Parti il y a deux siècles de la Corée profonde, le p'ansori commence depuis peu à être apprécié en Occident. Des auditoires l'écoutent, subjugués par la performance du chanteur, même sans comprendre un traître mot du texte. L'image ne s'en oublie pas facilement : un artiste - aujourd'hui souvent une femme - vêtu à la coréenne, arpentant, un éventail à la main, une large natte lui servant de plateau, racontant et mimant une histoire en vers, la chantant en solo pendant des heures d'une puissante voix de gorge. Un joueur de tambour, assis non loin, l'accompagne de son instrument, lui donnant le rythme de chaque segment et l'encourageant, par intervalles, d'un gloussement d'étonnement ou de satisfaction. L'exécutant varie cadences, mimiques et intonations, selon qu'il est narrateur ou acteur et selon le personnage qu'il incarne. Il ou elle s'interrompt parfois pour de brefs apartés avec son tambour ou avec des spectateurs, ainsi que pour des intermèdes parlés, qui lui permettent de se reposer la voix et de résumer la situation ou le déroulement de l'histoire.
Qu'est ce que le p'ansori et d'où vient il ? Le nom d'abord. Il est intraduisible et se prononce avec deux n (p'annsori) et un p fortement soufflé comme dans l'anglais panel. P'an semble faire référence au lieu public de réjouissances des petites gens, sori (bruit) est le terme péjoratif qui désigne la parole ou le chant de quelqu'un qui, dans la hiérarchie sociale, n'a pas droit au respect. Le mot l'indique, l'art du p'ansori est né dans les plus basses couches de la société. Nous sommes au début du XVIIIe siècle, peut être encore à la fin du XVIIe. La Corée s'est mal relevée de deux invasions consécutives, japonaise en 1592, mandchoue en 1637. Elle n'a pas changé de dynastie comme le Japon et La Chine. L'administration continue de se recruter dans la même classe héréditaire de lettrés néo confucéens, conservateurs et donneurs de leçons. Ils s'efforcent depuis des siècles, mais en vain, d'éradiquer du petit peuple ses "superstitions", ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler plutôt "chamanisme". L'intervenant principal de cette religion populaire, le médium professionnel, personnage considérable dans l'Antiquité, a, depuis belle lurette, été ravalé par eux au rang le plus bas, celui des gens de rien, des ch'ònin.
C'est de ce milieu méprisé entre tous qu'est sorti le p'ansori. Les chants du rite chamanique, muga, comprennent souvent, aujourd'hui encore, une partie narrative, qui retrace les exploits de l'esprit invoqué et dont le p'ansori semble avoir été à l'origine une extrapolation : même poème narratif à rebondissements, chanté en solo, mêlant le chant et la parole et accompagné d'un tambour. Les rythmes et les mélodies rappellent d'ailleurs ceux des chants chamaniques de la province de Chòlla, le Honam, au Sud Ouest de la péninsule, qui fut, selon toute vraisemblance, le berceau de cet art nouveau. Dans les familles de professionnels du chamanisme, dont les traditions se transmettaient de mère en belle fille, c'était généralement le fils de la première, époux de la seconde, qui accompagnait sa mère ou sa femme au tambour. C'était souvent lui qui, pour attirer la clientèle, allait se faire ensuite kwangdae, chanteur de belles histoires. Le devenir réclamait un entraînement intensif. De la voix d'abord, que le novice exerçait sur le bruit de fond d'une cascade. Il lui fallait aussi se constituer un répertoire, apprendre à broder sur des histoires simples, tirées du folklore, à les dramatiser, à les mimer, à les enrichir d'allusions piquantes, de descriptions osées, d'anecdotes pathétiques ou attendrissantes.
Un poème narratif en chinois, composé en 1754 par un lettré d'une autre province, raconte ce qui allait devenir un grand succès, l'histoire de Ch'un-hyang. C'est la plus ancienne trace écrite de l'existence du p'ansori. Au siècle suivant, en 1843, un autre poème énumère les titres de douze p'ansori alors en circulation. Ce n'est ensuite que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'un amateur éclairé de la province de Chòlla, SIN Chae yo, collationne les textes de six d'entre eux, apparemment non sans les réécrire et les embellir à sa façon. Cinq des six autres n'existent plus que sous forme de romans, la plupart retrouvés sous un titre différent. Le texte du douzième n'a pas été identifié. Le nombre douze était d'ailleurs peut-être symbolique et il n'était probablement pas exhaustif. Certains des romans qui nous sont parvenus pourraient bien être des développements de p'ansori inconnus et, inversement, il se pourrait qu'un texte de kut pour l'âme d'une jeune défunte, récemment découvert, Pae-baeng-i kut, soit celui d'un p'ansori d'une autre province, resté à l'état de gestation. Des six premiers de la liste de 1843, cinq se chantent encore, mais dans des versions qui varient.
