Photo Roger Filipuzzi
De même que nombre de découvertes sont souvent le fruit du hasard, c’est grâce à la remise à jour, au début du siècle, d’un ensemble de manuscrits sur feuilles de palmier révélant treize pièces du dramaturge Bhasa (IIe-IIIe s.) que l’intérêt se réveilla pour le théâtre sanskrit et son mode de représentation. Seul témoignage demeuré vivant d’un art de la scène vieux de près de deux mille ans, le Kûtiyattam allait peu à peu sortir de l’oubli. Sa redécouverte s’opéra tout d’abord au Kerala, son lieu d’origine, où il avait été miraculeusement préservé tout en restant ignoré des autres régions. Représenté en de rares occasions et pour un public élitiste ayant seul droit d’accès à l’intérieur du temple, le Kûtiyattam avait gardé ses qualités de théâtre rituel et sacré. Intacts étaient restés ses secrets et ses codes que les experts ont depuis entrepris de déchiffrer, remontant à la source de traditions de l’acteur peut-être les plus complexes de tout l’art classique indien. Ce n’est qu’en 1992 qu’un festival officiel de Kûtiyattam réunissant les derniers maîtres et leurs disciples, fut organisé à New Delhi par la Sangeet Natak Akademi, portant ainsi cette redécouverte au niveau national.
À la fois drame rituel, théâtre épique, opéra sacré et pantomime bouffonne, le Kûtiyattam associe tous les modes d’expression. Les protagonistes du drame se différencient par le costume et la coiffe, l’ornementation, et par le maquillage et ses couleurs dominantes : caractères divins (dominante verte), caractères égocentriques (dominante rouge), caractères primaires (dominante noire). Les théâtres traditionnels du Kerala ont poussé à l’extrême l’art d’un maquillage en relief donnant l’apparence d’un masque subtilement articulé n’entravant pas la mobilité du visage. L’on traduit couramment le mot Kûtiyattam par "ensemble d’acteurs", ou " drame concertant " (kuti : ensemble, attam : action dansée). Kûtiyattam sous-entend également une pluralité de modes de jeu : masculin et féminin - corporel et vocal - physique et plastique. Par sa globalité et son extrême exigence, il est le plus proche des concepts énoncés dans le Natya Shastra (ouvrage de référence datant du début de l’ère chrétienne) puisqu’il implique la participation conjuguée des moyens physiques et psychiques. Par son ancienneté, le Kûtiyattam domine l’histoire des arts du spectacle du Kerala, seule région de l’Inde qui a préservé des théâtres classiques intégrant l’action groupée et le solo d’acteur. Ancêtre du Kathakali (XVIIe s.) et d’autres spectacles de même famille, le Kûtiyattam laissa son empreinte dans la gestuelle, l’art du maquillage et du costume.
L’ampleur de cet art suscite nombre d’interrogations et controverses telles que : "comment garantir l’authenticité d’une représentation puisque, de toutes manières, celle-ci est impossible dans son intégralité" ? L’on parle encore de l’épopée du Ramayana autrefois donnée, telle un feuilleton, en 365 nuits consécutives. Une représentation s’étalant sur quarante nuits était monnaie courante, l’infrastructure du Kûtiyattam permettant, par sa flexibilité, de développer à volonté tel ou tel passage, ou de scinder un épisode si nécessaire. Ainsi, le vaste répertoire de ce théâtre est-il composé, non de pièces intégrales, mais d’actes extraits de telle ou telle oeuvre. Des épisodes du Ramayana en constituent une large part, outre les oeuvres des poètes de langue sanskrite : Bhasa, Harsa, Bodhayana, Saktibhadra, sans oublier les deux pièces majeures du monarque Kulashekara Varma (Xe s.) dont le rôle fut prépondérant pour la renaissance du Kûtiyattam. On lui devrait, ainsi qu’à l’acteur Tulan, la plupart des codes toujours en usage et l’introduction du Vidushaka, sorte de chroniqueur à la fois satirique et moraliste dont l’intervention dans le cours du drame resitue l’action dans le quotidien.
