Le 23 juin 2020
L'Heure bleue | France Inter | 23 juin 2020 | Laure Adler, avec Ariane Mnouchkine.
Et un extrait de La Ville parjure ou Le réveil des Érinyes* de Hélène Cixous lu par Nirupama Nityanandan, Juliana Carneiro da Cunha, Myriam Azencot, Brontis Jodorowsky, et Maurice Durozier.
"Lourde est la profération coléreuse des citoyens, il faudra payer le prix de la malediction populaire." Eschyle, Agamemnon.
La Ville parjure .... Les Érinyes (N. Nityanandan, J. Carneiro da Cunha, V. Grail). Photo Michèle Laurent
SCÈNE XIV*
(Entrent : Professeur Cornu-Maxime, Anselme, Jumeau, Berthier, Brulard, Madame le Professeur Lion, et Monsieur Capitaine qui rôde.)
[.../...]
MADAME LION
C’est simple : il avait des stocks de sang porteur de mort et il voulait les vendre.
BERTHIER
Il avait des stocks de sang mais il ne savait pas que le sang était douteux.
MADAME LION
Il n’y avait aucun doute. Il savait et il voulait vendre. Sachant, il vendait. D’un côté sachant, de l’autre vendant. Voulant. Je savais. Il savait. Les couloirs savaient. On pouvait savoir. On aurait dû savoir. Vous auriez pu savoir. Tout était publié.
BERTHIER
Ah ! Oui, mais ça c’était dans l’American Review. Et si on ne lit pas l’anglais ? Lui, il ne lisait pas l’anglais, Machin, dit-on. Et je n’ai pas honte de dire que moi non plus.
MADAME LION
Et le français, vous lisez ? Parce que moi, à la même époque, j’ai tout écrit en français dans le n° 7 de « La Revue médicale ».
JUMEAU
Dites donc, Madame Lion, on ne peut pas tout lire tout le temps au bon moment. En tout cas, eux, en hiver, ils ne savaient pas encore, j’ai lu ça dans les journaux.
MADAME LION
Avant l’hiver, dès le printemps, ils savaient.
Et ils vendaient leurs sinistres semences.
C’est alors qu’il écrit ceci.Tenez, écoutez :
(Elle lit) « Tous nos sangs sont contaminés. Alors que faire ? Si l’on arrête la distribution, les conséquences économiques seront très graves. La distribution des produits reste donc la procédure normale jusqu’à épuisement des stocks. » Telles sont les paroles du printemps.
BERTHIER
Comment ? Je n’ai pas compris. Les mots n’ont pas trouvé le chemin de mes oreilles.
JUMEAU
Mais qui a écrit cela ?
MADAME LION
Ce sont ses mots. C’est sa propre circulaire. Je relis :
« Tous nos sangs sont contaminés. Alors que faire ? Si l’on arrête la distribution, les conséquences économiques seront très graves. La distribution des produits reste donc la procédure normale jusqu’à épuisement des stocks. »
BERTHIER
Faites voir. Ah! Mais alors ils savaient ?! Mais moi je ne savais pas, non ! Et jamais je n’ai su qu’il savait ! Faites voir... Quelle... Quelle... les mots me fuient.
MADAME LION
Mais vous, mes chers confrères,vous n’êtes pas spécialistes du sang.
JUMEAU
Mais pourquoi ne l’a-t-on pas dit, tout ça ?
MADAME LION
Pas dit ? Combien de milliers de fois faut-il dire la même chose pour que la chose soit dite une fois pour toutes.
BRULARD
C’est qu’une telle chose ne se croit pas.
BERTHIER
Non mais moi j’ai entendu répéter pendant des années : on ne savait pas et partout, et devant les dieux, devant les juges, les journalistes et les dieux.
MADAME LION
Alors on les croit, eux, ceux qui nient
Le mensonge a une force si étrange. C’est l’énigme. Têtue, la Vérité écrit : on savait.
Aussitôt le mensonge se jette sur les mots
Et piétine leur lumière
On-ne-savait-pas écrase on-savait, lutte inexorable
La Vérité chassée halète dans les caches sous la terre Par là-dessus le mensonge édifie ses monuments Des empêchements empêchent la vérité de jaillir. Mais l’ignorance réécrit l’histoire tous les jours.
JUMEAU
S’il savait, alors je ne comprends plus rien.
CORNU-MAXIME
Vous parlez de savoir, comme si on savait ce que c’est que savoir ! Est-ce qu’on sait ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait ce qu’on ne sait pas ? On ne sait pas ce qu’on sait. Et comme l’ont dit nos maîtres, avant de savoir on ne sait pas. Donc pour porter un jugement juste dans cette histoire, il faudrait savoir quel jour et à quelle heure on a su que l’on savait.
BERTHIER
Puisque vous saviez si bien vous, Professeur Lion, pourquoi ne vous êtes-vous pas accrochée au tocsin ?
JUMEAU
Bonne question.
MADAME LION
Je me suis accrochée à tous les tocsins.
Pendant des années, j’ai sonné, sonné, sonné
Jusqu’à ce que se rompent les fils de la raison.
Un jour je me suis dit : j’appellerai Machin jusqu’à ce qu’il réponde. J’ai téléphoné dix fois par jour dix jours de suite à l’homme en question et cent fois il a refusé de me répondre. Cent fois de suite refusé. Je m’étais dit, je ferai résonner le cri du sang cent fois, si perçant si angoissé, qu’il crèvera le bouclier. Je l’ai fait cent fois, et je l’ai fait encore, une dernière fois.
Sans aucun écho jamais.Tous mes cris à la mer. Ma bouche ensablée. Cent fois c'est la vérité.
CORNU-MAXIME
Vous avez une preuve ?
MADAME LION
Une preuve des téléphones ? Non. J’aurais dû y penser.
On ne devrait jamais crier par cris, par air, par téléphone. Il faudrait crier tout par lettre.
CORNU-MAXIME
Parfaitement.Vous auriez dû nous écrire recommandé.
MADAME LION
Maître, en 1982, je suis allée vous voir, vous vous en souvenez, je vous ai dit : comme si nous prenions des enfants à l’hameçon du sang, vous m’avez dit faites-moi un rapport quatre pages.
CORNU-MAXIME
Vous me l’avez envoyé ?
MADAME LION
Je vous l’ai envoyé.
CORNU-MAXIME
Je vous ai répondu ?
MADAME LION
Répondu. Merci pour votre rapport, j’en prends note.
Je suis vieux,je suis fatigué,je ne peux pas m’occuper de tout.Voyez avec le Ministère.
CORNU-MAXIME
Vous n’aviez qu’à...
MADAME LION
Alors je me suis accrochée au tocsin du Ministère
Jusqu’à ce qu’on me dise adressez-vous au Maître Puisqu’il est notre Expert.
Tout le monde a été averti et personne n’a rien su.
À quoi sert le déluge ? Personne n’entend monter la Mort ? La surdité c’est le problème.
CORNU-MAXIME
Madame je vous remercie pour cet exposé.
Donc il savait. Bon. Quelle heure est-il ?
[.../...]
* © coédition Théâtre du Soleil / Editions Théâtrales / BnF, 2010 (première édition en 1994). Le livre est disponible au format papier, numérique, et braille numérique.
À voir actuellement sur notre chaine Viméo, le film documentaire : "d'Après La Ville parjure" de Catherine Vilpoux