Un texte de p'ansori est le résultat d'une lente création collective, généralement bâtie autour d'un noyau simple, une histoire reçue de la tradition orale. Plus d'un développement narratif ou d'une trouvaille de mots semble avoir été le fruit d'une improvisation du moment. Celle ci était facilitée par la simplicité de la métrique, deux hémistiches de deux pieds de trois ou quatre syllabes chacun, et par un stock de formules toutes faites que l'artiste combinait à volonté. Elle se faisait d'ailleurs parfois au détriment de la cohérence du récit. Adoptées ou non, ces variations finirent par entraîner la création de traditions locales différentes.
Se pratiquent encore les cinq chants suivants, les trois premiers surtout :
1) Ch'un hyang ka (Chant de Ch'un hyang)
Dans Le Chant de Ch'un hyang, Ch'un hyang, la fille d'une ancienne kisaeng, équivalent coréen de la geisha japonaise, vivant à Namwòn (Chòlla), est remarquée par le fils du mandarin local, YI Mong-nyong, dont elle obtient une promesse de fidélité éternelle. Leur bonheur est bientôt interrompu par le départ du jeune homme, qui doit suivre son père, rappelé à Séoul. Un nouveau magistrat est nommé, qui veut prendre Ch'un hyang pour concubine. Sur son refus, elle est jetée en prison, d'où, sur le point de mourir, elle est délivrée par le retour de YI Mong nyong, dépêché par le pouvoir royal en mission d'inspection.
2) Sim Ch'òng ka (Chant de Sim Ch'òng)
Le Chant de Sim Ch'òng est aussi l'histoire d'une jeune fille. Afin de payer la dette contractée par son père aveugle pour recouvrer la vue, elle se vend à des matelots, qui plus tard la jettent à l'eau pour calmer une tempête. Sauvée par une intervention surnaturelle, elle est présentée au souverain, qui l'épouse. La nouvelle reine invite alors tous les aveugles du royaume à un banquet, au cours duquel son père recouvre la vue.
Prise chacune dans sa totalité, ces deux histoires, extrêmement populaires, ne répondent ni l'une ni l'autre à un schéma traditionnel. Il existe bien des récits d'offrande de jeune vierge, jetée dans les flots pour apaiser un monstre qui a déchaîné la tempête. La suite normale en aurait été l'arrivée d'un héros qui aurait tué la bête et sauvé la victime. Ici, la survie de Sim Ch'òng dans le palais sous marin du dragon offre l'occasion d'un rebondissement spectaculaire. L'histoire de Ch'un hyang n'est pas moins composite. Les malheurs d'une jeune fille du peuple convoitée par un officiel cupide sont un thème récurrent, mais, avant la fin tragique habituelle, les créateurs anonymes ont interrompu le récit et retourné la situation, enchaînant sur un autre récit traditionnel du type fonctionnaire prévaricateur confondu par un inspecteur en mission secrete.
3) Hùng bu ka (Chant de Hùng bu)
Presque aussi populaire que les deux précédents, le Chant de Hung bò raconte l'histoire de deux frères. L'aimable Hung bò (plus tard Hùng bu) est privé de la jouissance du patrimoine par l'égoïsme et la cruauté de son aîné, Nol bu, qui le laisse vivre dans le dénuement. Il soigne un jour une hirondelle blessée qui, pour le remercier, lui confie des semences d'où sortira un trésor. Pour obtenir la même bonne fortune, Nol bu attrape une hirondelle, lui casse volontairement la patte et se met ensuite à la soigner. Il reçoit bien, lui aussi, des semences, mais ce qu'elles produisent ne lui vaudront que des malheurs.
4) Sugung ka (Chant du palais des eaux)
Le Chant du palais des eaux met en scène des animaux. Le récit est celui d'une fable tirée du folklore, Histoire de Lapin, fortement dramatisée pour mieux refléter les contradictions de la société des humains. Le Roi dragon, qui veut un foie de lapin pour guérir sa fille, est un tyran ; la tortue, qui tente de le lui obtenir, un fonctionnaire bête et dévoué, et Lapin un opprimé sauvé par sa débrouillardise.