A la fois art et ascèse, le Kûtiyattam offre aux regards son imposante architecture dont les différents éléments - autant de vecteurs de l’action dramatique - en constituent les piliers. Ce sont :
1. le langage corporel (danse et mouvements d’origine martiale),
2. la technique vocale (psalmodie a capella issue de la récitation védique),
3. la technique du regard, ou netrabhinaya (une discipline à part entière),
4. les expressions du visage, ou navarasas (les neuf sentiments, ou rasas),
5. le vocabulaire manuel (une langue des signes d’un millier de combinaisons),
6. l’art du maquillage en relief (significatif de la nature du héros),
7. l’art du costume (figuratif et emblématique).
L’imbrication de ces diverses techniques, poussées au maximum de leur puissance d’évocation, tend à donner à l’acteur-danseur l’apparence d’un dieu dominant l’espace et l’univers qu’il recrée sous nos yeux. Il invite le spectateur à accéder à sa propre démesure. L’énoncé - par l’acteur ou l’actrice - des versets en sanskrit a pour support un style vocal archaïque, désincarné, se déclinant sur 22 modes différents en référence à la nature et aux états intérieurs des personnages. Chaque verset - ou sloka - donne la trame du développement dramatique qui va suivre. Le rythme lancinant et les sonorités envoûtantes des percussions conduisent peu à peu le spectateur vers un état second. L’on a rapproché le Kûtiyattam des concepts d’Antonin Artaud par la violence de ses contrastes où se côtoient extrême raffinement et barbarie aveugle. Le Kûtiyattam est l’un des rares théâtres traditionnels où les femmes (Nangiyars) jouent leurs propres rôles (au lieu de travestis, comme dans le Kathakali). Ceci lui confère une sorte de réalisme transcendé par la stylisation du jeu. Les Nangiyars prennent également part à l’accompagnement musical. Elles interprètent les invocations préliminaires et finales, et rythment l’action en frappant de petites cymbales. La quintessence de l’art de l’acteur réside dans la maîtrise du regard, principal agent de toute expression. L’on évoque souvent Mani Madhava Chakiar, disparu à l’âge de 91 ans, qui pouvait jouer une scène sans avoir recours à une autre forme de langage.
Celui-ci se compose d’un quatuor de percussions (deux mizhavus, un eddaka et, quelquefois, un thimila), d’une conque, quelquefois d’un Kuzhal (sorte de trompette) et d’un duo vocal féminin s’accompagnant aux petites cymbales. Le mizhavu a l’envergure d’une énorme jarre de cuivre dont l’embouchure (d’une vingtaine de centimètres de diamètre seulement) est couverte d’une peau. Il est posé sur un coffre de bois sculpté et se joue à mains nues. Les deux tambours jumeaux (de taille sensiblement différente) forment duo. Il est dit que le mizhavu fut créé par Brahma pour accompagner le Kûtiyattam : le " théâtre des dieux ".
L’eddaka ressemble à un sablier (parent du damaru, le tambour de Shiva rythmant le temps). Il est tenu en bandoulière sur l’épaule gauche et s’accorde au moyen d’un entrelacs de cordes que l’instrumentiste resserre à volonté. Celui-ci frappe l’une ou l’autre surface, selon son choix, avec une baguette coudée. Cet instrument forme duo avec le thimila, de même famille.
Le mizhavu et l’eddaka, instruments sanctifiés (en référence aux textes mythologiques), sont destinés exclusivement aux cérémonies et spectacles cultuels. La fabrication du mizhavu est l’objet de savants rituels en relation - de par sa forme de gros oeuf - avec la fécondation et la sensibilisation du foetus aux premiers sons de l’univers. C’est le prêtre, et non le musicien, qui le frappera en premier. Le mizhavu ne peut être sorti du temple sans l’observance d’une cérémonie particulière. De même sa destruction sera accompagnée de funérailles rituelles.
