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L'Orient revisité

L’interculturalisme au théâtre


Le texte de Josette Féral est extrait de son livre Trajectoires du Soleil, autour d'Ariane Mnouchkine. Il est reproduit ici en avec l’accord des éditions Théâtrales. À tous les lecteurs de ce texte, il est important de rappeler que cette version informatique, aussi pratique qu’elle puisse être, ne remplace en rien le livre intégral et le travail de l’éditeur. Les éditions Théâtrales ont accepté à titre exceptionnel de mettre à votre disposition ces larges extraits d’un ouvrage dont vous pourrez retrouver l’intégralité en version numérisée dans note librairie ou sur le site des éditions Théâtrales


 

L’art moderne européen et nord-américain a été fortement influencé, dès ses débuts, par les arts des autres cultures tant en peinture (Picasso et l’art africain, Manet et l’art japonais), qu’en danse, en musique (Martha Graham, Cage, Kaprow, Fluxus et la musique orientale) ou en théâtre (Artaud, Stanislavski, Craig, Brecht mais aussi Copeau, Claudel, Genet...). Les artistes ont souvent utilisé la connaissance qu’ils ont des arts orientaux pour en intégrer certains aspects à leurs œuvres.

C’est donc dans une tradition bien établie que s’inscrivent aujourd’hui des artistes comme Ariane Mnouchkine, Robert Lepage, Peter Sellars, Peter Brook, Elizabeth Lecompte, Robert Wilson, Ping Chong, Laurie Anderson, Meredith Monk ou Lee Breuer pour ne citer que quelques-uns de ces artistes qui sont fascinés, sinon influencés, par l’Orient. Ils ne font que perpétuer ce qui a toujours été la base de l’art : sa capacité à absorber les influences diverses, à s’en nourrir pour pouvoir s’enrichir et se développer.

Donc s’interroger sur l’interculturalisme en art et tout particulièrement dans l’œuvre d’Ariane Mnouchkine, question qui s’impose, vu le croisement multiple des cultures qui est devenu aujourd’hui la norme, n’est pas seulement une pratique devenue courante, c’est une pratique nécessaire qui ne fait que refléter l’état de la pratique artistique. C’est une démarche dont on ne peut se passer tant en Europe – où la problématique essaime progressivement – qu’en Amérique du Nord où la question, beaucoup plus fréquente, revêt souvent des connotations politiques touchant à la revalorisation de pratiques issues de cultures autres, souvent « minoritaires ».

L’analyse du processus de mélange entre cultures, de croisement, de tissage de pratiques artistiques diverses qui en sont issues impose certaines questions.

  • 1. Qu’est-ce qui est emprunté et à quelle fin ? S’agit-il de l’emprunt d’un mythe, d’un récit, d’un texte, d’une forme artistique considérée dans sa globalité, dans ses détails ? S’agit-il plutôt de l’emprunt d’une méthode de jeu, de formation, de travail ?
  • 2. Selon quel processus le passage est-il fait ? Faut-il parler d’emprunt, de transfert, de croisement, de tissage, de métissage ou tout simplement d’influence et d’inspiration ?
  • 3. Comment les éléments empruntés sont-ils intégrés dans l’œuvre finale? Sont-ils complètement absorbés par l’œuvre d’art ou conservent-ils des liens d’appartenance avec leur culture ou la pratique artistique de départ ?
  • 4. A quelle fin l’emprunt est-il fait? Quels sont les principes idéologiques derrière ce processus ? Que nous dit-il de notre propre relation aux autres cultures et aux pratiques artistiques ?

« Le théâtre est oriental », a déjà dit Mnouchkine à quelques reprises, reprenant les propos d’Artaud et soulignant ainsi son adhésion inconditionnelle aux formes théâtrales d’Asie. Mnouchkine aime de nombreux aspects du théâtre oriental : sa théâtralité tout d’abord qui lui  donne une grande force poétique, son art de la forme ensuite qui va de pair avec une maîtrise du corps, du geste et de la voix qu’il impose à l’acteur, son sens de la poésie, son recours permanent à la métaphore, la relation qu’il institue avec le public.

« De l’Orient vient la spécificité du théâtre, qui est la métaphore perpétuelle que les acteurs produisent – quand ils sont capables de les produire. C’est ce que nous faisons : essayer de comprendre les métaphores qu’un acteur peut employer. Le théâtre oriental nous aide. C’est aller à l’inverse de ce qui se fait en Occident (1)... »

Malgré cette admiration sans limite, Mnouchkine ne copie pas les pratiques orientales et ne cherche pas à les reproduire dans ses spectacles. Elles constituent d’abord, pour elle, un outil de travail, non une finalité en soi. Mnouchkine admire l’Asie certes, s’en inspire, s’en nourrit mais elle ne cherche nullement à importer telles quelles les formes artistiques orientales dans ses spectacles. Son objectif est autre : c’est celui de créer un art qui aurait toutes les qualités de l’art oriental tout en demeurant fortement inscrit dans la pratique théâtrale occidentale. Mnouchkine ne le dit pas, bien sûr, mais à examiner son œuvre, à observer tout particulièrement le jeu de l’acteur, son rapport au corps, à l’espace, au costume, à suivre ses comédiens dont le corps, la gestuelle dessinent des hiéroglyphes sur une scène nue, le spectateur a bien l’impression que cet art présente une parenté incontestable avec l’art oriental tout en étant fortement enraciné en Occident.

Ce qui séduit Mnouchkine en Orient, c’est la conception même du théâtre. « Nous nous inscrivons sans fausse modestie dans certaines traditions formelles (2) », note-t-elle. Ce ne sont pas les pratiques spécifiques qui l’inspirent dans leurs manifestations ponctuelles — telle pièce nô ou kabuki —, mais ce sur quoi ces mêmes pièces se fondent : théâtralité des formes, techniques de jeu, rapport au corps, à l’espace... Ces fondements sont au plus près de la conception que Mnouchkine elle-même a du théâtre et ce sont ces principes qu’elle recherche inlassablement.

