L'Âge d'or (Première ébauche) © Martine Franck / Magnum Photo
Quelle est la fonction d'un masque de théâtre ?
Le masque de théâtre est un outil de travail indispensable ; cela correspond à notre forme de travail ; ç'en est la base. Copeau, par exemple, qui a découvert le masque de théâtre, cherchait lui aussi comment faire bouger un corps ; avant, les comédiens ne faisaient bouger que leur visage et le texte ; le jeu masqué est absolument corporel ; il est donc nécessaire pour un jeu non-psychologique.
On a l'impression d'une force magique du masque. Plusieurs comédiens nous ont dit que certains masques, extraordinaires, les entraînaient vers eux ; d'autres produisaient moins d'effet.
C'est pour ça qu'il est très difficile d'en parler. Quand on parle de la magie, on a peur. Moi, j'ai de moins en moins peur : j'affirme qu'il y a une forme de magie. J'ai un ami balinais qui appelle ça “le facteur X”. Il est très difficile de savoir si un masque est bien ou pas bien, vivant ou pas vivant ; moi, je le sens et je le sais...
Comment un masque peut-il être vivant ?
C'est un masque jouable. Un acteur japonais ou balinais sait exactement si tel masque « danse », si tel autre ne danse pas. Pour nous, le masque est devenu un accessoire décoratif, qui n'a aucun pouvoir. Il faut qu'on ré-apprenne la force d'un masque. J'ai vu des masques authentiques du Japon, des « Hon men », c'est-à-dire les premiers masques, originaux, fabriqués par un sculpteur, et si l'on voit une copie à côté, par exemple du 18e siècle, l'un a un pouvoir extraordinaire, l'autre non ; de même qu'un comédien peut être bon ou mauvais à un moment donné. Le sculpteur doit se mettre dans un état ; s'il ne se met pas dans le même état qu'un comédien pour jouer, il ne peut pas réussir.
Beaucoup de gens réclament des stages de fabrication de masques. Mais ça ne s'apprend qu'à très long terme. Je vais souvent au Japon, où je travaille avec des sculpteurs et des acteurs. Eux ont des élèves : mais c'est commercial : ils vendent leur connaissance. Je crois que c'est un chemin qu'on peut faire tout seul, comme les premiers sculpteurs japonais qui étaient des moines shinto ; chacun a créé son univers de masques : dans le système du Nô, chaque sculpteur a des masques complètement différents.
J'ai commencé à faire les masques quand je suis sorti de chez Lecoq, une école de théâtre, après avoir fait les Beaux-Arts comme peintre-sculpteur. Un jour Ariane m'a demandé quelques masques. D'abord j'étais indépendant, je ne faisais pas vraiment partie de la troupe. Bientôt s'est installée une relation de confiance et de travail entre nous ; on a vécu le théâtre, des années ensemble - depuis tellement longtemps. C'est moi qui ai fait tous les masques de L'Âge d'or (j'avais déjà fait les premiers masques avec lesquels les comédiens ont fait de l'entraînement pour La Cuisine). J'étais très débutant ; je n'avais aucune référence, sauf quelques gravures, quelques tableaux. On n'a aucune tradition vivante en Europe. Et tout le monde parle de la Commedia dell'Arte, mais personne ne connaît.
Vous étiez parti de la Commedia dell'Arte pour retrouver quelque chose du masque en France ?
On se rend de plus en plus compte qu'il faut chaque fois revenir au masque. J'ai des origines suisses, et en Suisse, il y a une sorte de tradition du carnaval ; il y a des masques qui vivent encore. Mais il est évident que le premier masque qu'on a envie de faire en Europe est un masque de Commedia dell'Arte. Là, on peut l'accrocher à quelque chose qui a existé, retrouver les sources. Sartori a essayé de retrouver les caractères. Moi, j'ai fait un chemin parallèle au sien, mais j'ai toujours inventé les masques, je n'ai jamais copié. La Commedia dell'Arte est un peu un fantasme pour chaque comédien. On peut tout imaginer dedans, mais il ne faut pas la figer. Il faut des masques qui marchent très bien ; il y a des types qu'il faut retrouver : Pantalon, le Capitaine... Avec L'Âge d'or, nous avons fait un spectacle de la famille de la Commedia dell'Arte : nous sommes partis de la Commedia dell'Arte classique pour arriver aux temps modernes.
Puisque ces masques traversent l'histoire du Soleil, comment voyez-vous cette histoire à travers la création de vos masques ?
Le masque de la Commedia dell'Arte est un masque comique. À présent, nous rejoignons l'autre bout, c'est-à-dire le masque de tragédie. Il y a quatre ou cinq ans, on n'aurait jamais osé dire : on fait de la tragédie. Avant, quand je faisais les masques de Shakespeare, Ariane disait : « Surtout, ne jamais dire à un comédien : c'est de la tragédie. » On en est là ; et c'est un nouveau début : ces masques sont complètement inventés. Récemment, on a travaillé avec de jeunes comédiens. On a repris les masques de L'Âge d'or, et on est retombés amoureux, exactement comme il y a dix ans : les gens ont retrouvé les mêmes personnages, c'était toujours aussi vivant ; j'ai trouvé qu'on était très fort, déjà il y a dix ans. Les gens aujourd'hui n'en sont pas encore là où nous en étions.