Un spectacle de Kûtiyattam est encore considéré comme un acte sacrificiel. Toute chose inscrite dans son accomplissement revêt un caractère sacré : objets et ingrédients entrant dans la composition du maquillage et des costumes, accessoires scéniques, instruments de musique et tambours : les mizhavu et l’eddaka, divinisés depuis leur conception. Chaque étape d’une représentation était autrefois précédée d’une série de rituels destinés à rendre le sacrifice agréable aux dieux, lesquels, en retour, dispensaient leur grâce sur l’assistance. Nombre de ces rituels ont été préservés ablutions purificatoires de l’aire de jeu, allumage, par un des officiants, des trois mêches (symbolisant la Trinité hindoue) de la lampe à huile, prière et invocation d’introduction, transformation quasi alchimique de l’acteur lors du processus long et élaboré du maquillage (plusieurs heures), cérémonial d’entrée de chaque personnage qui exécute, face aux musiciens, une courte salutation dansée en partie dissimulée par le rideau de scène, etc. La personne elle-même du Chakiyar - tenu pour un maître et un sage - était auréolée de respect et de crainte, même par les rois.
Les musiciens préludent à ces rituels par une triple sonnerie de conque suivie de l’hommage rendu à chacun des instruments à percussion par les danseurs comme par les musiciens. C’est, en premier lieu, le Nambiyar qui ouvre ces préliminaires. Il caresse d’abord du bout des doigts l’embouchure de son mizhavu, sollicite avec délicatesse sa résonance ; sa frappe se fait progressivement plus incisive, plus persuasive, sauvage, instaurant dans les moments forts du spectacle un dialogue à la limite du supportable qui lui fera éclater les doigts jusqu’au sang. Ce sont ensuite les Nangiyar qui prennent place sur l’aile gauche de l’aire de jeu. Elles s’asseyent et effectuent en silence un triple salut avant de faire cliqueter leurs cymbales et entonner le premier chant invocatoire.
Jusqu’à ces dernières décennies, seuls les membres des communautés attachées au service du temple et reconnues par la tradition étaient autorisés à étudier et transmettre le Kûtiyattam, à savoir : les Chakiyars (maîtres acteurs/danseurs), les Nambiyars (musiciens) et les Nangiyars (actrices et chanteuses, traditionnellement épouses de ces derniers). Les changements sociaux ne permettant plus le financement de spectacles coûteux pour les cérémonies, ceux-ci se firent de plus en plus rares entraînant l’abandon de nombreuses vocations. Ces dernières années, il ne restait plus dans toute la région que quelques lignées d’artistes regroupant tout au plus une centaine d’acteurs et musiciens, la plupart d’entre eux répartis en trois écoles principales.
Un cri d’alarme retentit dans les années soixante. Deux des plus grands Chakiars, aujourd’hui disparus, entreprirent de faire franchir au Kûtiyattam son premier pas hors du temple. Le Kalamandalam, conservatoire officiel du Kerala, institua en 1965 un enseignement régulier ouvert aux élèves de toute caste. La troupe du Kalamandalam effectua plusieurs tournées européennes (la dernière en novembre 1999). Par la suite, deux institutions lui emboîtèrent le pas : l’école Margi, créée à Trivandrum en 1971 par feu Appukuttan Nair, puis l’Ammanur Gurukulam que dirige le plus âgé des grands maîtres actuels Ammanur Madhava Chakiyar. Ces institutions se différencient par leurs recherches et répertoires personnels. Chacune d’elles, et quelques centres privés, continuent à dispenser cet enseignement à une minorité d’élèves que ne rebute pas son extrême difficulté.
Le 18 mai 2001, le théâtre sanscrit Kûtiyattam a été reconnu "chef-d’œuvre oral et immatériel de l’humanité" par l’UNESCO.
Milena Salvini