5) Chòkpyòk ka (Chant de la falaise rouge)
Le Chant de la falaise rouge brode sur l'un des plus célèbres épisodes guerriers de l'Histoire développée des Trois Royaumes, un grand roman chinois qui connaissait en Corée un immense succès, tant en chinois que dans des traductions librement adaptées. La comparaison de ce p'ansori avec le roman dont il s'inspire montre les modifications apportées par SIN Chae hyo et ses amis. Ils n'y ont pas seulement inséré des péripéties de leur invention. Ils ont déplacé le centre d'intérêt, des chefs de guerre et de leurs stratagèmes vers les combattants ordinaires et leurs souffrances. Du conseiller du général en chef, ils ont en outre fait un valet de comédie, qui, tout au long du récit, tourne son maître en dérision. Le ton n'est pas à l'exaltation d'un exploit, mais au rabaissement et à la destruction d'un mythe.
Un p'ansori n'est donc pas une simple transposition de la tradition folklorique. Ses auteurs en ont progressivement refaçonné les récits, compliquant les situations, accentuant les contrastes, altérant les rôles traditionnels, semant des obstacles imprévus au déroulement logique des histoires. Comme dans les romans, entre le sujet, - narrateur ou personnage principal -, et la réalité objective à laquelle il est confronté, aucun des deux ne peut l'emporter sur l'autre ou se soustraire à son influence.
Le p'ansori cessa au XIXe siècle d'être de la pure tradition orale. Les chanteurs commencèrent à s'aider de canevas écrits, qu'ensuite d'autres lisaient, recopiaient et faisaient circuler. Parfois aussi, ils les développaient en style écrit, transformant peu à peu le poème narratif en roman en prose. Le succès venant, les imprimeurs s'y intéressèrent. C'est ainsi que naquit le "roman-p'ansori", dont le titre, "Histoire de ..." (... chòn) est censé faire la différence avec le p'ansori chanté, intitulé "Chant de ..." (... ka), par exemple, Sim Ch'òng chòn au lieu de Sim Ch'òn ka. En réalité, en présence d'une version écrite, la distinction est souvent malaisée entre chant et roman. Il est en tout cas certain qu'il y eut de nombreux échanges, tout au bénéfice de la littérature écrite.
La satire sociale se laisse partout deviner dans le p'ansori, comme dans la féroce Histoire de Lapin. Un roi prêt à imposer à ses subordonnés n'importe quel sacrifice pour sauver sa propre vie, un serviteur loyal dont il se débarrasse une fois qu'il l'a utilisé, un simple sujet qui ne survit qu'en se servant des failles du système. Le narrateur affecte de n'avoir que louange pour le zèle admirable de la tortue fonctionnaire. Double langage, sans lequel la satire n'eût pas été tolérée. C'est aussi le cas de l'histoire de la pauvre Sim Ch'òng. Il semble qu'il y ait eu au départ une histoire où le dévouement héroïque de la jeune fille à son père était dûment magnifié. En revanche, dans le roman-p'ansori, le doute est jeté dans les esprits. La personnalité du père y est dévalorisée en celle d'un viveur égoïste, indigne de tels excès de piété filiale.
L'Histoire de Ch'un hyang est elle aussi à double face. Dans la première partie, la jeune fille est une kisaeng locale, qui se donne à un jeune homme dès le premier soir, sans passer par la cérémonie du mariage. Son nom figure d'ailleurs sur le registre des kisaeng que le nouveau mandarin, sitôt arrivé, ne manque pas de consulter, mais, dans la seconde partie, la conduite de Ch'un hyang est tout autre. C'est celle d'une fille de l'aristocratie, chaste et fidèle. La conscience que la jeune fille a d'elle même ne correspond pas à sa condition légale. L'histoire a donc deux sujets. En surface, c'est un éloge de la fidélité féminine. A un niveau plus profond, c'est une mise en cause du statut des personnes dans la Corée de l'époque.
L'Histoire de Hùng bu se prête à la même dualité d'interprétations, le narrateur y pratiquant aussi le double langage. Il feint de louer le cadet vertueux et de blâmer l'aîné, mais, sous la louange, laisse percer la satire, tournant le premier en ridicule et soulignant son manque de caractère et son inadaptation à une société en évolution.
Dans le p'ansori, le petit peuple de la Corée ancienne, truculent, moqueur, sentimental, spontané, laisse percevoir son âme. Nulle part ailleurs, il n'a aussi bien réussi à percer le couvercle de culture chinoise que lui imposait artificiellement la classe des lettrés. Pour cette raison, le p'ansori sonne vrai. Sans doute est ce aussi pour cela qu'il ne cesse de nous toucher.
Daniel BOUCHEZ
Texte extrait du programme de la 31e édition du Festival d'Automne à Paris - Corée 2002, pp. 20-23