Pour s’aider dans cette tâche, Mnouchkine part une fois de plus du jeu de l’acteur. C’est lui qui constitue l’assise de son travail et son principal appui. C’est à partir de lui que la forme va naître. Dans ce cheminement, l’Orient lui sert de modèle et d’horizon d’attente.

Contrairement à d’autres artistes comme Brook par exemple, ce ne sont pas des récits que Mnouchkine emprunte à l’Orient, des mythologies, une spiritualité, une philosophie mais très concrètement un rapport au corps, à la voix, à la scène, à l’espace, au costume. Son goût pour la dramaturgie, lui, reste délibérément occidental, un Occident dont elle apprécie la grandeur et où elle puise avec plaisir : Shakespeare, Eschyle, Euripide, Molière, Mann. C’est au croisement de ces deux continents du théâtre que Mnouchkine choisit de se situer.

Schémas d’emprunts

La plupart des emprunts que fait le théâtre occidental aux arts orientaux se limitent souvent à l’emprunt d’une technique de travail. Les techniques de jeu orientales fascinent l’Occident car elles semblent garantes de pratiques artistiques hautement théâtrales et parfaitement codifiées. Ces techniques basées sur des années d’entraînement et de travail sont chargées de donner à l’acteur un vocabulaire gestuel qu’il devra parfaire au cours des années, aboutissant à un art aux règles parfaitement définies.
Comparées aux techniques de jeu pratiquées couramment en Occident où la formation dure tout au plus trois ou quatre ans, où les méthodes sont multiples et parfois contradictoires, où il n’existe aucun entraînement qui soit unanimement adopté, défini et rigoureux (3), les pratiques orientales qui nécessitent une formation que l’artiste commence dès son plus jeune âge, suscitent donc l’admiration chez beaucoup d’Occidentaux. C’est la marque d’un art considéré comme un artisanat, un métier, dont les secrets se transmettent de maître à élève. La formation théâtrale la plus courante dans les pays occidentaux, elle, n’impose ni la même préparation de la part de l’artiste ni la même durée. Elle ne bénéficie pas, non plus, des structures institutionnelles, ni des mentalités que nécessiterait un tel entraînement.

Une autre raison de cette fascination exercée par l’Orient vient des formes artistiques elles- mêmes telles qu’elles émergent des représentations auxquelles elles donnent lieu. Très théâtrales, elles dessinent le corps de l’acteur comme un idéogramme sur la scène. Formelles, parfaitement stylisées, elles éloignent le théâtre de tout réalisme et permettent d’inscrire ainsi une artificialité qui donne aux personnages et aux récits, une dimension proprement théâtrale. Ces formes fonctionnent comme une énorme métaphore sur la scène. Chaque geste, chaque mouvement, chaque déplacement, chaque ton de voix, chaque costume, chaque accessoire y devient dessin, langage métaphorique, message codé porteur de sens, un sens que connaît fort bien le public et qu’il interprète aisément. Le public n’est d’ailleurs pas là pour découvrir une histoire qu’il connaît déjà mais pour assister à une performance d’acteur. C’est l’art de l’acteur qui est au centre de l’attention. Ainsi conçu, le théâtre échappe au réalisme et à la psychologie qui le menacent.

La troisième raison d’une telle fascination vient plus spécifiquement du jeu de l’acteur. En effet, lorsqu’on se pose la question de savoir ce qui rend les acteurs de nô ou de kabuki, les danseurs de kathakali ou de bharata-natyam si « présents » sur scène, nous sommes renvoyés à leurs techniques de jeu. Prenant modèle sur les acteurs orientaux, certains acteurs occidentaux cherchent donc les fondements du jeu de l’acteur oriental, persuadés que s’ils réussissaient à les identifier, ils pourraient y trouver un complément qui alimenterait leur pratique et lui donnerait une dimension autre.

Ariane Mnouchkine partage toutes ces raisons d’admiration. Si, contrairement aux pratiques orientales, l’acteur, au Théâtre du Soleil, doit sans cesse remettre à zéro tout son savoir, Mnouchkine n’a de cesse de l’initier à un mode d’apprentissage et de création qui a pour principe fondamental un travail sur le corps ancré dans le présent et fort loin d’un logocentrisme qui éloigne trop souvent le théâtre de la théâtralité qui en est sa nature profonde.

Pour qui observe le jeu des acteurs du Théâtre du Soleil, il est évident que l’entreprise de Mnouchkine ne passe pas par l’emprunt direct mais par l’influence indirecte. L’Orient y est une source d’inspiration et non un modèle à imiter. Il est là pour tout ce qu’il apporte de rigueur, de théâtralité, de force au jeu, d’importance donnée à l’acteur. Il ne doit pas être copié. Aux acteurs revient la lourde tâche de trouver chacun pour lui-même les règles fondamentales de cet apprentissage. C’est ce dont témoigne particulièrement l’aventure des Shakespeare.

C’est dans cette trilogie, en effet, que Mnouchkine et le Théâtre du Soleil sont allés le plus loin dans l’affirmation de cette influence, dans le croisement de deux formes artistiques : d’une part la dramaturgie shakespearienne, véritable architecture cosmique et historique, de l’autre le jeu oriental, porteur de formes puissantes. Dans cette aventure, le processus de travail du Soleil a été suffisamment particulier et révélateur de ce que cherche Mnouchkine en Orient pour qu’on s’y arrête.

