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Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur - Denis Bablet et Marie-Louise Bablet

 

 

En mai 1964, dix étudiants fondent la « Société coopérative ouvrière de production » « le Théâtre du Soleil », à laquelle chacun verse une participation de 900 F.

Théâtre du Soleil : nom choisi en opposition à tous les sigles alors en vogue (TNP, TEP, etc.) et en hommage à certains « cinéaste de la lumière, de la générosité, du plaisir, tels Max Ophüls, Jean Renoir, Georges Cukor » [Ariane Mnouchkine et Jean-Claude Penchenat, "L'aventure du Théâtre du Soleil" in Preuves, n°7, 3e trim. 1971].

Aucun fils d’ouvrier, mais des enfants de la classe bourgeoise.

Fonction, nom , activité au moment de la fondation :

— entraînement corporel, Georges Donzenac, maître d’éducation physique

— comédienne, Myrrha Donzenac, étudiante en lettres

— photographe, Martine Franck, étudiante à l’Ecole du Louvre

— comédien, Gérard Hardy, élève comédien

— comédien, Philippe Léotard, étudiant en lettres et enseignant

— metteur en scène, Ariane Mnouchkine, étudiante en psychologie

— décorateur, Roberto Moscoso, élève décorateur

— comédien (administrateur), Jean-Claude Penchenat, étudiant en droit

— comédien, Jean-Pierre Tailhade, étudiant en lettres

— créatrice de costumes, Françoise Tournafond, costumière de cinéma

Ils s'étaient rencontrés à Paris, à la Sorbonne. Deux d'entre eux, Martine Franck et Ariane Mnouchkine, avaient créé en 1959 l'Association Théâtrale des Etudiants de Paris ou ATEP dont Ariane Mnouchkine était la première présidente et animatrice (suivirent J.C. Penchenat, Ph. Léotard, etc.). Dès sa naissance, l'ATEP s'était distinguée par la complémentarité de ses activités.

1) Organisation de cours de théâtre pour les étudiants, par des professeurs des Ecoles Dullin ou Lecoq.
2) Organisation de conférences par des gens de théâtre (notamment J.P. Sartre dont la conférence [1] les avait profondément marqués).
3) Réception de troupes étrangères (c'était l'époque du Théâtre des Nations).
4) Préparation de spectacles.

Pas de théâtre amateur en vase clos, mais une ouverture aussi large que possible sur le monde théâtral.


En 1960, l' ATEP montait Noces de sang, de G. Lorca, mis en scène par un étudiant. Y participaient déjà Anne Demeyer, Françoise Jamet (alors enseignante), Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat. Ariane Mnouchkine en créait les costumes.

En 1961, Gengis Khan de Henri Bauchau. Mise en scène Ariane Mnouchkine, costumes de Fr. Tournafond, régie de J. C. Penchenat…

Ariane Mnouchkine avait choisi la pièce à la fois par amitié pour l'auteur et parce qu'elle était attirée par l'Orient où elle vagabonderait ensuite pendant un an. Œuvre éminemment poétique, sanguinaire, chaude et humaine, qui appelait des images hautes en couleurs ("il y avait toute la Chine à mettre en scène" (Ariane Mnouchkine)), d'où les costumes très chamarrés, les bannières portées par des acteurs-chevaux harnachés, etc… Pièce des grands espaces, de la steppe, dont les mots inspirèrent à Ariane Mnouchkine un travail vraiment théâtral moins sur le plan du jeu du comédien (qui à l'époque ne la préoccupait pas encore - il lui suffisait alors "qu'il montre sa colère, qu'il montre qu'il est content, qu'on l'entende, etc." (Ariane Mnouchkine)) que sur celui de la mise en espace, c'est-à-dire de l'organisation des déplacements des acteurs. À tel point d'ailleurs que lorsqu'elle eut sous les yeux la maquette construite de la très large scène des Arènes de Lutèce, c'est avec des soldats de plomb qu'elle prépara sa mise en scène (son livre de régie comporte essentiellement des indications concernant les mouvements, tels que assis en 2 A, se dirige en 3 B, etc.).

Gengis Khan est un "spectacle" : c'est par des images qu'Ariane Mnouchkine y montre l'extraordinaire présence de la Chine qui, ennemie héréditaire du conquérant mongol auquel elle est apparemment assujettie, le dévore et l'assimile peu à peu. Les costumes, très riches malgré la pauvreté des moyens ("nous n'avions pas d'argent", Fr. Tournafond) sont des signes d'une Chine lointaine mais toute-puissante : ils sont travaillés à partir de morceaux de couvertures militaires retaillées, peintes, patinées puis matelassées et enfin décorées par des tissus de pacotille offerts par Bouchara. Pas de "décor", mais un dispositif scénique "étagé", tout en plateformes, marches, plans inclinés qui s'intègre aux arbres de l'environnement ; mise en scène éminemment "plastique".

Si la pièce contient certaines critiques du colonialisme ("Tu as vu la route de la soie, mais pas le sang qu'elle a coûté"), ce n'est pas cet aspect que souligne la mise en scène car alors l'''engagement politique (d'Ariane Mnouchkine) se limitait à être contre la guerre d'Algérie" (Ariane Mnouchkine).

Premier travail théâtral, première prise de contact enthousiasmante avec un art aux profondeurs insoupçonnées encore [Seul l'article de Henry Rabbie dans La Croix du 1.1.61 rend compte, à notre connaissance, de ce spectacle. Même si le parallèle qu'il tire avec Planchon ou Brecht est contestable, son article prouve qu'il a su "découvrir" "travail" et "talent" : phénomène assez rare pour qu'il mérite d'être signalé. "je ne m'attendais pas à celle réussite ... tout cela est du travail bel et bon ... le talent dont ses membres [ATEP] ont fait la preuvre éclatante....", etc.]

