quelques exceptions cependant : enthousiasme de Gabriel Marcel "Je tiens à rendre un hommage ému aux interprètes et à Madame Ariane Mnouchkine qui a mis la pièce en scène… quelle justesse de ton ! quelle qualité dans l'atmosphère !" [ ] ; sympathie de Claude Olivier "La mise en scène ne vise jamais à l'effet" [ ]et de Claude Morand "On peut y découvrir le talent" [ ] . Pas d'article dans les quotidiens. Et les hebdomadaires paraissent trop tard pour amener le public dans la banlieue parisienne.
BABLET Denis et BABLET Marie-Louise, Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, diapolivre, Editions du CNRS, Paris, 1979, pp. 10-13