 

La quête des formes

En 1981, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil présentent au public français une série de trois pièces shakespeariennes : Richard II, Henri IV et La Nuit des rois. Les pièces seront présentées en tournée de 1982 à 1984 à Munich, Berlin, Avignon et seront le point d’orgue du Olympic Arts Festival de Los Angeles. L’accueil fait aux trois pièces du Théâtre du Soleil est sidérant.

Pour ces trois pièces, le Théâtre du Soleil a adopté un style de jeu japonais pour Richard II et Henri IV et un style de jeu indien, inspiré du kathakali, pour La Nuit des rois. Jamais auparavant Shakespeare n’avait été présenté de cette façon au public français, avec des costumes d’une splendeur époustouflante et des décors de soie rehaussant un jeu d’une puissance saisissante. Les critiques sont unanimes. Ils parlent des « Samouraï de Shakespeare » (Le Monde), de « Shakespeare en kimono » (L’Humanité), du « nô » shakespearien (L’Espoir). Ils disent qu’avec Mnouchkine, Shakespeare devient japonais (France Soir). Mnouchkine convainc la majorité du public par ses choix artistiques (4). Tout le monde trouve ceux-ci parfaitement appropriés aux textes et à l’univers shakespearien. Même si ces choix ne sont en rien fidèles aux formes du théâtre japonais ou indien dont ils s’inspirent et auxquelles le public est porté à les apparenter — nô, kabuki — tous les spectateurs perçoivent néanmoins une parenté, et y lisent des références claires. En fait, ce sont les spectacles dans leur globalité qui suscitent dans l’esprit du public un Japon imaginaire pour Richard II et Henri IV ou une Inde imaginaire pour La Nuit des rois.

Ce qui est très intéressant dans ce processus auquel recourt le Théâtre du Soleil, c’est le principe de ces emprunts qui sont à l’origine du travail et qui peuvent paraître superficiels au regard du spécialiste. Mnouchkine n’a jamais affirmé qu’elle avait l’intention d’utiliser certaines formes du théâtre japonais ou indien comme modèle. Elle n’a jamais voulu y emprunter un mode de jeu, une technique, une gestuelle, ni même certains mouvements ou positions spécifiques du corps. Toutefois, elle n’a cessé de réitérer son désir de s’en inspirer afin de donner au spectateur une idée de ce que pouvait être l’univers de Shakespeare : un monde barbare et sanglant où les seigneurs sont dévorés par leur appétit de pouvoir, la haine, la vanité, l’orgueil, où les rois peuvent être autant dictateurs que victimes, où ils sont tout- puissants un jour et offerts en sacrifice par leurs vassaux le lendemain.

Afin d’exprimer ce monde, l’expérience qu’Ariane Mnouchkine a du théâtre japonais est son expérience de spectatrice. Elle le réaffirme. C’est en tant que spectatrice que sa quête a débuté et c’est en tant que telle qu’elle s’est poursuivie (5). Elle a raconté comment, lors d’un voyage au Japon, alors qu’elle assistait à une représentation de kabuki, bien qu’elle ne comprît pas un seul mot de ce qui se passait sur scène, elle fut frappée par le fait que, durant toute la représentation, ce qu’elle voyait devant elle ressemblait à une pièce shakespearienne avec des luttes de pouvoir, des combats, des batailles mettant en scène des guerriers. L’univers des personnages de kabuki lui rappelait le monde des héros shakespeariens : il avait gardé quelque chose de ce monde médiéval que les évocations plus occidentales d’aujourd’hui avaient perdu. Le style de jeu semblait avoir préservé quelque chose de l’ère médiévale où prenaient précisément place les pièces de Shakespeare : il en avait la violence et l’âpreté, la rudesse des personnages préoccupés de luttes sanglantes et fratricides, dévorés par leur désir de pouvoir. Ce qui séduisit Mnouchkine, c’est précisément cette théâtralité dont l’acteur et l’espace étaient porteurs. C’était la vision qu’elle avait elle aussi du théâtre : une scène nue sur laquelle avance un acteur évoquant à travers son corps et sa voix un monde capable d’emporter totalement le spectateur.

Tentant donc d’échapper aux formes habituelles dans lesquelles on se plaît à représenter Shakespeare en Occident, Mnouchkine cherche les moyens d’exprimer la puissance de cet univers shakespearien. Le théâtre japonais semble lui apporter certaines solutions puisqu’il est précisément porteur de quelques-uns de ces aspects et, plus que tout, il est porteur d’une forme artistique d’une grande théâtralité, liant ensemble âpreté des personnages et subtilité des formes.

En quoi consiste cette théâtralité ? En une netteté des corps et des gestes quasi dessinés sur scène, en une harmonie de couleurs intenses et riches (or, pourpre, blanc, noir...), en un recours aux masques et maquillages soulignant fortement les traits et amplifiant les expressions du visage, en un recours à des voix rythmées, quasi chantées, souvent monodiques éloignant les sons du naturel, en un jeu des corps dotés d’une extrême présence et donnant au récit l’envergure d’une épopée.

À un critique lui demandant pourquoi elle a choisi le Japon comme référence, Mnouchkine résume ainsi sa position :

« Pourquoi l’Orient ? A cause du théâtre tout simplement ! L’Occident s’est appauvri et n’a produit que trois genres de formes théâtrales : le théâtre antique dont nous connaissons fort peu, la commedia dell’arte qui, en fait, vient d’Orient, et le théâtre réaliste qui est une forme basée sur le langage et non sur le corps. L’Orient, par ailleurs, offre des formes de jeu, une discipline qui donnent à l’acteur des outils de communication qui le mettent à nu. Les grandes formes théâtrales — je ne veux plus les appeler orientales — nous permettent de rendre le monde qui n’est pas celui du quotidien mais le monde magique, divin, qui est lié à l’univers intérieur. Il y a des formes qui, quelque belles qu’elles soient, ferment des portes derrière elles (Tchékhov par exemple) et d’autres qui les ouvrent toutes grandes.