Lorsqu'en 1959 Ariane Mnouchkine crée l'ATEP avec Martine Franck (Roger Planchon en est le Président d'honneur), elle a déjà fait un choix ; finies les études de psychanalyse. C'est désormais au théâtre qu'elle consacrera sa vie.

Prédisposition ?

Son père, d'origine russe, est producteur de films.

Sa mère, anglaise, est fille d'un acteur de la Old Vic Company.

Dès son enfance, elle fréquente les plateaux de cinéma ; mais davantage que les secrets et la cuisine du métier, ce sont les films qui la passionnent : elle les voit tous, elle les connaît tous.

Sa propédeutique passée, Ariane Mnouchkine effectue un long séjour en Angleterre, dans un College d'Oxford : c'est là qu'elle fait ses premières armes au théâtre : figurante, assistante metteur en scène (Coriolan de Shakespeare, Ulysse de J. Joyce) dans une troupe universitaire. Théâtre amateur ? Impossible de comparer le sérieux, le professionnalisme et le caractère artisanal d'une telle entreprise outre-Manche avec l'amateurisme désuet du Théâtre Antique de la Sorbonne auquel elle participe un temps.

Après Gengis Khan, sa première mise en scène, en 1961, Ariane Mnouchkine éprouve le besoin de voyager, de voir le monde.

Elle travaille quelque temps comme assistante-réalisateur en Italie sur des films à peplum, puis comme assistante-monteuse. Elle gagne avec un scénario (L’Homme de Rio) une somme suffisante pour partir vagabonder dans une Asie qui l'avait attirée depuis son plus jeune âge : voyage sans but précis qui la mènera des Indes au Japon. Pas de théâtre, sauf au Japon où s'opère le choc devant la force de la convention et du jeu masqué. Comme Craig, Meyerhold et tant d'autres, Ariane Mnouchkine découvre la puissance expressive des formes traditionnelles et codées du théâtre asiatique.

À son retour, fin 63, Ariane Mnouchkine retrouve les camarades de l'ATEP désireux de faire du théâtre, mais qui, sagement, avaient décidé d'en finir d'abord avec leurs études et leur service militaire : ce qui ne les avait pas empêchés de monter, en 1962, Le Petit maître corrigé de Marivaux (mise en scène J. C. Penchenat) et Les Esprits de Pierre Larivey (mise en scène Ph. Léotard).

On reprend un projet déjà envisagé en 1961, celui de créer une "communauté théâtrale". Mais une formule plus réaliste leur est conseillée - non sans ironie - par le syndicat des acteurs, celle de la "Société coopérative ouvrière de production". Et le syndicat ajoute ; "Si vous n'avez pas d'argent, alors, ne faites pas de théâtre"…

Qui dit coopérer dit "travailler ensemble, faire œuvre commune".

Dans une coopérative, chacun a une importance capitale, puisque chacun est responsable à égalité, chacun a les mêmes devoirs et les mêmes droits. Si chacun met au départ le même capital, chacun met aussi en jeu sa propre personnalité, prêt à en donner le maximum, mais capable également d'apprendre et de recevoir.

C'est d'échange qu'il s'agit. Si la nature et le milieu créent des inégalités de chances, au Théâtre du Soleil, tout est fait pour que chacun développe au maximum ses dons, ses qualités, sa personnalité.

Et l'on commence par le plus simple : on a besoin d'un administrateur, c'est un comédien qui en assume la charge ; d'un responsable auprès des collectivités, c'est un autre comédien ; le décorateur ne peut monter ou démonter seul ses décors, il est aidé par ses camarades qui apprennent ainsi les ficelles du métier. Le décorateur et la costumière suivent les répétitions. Le metteur en scène assume aussi bien les corvées de balayage que celles qui lui sont propres, suit le travail de fabrication des costumes, des décors, etc… Participer au maximum, s'enrichir tout en enrichissant les autres de ses propres découvertes, tel est l'idéal vers lequel tend le jeune Théâtre du Soleil. Même si jusqu'en 1968 il maintient les différences de salaires. Dans une société comme la nôtre, bureaucratique et hyperhiérarchisée - où tant de théâtres "officiels" sont figés dans une sclérose stérilisante - c'est aller à contre-courant que de créer une coopérative. La gageure tient aujourd'hui encore, même si parfois pointent spécialisation et hiérarchisation.

À l'origine, 10 membres ; actuellement, plus de vingt. Ils sont élus à leur demande, après six mois d'observation. Si au départ la différence entre membres et non-membres est importante, avec le temps elle s'atténue : actuellement chacun a dans la troupe (environ 40 personnes) la même importance, sinon aux yeux de la loi, du moins à ceux de ses camarades.

Que cherchaient ces dix jeunes gens ?

Comme tant d'autres. Faire du théâtre. Mais pas celui qu'on leur montrait. Pas un théâtre de vedettariat où l'on mendie le "cachet", où chacun veut faire carrière, où chacun tire la couverture à soi. Non. Un théâtre de groupe. Le jour, on gagnerait sa vie. Le soir, la nuit, on travaillerait ensemble.

On réinventerait le théâtre.

C'est ce qu'ils firent.



BABLET Denis et BABLET Marie-Louise,

Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur,

diapolivre, Éditions du CNRS, Paris, 1979, pp. 7-9

  1. [1] cf. J. P. Sartre "Théâtre épique et théâtre dramatique", in Un Théâtre de situations, coll. Idées. Gallimard, 1973, pp 104-151