Premières séances de travail à Battambang, été 2010. Photo © Everest Canto
Février 2011, Battambang. Ville basse sur horizon de campagne étale, à l’écart de la diagonale touristique Phnom Penh-Siem Reap (Angkor). Saison sèche, terre brûlée, ciel absent, piège aveuglant chiche d’ombre. Temps suspendu. En 1967, la province a été le siège d’un massacre qui fera vaciller Sihanouk. À la manœuvre, son ministre, Lon Nol, contre des paysans que sa brutalité va convertir au communisme. Deux éléments constitutifs des événements à suivre se nouent à ce moment. Cela est inscrit dans L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, d’Hélène Cixous. Ici, Battambang est dedans et dehors. Son passé, à interroger dans le mutisme du paysage, à rappeler d’autant mieux. Une prise d’appui au cycle de violences et de destructions du Cambodge. Celles-là même que Phare Ponleu Sepak (PPS) – « Lumière de l’art » – s’efforce de réparer. À l’origine de PPS, en 1985, une ONG pour la réREPLACEion par le dessin des enfants victimes des guerres. Maintenant, à dix minutes de touk touk du centre-ville, trois écoles, gratuites, scolarisent quatre cent cinquante enfants. Action sociale, action éducative et des spécialités : arts visuels, musique et arts de la scène. La plus connue, pour avoir beaucoup circulé à l’étranger, est la section des arts du cirque.
Adjacent au cirque, un bâtiment en dur où la trentaine de comédiens, musiciens et techniciens cambodgiens retenus et formés par le Théâtre du Soleil répète la première partie du Sihanouk depuis des semaines. Cet après-midi, filage inaugural. Moite tension. Les metteurs en scène, Georges Bigot et Delphine Cottu côte à côte à la table. Face à eux, au centre de la scène, sur un portant, un simple rectangle de tissu orange. A jardin, quatre instrumentistes, armés de tradition, le doigt sur les cordes et les percussions. Premières entrées en scène, à l’arraché. Montée en puissance progressive. Le texte khmer résonne dans la haute pièce de ciment aux volets clos, suivi ligne à ligne, tant que faire se peut, dans sa version française. Les personnages qui en sortent, parfaitement identifiables, empruntent, comme s’ils l’avaient toujours fait, les chemins frayés un quart de siècle avant par Ariane Mnouchkine. Non par imitation, mais par une sorte de cheminement spontané, dans les prises de respiration nécessaires, dans l’enchaînement des dialogues et des gestes. Comme si les passages, les circulations étaient inscrits dans l’écriture même d’Hélène Cixous, quelle que soit la langue et l’époque.
L’implication de chacun est sensible. Un corps collectif s’est constitué, au bénéfice de la pièce. Une contagion transmise, elle, directement par la pratique du Théâtre du Soleil. Pas d’inactifs. Chacun, à chaque instant, a quelque chose à faire. Chacun reste raccordé, prêt à bondir prendre le relais. L’interprète de Sihanouk, San Marady, occupe la place de la soliste dans un concerto. Une minuscule jeune femme aux yeux fiévreux, une instrumentiste de premier plan, une autorité de feu sur le jeu. Elle s’est dégagée comme une évidence des castings effectués par Georges Bigot et Delphine Cottu. Elle seule pouvait donner à Sihanouk épaisseur et complexité. Rien d’un jeu avec le genre, mais seulement avec une créature – historique – de théâtre. Quel autre art aurait cette assurance en ses propres convictions ? Le final, en chemise-cravate honore l’hymne national. Les jambes et les voix tremblent. Les joues se mouillent. Avec Sihanouk, toute une histoire revient à la maison. Les larmes saluent la prodigue, sa réREPLACEion.
Jean-Louis Perrier
Photo © Everest Canto