Dans le théâtre élisabéthain, il n’y a pas de forme, tout juste une architecture. Nous voulions échapper à une interprétation réaliste. » (6)

Or, pour Mnouchkine, le théâtre est avant tout quête d’une forme, une forme qui lui permet d’échapper au réalisme et au quotidien. C’est dans la quête de cette forme que l’acteur choisit d’exprimer les passions de son personnage, lui qui a le « redoutable rôle de montrer ce qui ne se montre pas » (7). C’est grâce à cette forme qui se concrétise en actions, en gestes sur la scène que « l’invisible devient visible », permettant au spectateur de percevoir l’intériorité des êtres dont le destin se joue devant lui. Plus cette forme est théâtrale, plus l’art affirme sa différence d’avec le réel et permet au spectateur d’effectuer le voyage imaginaire auquel il est convié.

L’image qu’Ariane Mnouchkine privilégie dans cette quête et qu’elle cherche à transmettre non seulement à l’acteur mais aussi au spectateur est celle de personnages bouillonnant d’une vie intérieure faite de passions, semblable en cela à ces volcans lançant des jets de lave qu’évoque l’affiche des Shakespeare. Le théâtre, après tout, est bien le moyen d’exposer ce qui est habituellement caché, de montrer les passions des hommes. C’est sur ces dernières que l’acteur doit sans cesse travailler.

Ayant tout cela présent à l’esprit, Mnouchkine trouve que le théâtre traditionnel japonais — le kabuki en l’occurrence — demeure très proche de l’essence du théâtre qu’elle privilégie, un théâtre fondateur où la forme est prégnante, inscrivant la théâtralité dans chaque menu détail. Pour atteindre cet objectif, Mnouchkine n’a de cesse de rappeler à l’acteur que, même mû par les plus grandes passions, il faut qu’il sache rester concret. D’où un souci du détail, du geste. Cette précision, le théâtre oriental semble l’offrir dans ses moindres manifestations. Or cette précision est d’abord portée par l’acteur. C’est donc à travers lui que Mnouchkine va l’inscrire sur la scène.

 

Un langage métaphorique

Ce que recherche Mnouchkine dans cette quête est l’aspect métaphorique du théâtre avant tout, une langue imagée qui est constitutive de la poésie de la scène.

« Le théâtre est une métaphore, métaphore du geste, du mot et, ce qui est beau au théâtre, c’est quand un acteur transforme un sentiment, une mémoire, un état ou une passion. La passion toute pure, personne ne la voit si l’acteur ne la transforme pas en jeu, c’est-à-dire en un signe, en un geste » (8).

Philippe Hottier, ancien acteur du Théâtre du Soleil, qui jouait Falstaff, confirme ces propos :

« Ce mouvement interne du sentiment, de la passion qui occupe le personnage, il va falloir le montrer, en faire un dessin dans l’espace et la gestuelle. Les déplacements du comédien, la qualité de sa voix, vont montrer de quel type de colère il s’agit. Tous les mots qu’ils prononcent vont être baignés de cette électricité particulière qui est l’état du personnage à un moment donné » (9).

Mnouchkine a toujours la conviction profonde que la seule façon de faire du théâtre n’est pas en apprenant un code défini (ceci ne représente que le niveau superficiel de toute forme d’art) mais en recréant à chaque fois la relation existant entre l’acteur et la scène, l’acteur et le récit, l’acteur et la mise en scène (costume, scénographie), l’acteur et lui-même, l’acteur et le masque. C’est le travail du masque qui permet ce déplacement, un masque qui voyage très bien d’Orient en Occident et qui est partout à la fois pareil et différent. « Le masque met l’acteur à nu » se plaît à dire Mnouchkine. Dans le théâtre oriental, il n’y a ni travail sur la psychologie du personnage, ni sur le passé de l’acteur, ses souvenirs, son inconscient. Tout ce qui a lieu sur la scène survient dans le hic et nunc et c’est de cette relation entre l’acteur et lui- même, entre l’acteur et son partenaire de scène, entre l’acteur et l’espace, l’acteur et le récit que naît cette impression de « présence » extrême que le spectateur perçoit. C’est là l’une des convictions profondes de Mnouchkine, celle qui mène toute son œuvre et explique tout à la fois les formes artistiques qu’elle privilégie et les techniques de jeu qu’elle adopte.

Ce qui est également intéressant dans l’exemple des Shakespeare, c’est que Mnouchkine n’a jamais demandé à ses acteurs de jouer « à la japonaise » ou même d’apprendre les règles de l’art du kabuki, par exemple. Elle a simplement donné le théâtre japonais comme une source d’inspiration, faisant circuler images et photos, faisant visionner des films, recommandant certains livres, demandant aux acteurs de trouver chacun une voie qui leur soit propre pour donner cette même impression de présence extrême que véhiculent les acteurs. Aucun apprentissage de pratiques artistiques spécifiques ne fut donné au Théâtre du Soleil durant cette période, et si certains acteurs décidèrent de suivre des cours, ils le firent de leur propre chef. Georges Bigot, par exemple, qui fut un Richard II mémorable, affirme qu’il a étudié, au cours de cette période, la boxe — et non le théâtre oriental — afin de pouvoir trouver cette présence du corps, cette rapidité du geste, cette tonicité du mouvement que le regard profane du public, lui, trouvera tout à fait « japonais ». C’est donc à partir de leur propre imagination que les acteurs eurent à recréer ce Japon imaginaire, s’inspirant entre autres des films de Kurozawa et Mizogushi, des images populaires des samouraïs (10), des livres et de leur connaissance, même succincte, des formes théâtrales. C’est à partir de ce même imaginaire qu’ils composèrent leur personnage essayant de trouver une forme qui viendrait d’eux et leur serait propre plutôt que de la calquer d’après un modèle extérieur.