Est-ce que ça veut dire que le masque attire le comédien dans le personnage qu'il a pour fonction de mettre en valeur ?
Pour le masque comique, on ne peut jouer qu'un type. C'est très cerné ; mais il faut qu'à chaque fois le comédien ré-invente : qu'il devienne ce qu'il a été auparavant, sans qu'il y ait de recettes ; pratiquement, et sans le savoir, un autre comédien choisira les mêmes costumes, les mêmes couleurs. Sinon cela n'ira pas, ce sera à contre-masque. Le masque donne une ligne très nette : on peut faire travailler un comédien très rapidement. On sait tout de suite ce qui est bon ou pas. On ne peut pas être moyen avec un masque. Il faut tout de suite être juste. Le masque est un guide, pour le comédien comme pour le metteur en scène.
Pourriez-vous parler de votre histoire dans le Théâtre du Soleil ?
Je fais partie de la troupe depuis très longtemps. Avant, je ne faisais pas seulement les masques, j'aidais à bien d'autres tâches, je faisais les accessoires. Je travaillais sur place. Les gens me voyaient travailler. Depuis quelque temps, j'ai envie de m'isoler et de travailler chez moi. Mais il est très important que je garde le contact, pratiquement tous les jours. Si je perdais le lien, ce serait fini. Car s'il n'y a pas un lien très fort avec un acteur qui porte un masque de moi, je ne pense pas qu'il pourrait jouer le masque : il se crée toute une complicité, un lien affectif, c'est aussi notre façon de vivre, de s'aider.
Vous avez décidé d'individualiser votre travail ?
Je suis privilégié puisque je ne suis pas complètement dépendant des répétitions. Je suis quand même parmi les créateurs. Guy Claude, le décorateur, les gens qui font les costumes ou moi, sommes toujours un peu à part. On ne peut pas compter nos heures.
Vous ne travaillez que pour le Soleil ?
Pratiquement. C'est une question de fidélité réciproque. Au départ, sans Ariane, je n'aurais jamais pu faire ce chemin. Financièrement, je n'aurais pas pu exister, il y a vingt ans. Maintenant ce genre de travail est devenu la mode, donc ce serait plus facile ailleurs. Actuellement si le Soleil était uniquement un lieu de travail, il y a longtemps que je ne serais plus là : financièrement ce n'est peut-être pas très intéressant pour moi - à 43 ans, gagner 6 000 francs ne signifie pas la même chose qu'à 22 ans. Mais c'est un lieu d'amitié, où je peux m'exprimer au maximum. Nulle part ailleurs je ne pourrais faire ça sauf pour moi mais je n'ai pas du tout envie de faire quelque chose pour moi tout seul.
Ici je fais un masque et il est immédiatement utilisé. Ce n'est jamais un objet inerte. Je suis constamment affronté aux comédiens ou à Ariane, qui voient très vite s'il est bien ou non. Un masque doit être un objet d'art, mais pas un objet pour mettre au mur. Il faut qu'il soit tout de suite testé et joué : c'est là qu'est l'angoisse pour moi : souvent je travaille un mois sur un masque, et s'il est raté, c'est irratrapable. Un sculpteur qui travaille seul, c'est autre chose. Moi, je fais de la sculpture pour quelque chose. C'est important, c'est ça le théâtre. Je vis le théâtre à travers les masques. Le théâtre est de toute façon collectif. On est arrivés à faire un lieu dans lequel chacun peut trouver sa place.
Le masque est une des caractéristiques de la théâtralité du Soleil ?
Oui, et je me demande comment Ariane est arrivée à ça. Nous étions tous les deux chez Lecoq, chez qui le masque est aussi la base. Je n'imagine pas les choses autrement. Je discutais avec Ariane récemment : elle non plus, n'imagine pas les choses autrement. Sans moi, elle n'aurait pas pu faire ce genre de travail, et moi non plus sans elle. Jusqu'à présent, nous sommes uniques dans ce genre de travail, seuls à l'avoir poussé si loin.
Uniques aussi dans le mélange des masques et des non-masques, de sorte que les non-masques deviennent aussi, d'une certaine manière, des masques ?
Chaque comédien s'entraîne avec les masques, même s'il joue sans masque. Si un comédien joue à côté d'un acteur masqué, il est obligé d'adopter le même jeu. Ça ne peut pas être le contraire. Celui qui n'a pas le masque est obligé d'avoir la même dimension.
Et George Bigot, par exemple, est-ce qu'il joue avec des masques ?
Corporellement, automatiquement, il est obligé d'adopter le jeu masqué. On ne masque pas seulement le visage. On masque aussi les mains, la voix, tout le corps. Le masque couvre la tête, mais en réalité masque tout. L'acteur, avec un masque, est obligé de remplir son corps.
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Entretien réalisé le 26 mars 1984.
"Magiciens du vide splendide", Fruits, n°2/3 ("En plein soleil"), juin 1984 pp. 72-77