« Ce qui remplit la scène, ce ne sont pas les décors, c’est l’imagination du spectateur sollicité par les acteurs » (11), dit encore Mnouchkine. Sa technique de travail n’a donc pas consisté à travailler sur l’art de l’acteur de l’extérieur, lui imposant une forme spécifique orientale mais plutôt, comme elle l’a toujours fait, d’inciter le comédien à trouver en lui les mouvements, gestes, déplacements nécessaires à cette forme qui s’imposait à lui. Cette quête, au Théâtre du Soleil, a toujours été guidée par la commedia dell’arte et le travail des masques. Or cette importance du visage masqué ou maquillé — autre variante du masque — est présente dans le théâtre japonais et cette importance n’est pas pour lui déplaire. Cela lui confirme le bien- fondé de ses choix.

 

Des éléments d’un Orient imaginaire

Il n’est donc pas surprenant que des ressemblances aient été perçues entre le jeu des acteurs de Mnouchkine et un style de jeu « japonais », des ressemblances qui permettaient au public de projeter des éléments de « japonité » même là où il n’y en avait pas. Car tout le monde en convient, Mnouchkine la première : les Shakespeare n’étaient point japonais. Evoquant les étapes préliminaires du travail, elle rappelle : « On ne s’est jamais dit : on va monter telle pièce à la japonaise. D’ailleurs on serait incapable de monter un kabuki, et ce que nous avons fait ne ressemble pas à du kabuki » (12).

Et pourtant, les signes de « japonité » ou « d’indianité » (13) étaient néanmoins nombreux dans les Shakespeare. Les références à un Japon imaginaire étaient tout d’abord transmises par les costumes que portaient tous ces seigneurs de cour, vêtus de jupes de soie à couches multiples aux couleurs éclatantes et aux textures soyeuses ; elles l’étaient aussi par les visages blancs des comédiens évoquant les acteurs du théâtre nô ainsi que par les masques faits par Erhard Stiefel mais aussi par les coiffures à chignon rappelant, là aussi, le Japon. Tous ces éléments donnaient aux acteurs une très forte théâtralité d’inspiration orientale.

Leurs déplacements rappelaient aussi l’Orient. Les acteurs avançaient sur un tapis de scène en crin, sorte d’arène où arrivaient les personnages en grappe, comme une ruche avant de se déployer pour occuper l’espace. Aucun accessoire permanent dans cette architecture. L’espace demeurait libre, laissant place au jeu. Les quelques objets nécessaires à l’action étaient apportés pour les besoins d’une scène particulière, puis emportés une fois leur fonction remplie. Des tentes rayées placées en retrait aux quatre coins de la scène, à l’extrémité de rampes d’arrivée des acteurs, permettaient de cacher aux regards les acteurs se préparant à entrer en scène ou en sortant. Enfin les rampes elles-mêmes — prolongements étroits de l’espace de jeu évocation du pont des fleurs dans le théâtre nô — permettaient aux acteurs d’arriver en scène en courant, comme mus par une urgence intérieure, déjà là, au cœur de l’action. Les sources d’inspiration se télescopaient, se fondaient les unes dans les autres, évoquant dans l’esprit des spectateurs des univers différents, exotiques et imaginaires (14) qui demeuraient pourtant au plus près de l’œuvre shakespearienne.
Bien sûr, dominant ces éléments, qui s’imposaient dès l’abord, se trouvait le jeu de l’acteur. Sa voix sortait, âpre et pressée, comme son corps cavalcadant pour venir s’immobiliser en poses hiératiques et figées d’où les mots jaillissaient avec force. Les rois Richard II ou Henri IV, l’usurpateur Bolingbroke, Mowbray, les Seigneurs, Falstaff et les nobles conspirant contre le roi et préparant son détrônement, chacun avait une gestuelle qui lui était propre, un maintien particulier du corps, les genoux légèrement fléchis à la manière des acteurs de kabuki, une posture qui leur donnait une assise plus solide par sa proximité avec le sol.

Ils portaient le récit comme s’ils racontaient une histoire dont ils étaient à la fois les héros et les narrateurs. Ils se prenaient au jeu comme le font les acteurs de kabuki ou les acteurs de commedia dell’arte. La filiation paraissait évidente, renforçant la conviction qu’a Mnouchkine que la commedia dell’arte a une parenté certaine avec des formes théâtrales orientales.

Si toute tradition du jeu impose une position du corps sur la scène, une certaine relation à l’espace et aux autres acteurs, alors les comédiens du Théâtre du Soleil se devaient de retrouver ces règles. C’est ainsi qu’ils apprirent, par expérience, l’importance de l’immobilité et des pauses, l’importance des entrées et des sorties énergiques et pleines de force, tout comme ils apprirent que ces techniques de jeu nécessitaient une certaine qualité de présence. La forme esthétique naissait de ce travail même, de la lutte de chacun avec les réalités de la scène.

De façon surprenante, cette forme de jeu très particulière aux Shakespeare, créait chez le spectateur un verfremdungseffekt, un effet de distanciation qui rapprochait paradoxalement le spectateur du spectacle parce que ce dernier s’adressait en priorité à son imagination plutôt qu’à des références précises qu’il pouvait avoir. De très belles images se succédaient. Une émotion les habitait qui allait bien au-delà des mots dont le sens n’était pas toujours perceptible mais qui résonnaient comme un martèlement dont le rythme imprégnait l’esprit et l’espace. La communication passait ainsi au travers de ces deux imaginaires qui se rencontraient : celui de l’acteur et celui du spectateur.

Tous ces éléments avaient lieu dans un univers visuel étonnant, riche de couleurs vives et de tissus soyeux, drapés de pans immenses de soie déployés en fond de scène et ondulant au moindre souffle. Lorsque s’opérait un changement de décor, ils chuchotaient dans leur chute. C’était l’évocation d’un monde d’un raffinement extrême où les acteurs se déplaçaient devant un décor de rêve évoquant de façon symbolique l’ascension et la chute des rois. L’univers créé par Mnouchkine était un univers de poésie pure où se mêlaient la beauté des images, la présence de corps alertes et l’âpreté des voix. La beauté des images si propres au Théâtre du Soleil opérait une séduction incontestable sur le public et créait un plaisir de l’œil, un plaisir que Mnouchkine recherche et qui constitue une part importante du plaisir du spectateur.

La force de Richard II et de Henri IV est à attribuer au fait que les traces de ce Japon mythique se nourrissaient de quelques lignes vaguement dessinées sur la scène, d’une forme du corps, d’une intensité de jeu permettant à chaque spectateur de poursuivre pour son propre compte et selon son chemin intérieur cette image de l’Orient. Ce faisant, Mnouchkine et ses acteurs réussissaient à se défaire des schémas habituels liés à la façon de monter les pièces de Shakespeare. Ils forçaient le spectateur à en faire autant, le rendant disponible pour un autre voyage. Ils le menaient ailleurs, sur un chemin imprévu où le spectacle se donnait à lui comme une totalité, sans qu’il cherche à y « reconnaître » des détails spécifiques. Les pièces paraissaient japonaises comme totalité et non dans le détail. Elles éveillaient donc dans
l’esprit du spectateur l’image, elle-même brossée à grands traits, de ce Japon connu de tous, même de ceux qui n’y ont jamais été, de ce Japon imaginaire qui est présent dans l’esprit de chacun. Les images suscitaient donc des sensations, des impressions plus qu’elles ne renvoyaient à des références précises et conscientes que le spectateur pouvait avoir. Le processus était quasi subliminal. Il forçait le spectateur à entrer dans un univers différent qui ne partageait que fort peu de points communs avec le Japon réel d’aujourd’hui. Une autre image de Shakespeare en émanait.

L’une des principales raisons du succès rencontré par le Théâtre du Soleil vient de ce que Mnouchkine n’a jamais travaillé la forme en elle-même. La forme finale adoptée en fin de parcours a été trouvée au cours du processus de travail. Elle est née de la fréquentation du texte de Shakespeare et d’une écoute extrême de ce que les mots disaient (15). Dans ce cheminement, chaque acteur dut trouver sa propre voie, travaillant de concert avec les autres pour établir ce langage commun. Tout en partant du texte de Shakespeare, il cherchait à faire en sorte que ce texte soit le prolongement naturel des corps, qu’émerge une forme autonome, unique à ce spectacle, forme qui a fini par s’imposer avec la force d’une évidence. La forme trouvée donnait également la preuve que le texte de Shakespeare est bien avant tout un matériau de jeu, qu’il jouit d’une très forte architecture qui échappe à toute forme prédéterminée, forme ouverte, qui accepte d’autres traditions de jeu que celles auxquelles il est habituellement soumis.

En faisant table rase du passé, Mnouchkine avait éliminé toutes les attentes et tous les repères. Elle instituait d’autres formes autour desquelles héros shakespeariens et samouraïs japonais du Moyen Âge pouvaient se rencontrer (16). Comme le dit l’un des critiques de l’époque : « C’était la jonction d’une extrême vérité et d’un artifice extrême » (17).

Face à ces spectacles, le spectateur devenait à son tour producteur de sens. C’était à lui d’accomplir le chemin menant d’une culture à l’autre. Jamais tout à fait dans l’une ou dans l’autre exclusivement, il était perpétuellement sur la frontière entre deux mondes, à la fois dans l’un et dans l’autre. C’est cette force d’hybridation où disparaissent l’individualité et la spécificité des cultures et des formes artistiques d’origine qui fait toute l’originalité du parcours de Mnouchkine et lui permet d’inscrire avec tant de force sa démarche artistique hors des voies de ses contemporains. Ce faisant, Mnouchkine déstabilise le modèle eurocentrique et lui substitue un processus de production théâtrale et de réception plus fluide (18). Elle réinterroge par le fait même les pratiques de l’Occident, redonnant au spectateur responsabilité et productivité, en le laissant libre d’opérer des interactions diverses entre les déplacements culturels que les représentations lui suggèrent et son propre univers imaginaire.

Peut-on parler d’interculturalisme dans un tel cas ? Sûrement. La façon dont Mnouchkine traite les formes orientales est tout à fait respectueuse de leur esprit, même si elle ne prétend en rien les imiter. Il ne s’agit pas ici d’emprunt mais d’inspiration, de recréation, afin de nous forcer, nous public, à entrer différemment en relation avec les œuvres. Sans nulle intention de servir de modèle, ni même de transmettre un savoir quelconque sur l’art oriental, les mises en scène de Mnouchkine ne cherchent pas à recopier cet art mais à en retrouver l’esprit. L’art occidental ne peut pas réinventer l’art asiatique : ce n’est ni son but ni sa finalité, mais il peut, en contrepartie, dialoguer avec lui et le prendre pour maître. Telle est la conviction de Mnouchkine. En fin de parcours, la seule règle à préserver est la vérité de l’œuvre d’art elle- même. C’est elle qui impose les règles et donne les limites.

 

Éviter le colonialisme culturel

La question de l’interculturalisme en art et, tout particulièrement, les Shakespeare, soulève néanmoins un certain nombre de questions d’ordre plus général qui s’imposent aujourd’hui.

Ce rapprochement entre cultures, ces emprunts, croisements, transferts, soulèvent en effet un certain nombre de problèmes idéologiques, philosophiques et politiques qu’il ne faut pas négliger sur les procédés utilisés et la légitimation d’une telle démarche. Richard Schechner et Eugenio Barba sont parmi ceux qui se sont le plus penchés sur ces rapprochements entre Orient et Occident tentant de les définir, d’étudier le principe de ces transferts, adaptations et métissages (19). Peter Brook y a fait appel lors du Mahabharata. Ariane Mnouchkine, plus fréquemment encore, non seulement dans les Shakespeare, mais également dans L’Histoire inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, dans L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves et, tout récemment encore, dans Et soudain, des nuits d’éveil.

Il n’est pas aisé de mesurer, pour ces spectacles interculturels, la part véritable accordée à la connaissance en profondeur de la culture elle-même et à l’art qui l’accompagne. Certains reflètent la découverte de pays et de cultures autres par empathie, invitant le spectateur à s’y reconnaître. En émerge l’image d’une certaine universalité de l’homme qui traverse les frontières et permet de reconnaître l’autre à la fois comme semblable et différent. Ces apports nous rendent soudain l’étranger familier. Ils constituent l’une des responsabilités les plus grandes des artistes dans le monde d’aujourd’hui. Jamais assumée comme priorité artistique, mais présente comme préoccupation, cette ouverture aux autres cultures guide le travail artistique de nombreux artistes dont Mnouchkine constitue une des figures de proue (20).

Pourtant, par-delà cette euphorie, certaines questions doivent être posées comme elles le furent d’ailleurs à Mnouchkine et à Brook lors de divers débats publics — sur la légitimité de telles démarches. Le reproche leur fut fait à quelques reprises de ne pas respecter la culture de départ, de la folkloriser, de l’occidentaliser, autrement dit de n’en absorber que les signes épidermiques sans en pénétrer l’esprit ni les fondements. Le reproche paraît injustifié pour qui connaît le travail profond de documentation, de lectures, de visionnements de films, vidéo, diapo, de voyages dont s’accompagne généralement toute production au Soleil. Toutefois, il reflète le malaise que le spectateur éprouve souvent lorsqu’il se trouve confronté à des procédés d’emprunts faisant passer des éléments d’une culture dans une autre. Ces procédés ne peuvent plus être considérés comme neutres. Ils interrogent la nature des transferts opérés et les fondements philosophiques, sociaux, religieux, idéologiques dans lesquels ces formes artistiques prennent place. Quel degré de connaissance un artiste doit-il avoir de la forme artistique où il désire puiser pour opérer de tels transferts ? Est-il nécessaire de connaître le contexte culturel et social où s’inscrit la pratique artistique pour opérer un emprunt ? Quel degré de maîtrise de la pratique artistique elle-même l’artiste doit-il avoir pour opérer ces déplacements culturels ? Ces questions sont fondamentales et ont été soulevées par toute une critique américaine très soucieuse de rappeler la nécessité que de telles formes interculturelles ne doivent pas se faire dans l’oubli des contextes qui leur ont donné naissance.

 

Deux visions contradictoires

Les réactions aux emprunts interculturels s’ordonnent selon deux axes distincts. Certains chercheurs, essentiellement universitaires, soucieux d’éviter un certain « colonialisme culturel », revendiquent la nécessité de se familiariser profondément avec une culture étrangère avant de l’utiliser à ses propres fins. Font partie de cette catégorie des chercheurs comme Rustom Bharucha, Bonnie Marranca, Gautam Dasgupta, Una Chauduri, Daryl Chin, Richard Schechner (21). D’autres, au contraire, soucieux de préserver avant tout la liberté de l’artiste, rappellent que l’art a toujours eu le privilège d’emprunter sans contrainte aux autres cultures et selon les modalités voulues par l’artiste. Font partie de cette catégorie les artistes Ariane Mnouchkine, Peter Brook, Robert Wilson, Peter Sellars, Eugenio Barba, etc.

Les fondements sur lesquels les deux groupes s’appuient pour justifier leurs positions sont intéressants si l’on tient compte du fait qu’ils s’inscrivent aujourd’hui dans un débat devenu hautement politique en Amérique du Nord.

L’opinion formulée par Carl Weber résume parfaitement les enjeux du premier groupe :

« Ce que l’on néglige dans ce mode de pensée utopique, ce sont les réalités de ce ‘‘business transculturel’’ contemporain. Les festivals internationaux de théâtre ou de performance sont des foires commerciales autant que des événements culturels [...]. De nombreux projets interculturels qui tentent de combiner, fondre, mélanger [...] des caractéristiques d’une culture indigène avec celle d’une culture étrangère, finissent par créer des spectacles qui utilisent la composante étrangère comme une sauce épicée qui vise à redonner du goût à un vieux gruau devenu familier [...].

Ces projets semblent agir avec peu, sinon pas, d’égards pour l’historicité du matériau utilisé. Pourtant, la conscience des conditions historiques et sociales d’une culture étrangère donnée et l’inscription de ces dernières dans toute œuvre d’art est primordiale dans notre contexte aujourd’hui. Ne pas tenir compte de ces conditions, et de l’idéologie qui s’y inscrit, mène inévitablement à un mélange incongru d’éléments locaux et étrangers qui, en fin de compte, refusent de se mélanger, ne constituant qu’une somme bien moins riche que ses composantes. » (22)

Les commentaires de Carl Weber sont assez provoquants et résument bien les réactions de nombreux chercheurs pour qui l’interculturalisme véhicule la menace qu’une culture dominante ne s’approprie illégitimement une autre souvent minoritaire sans rien offrir en retour. (23)

Contrant cette position critique, se trouve l’attitude d’artistes comme Ariane Mnouchkine, Robert Lepage, Peter Sellars, Eugenio Elarba et, tout particulièrement, Peter Brook, adoptant une attitude polémique affirmant le droit de l’artiste à disposer librement des emprunts culturels qu’il désire opérer et réclamant :

« Un théâtre qui soit basé sur la fusion de traditions (y compris le mélange d’acteurs de différentes langues et cultures dans un même spectacle) où les spectateurs sont confrontés à une vérité aussi bien spécifique qu’universelle par le fait même de la représentation qui mélange diverses cultures. » (24)

Promouvoir le croisement des cultures et des influences selon cette approche, c’est souligner qu’il est nécessairement bénéfique pour l’artiste d’élargir son champ de référence, de prendre conscience de la différence de l’Autre. Qui pourrait le nier ? C’est de cet enrichissement réciproque que vit le théâtre et toute pratique artistique.

Les deux raisonnements se défendent l’un et l’autre à des titres divers. Si le premier insiste sur le souci de respecter la culture de l’autre, de ne pas la simplifier, de ne pas se l’accaparer, la coloniser en l’important indûment dans une culture ou une pratique pour laquelle elle n’est pas originellement destinée, le second, par contre, privilégie la liberté de l’artiste dont l’art, par nature, procède par emprunts et influences.

Il est évident cependant que la pratique de ces croisements culturels et artistiques, de cet interculturalisme, pour demeurer viable, doit échapper au politically correct qui semble la guetter. Il lui faut éviter l’institution d’un modèle d’échange culturel reconnu comme seul légitime, modèle qui présenterait le danger de limiter et de normaliser la pratique artistique. Il paraît donc nécessaire, dans ce processus, de préserver la liberté qu’a l’artiste de choisir les emprunts, influences, transferts, adaptations venues d’une autre culture, tout comme celle du mode d’intégration de ces formes à ‘œuvre finale. À ce propos, la position beaucoup plus ambiguë de Lee Breuer nous paraît à la fois plus complexe et, sans doute, plus proche du comportement réel des artistes :

« J’essaie désespérément de me faire une idée de ce que cela signifie de travailler de façon interculturelle au théâtre. Il y a de nombreux sous-entendus. Ils répondent à deux schémas. Soit celui qui dit : « j’aime le monde et le monde m’aime, rassemblons-nous et amusons-nous de façon interculturelle », soit celui d’un certain impérialisme culturel occidental qui consiste à arracher chaque icône culturelle qui nous tombe sous la main et à la vendre.

Ces sous-entendus sur le travail interculturel sont profondément enracinés dans la politique du moment. J’essaie, pour ma part, de voir la chose de façon plus large. Mais je constate que différentes opinions sont satisfaisantes et convenables selon différents niveaux de points de vues. » (25)

Que la plupart des œuvres artistiques soient souvent le résultat de cette dualité qu’évoque Lee Breuer est, en soi, une évidence. Ce que souligne néanmoins ce débat, c’est que les pratiques interculturelles dans le domaine artistique - quel que soit le modèle choisi - reflètent désormais, consciemment ou inconsciemment, une position idéologique. Il confirme que l’interculturalisme au niveau artistique ne peut plus être un phénomène neutre, pas plus au Théâtre du Soleil qu’ailleurs.

Texte de Josette FERAL (in Trajectoire du Soleil, éditions Théâtrales, Paris, 1998, pp. 225-243)

 

(1) Propos de Mnouchkine au moment de la représentation des Shakespeare, Libération, 17 janvier 1984.
(2) « La seconde peau de l’acteur », Trajectoire du Soleil, Editions Théâtrales, Paris, 1998, p. 15.(3) Exceptions faites, bien sûr, de pratiques plus rigoureuses pratiquées par Grotowski, Barba, et par certains pédagogues comme Etienne Decroux, Jacques Lecoq, Anatoli Vassiliev...
(4) Avec plus de succès toutefois pour Richard II et Henri IV que pour La Nuit des Rois, dont l’indianité convainc moins.(5) Elle assiste volontiers à des spectacles venus d’Orient : Japon, Bali, Inde et s’est rendue à plusieurs reprises en Inde et au Japon. Son premier voyage en Inde date de 1960.
(6) Interview de Lorette Cohen, L’Hebdo, 29 juillet 1992.
(7) Mnouchkine : « Le poète ouvre l’être et l’acteur a le redoutable rôle de montrer ce qui ne se montre pas. » Libération, 17 janvier 1984.
(8) Cité par J.P. Althaus in Voyage dans le théâtre, Lausanne, Ed. Pierre-Marcel Favre, 1984, p. 167.
(9) Philippe Hottier, « Un texte masqué, entretien avec Georges Bigot et Philippe Hottier », in Théâtre/Public, n°46-47, juillet-octobre 1982, p. 12.
(10) Mais aussi à partir du tai-shi et du barata-natyam autant que des vieux films russes sur Yvan le Terrible.
(11) Libération, 17 janvier 1984.
(12) Ibid.
(13) « Japonité » dans Richard 11, Henri IV, « indianité » dans La Nuit des rois.
(14) Dans La Nuit les rois, les acteurs durent inventer leur propre lllyrie et des modes de déplacement et de comportement tout à fait particuliers. La représentation était un mélange de perse, de balinais, de clown à l’occidentale et de kathakali. Les mouvements d’yeux du capitaine de bateau étaient inspirés du kathakali par exemple, le duc Orsino était présenté comme un Maharadja, Maria, la servante, comme une « hourie ». Bricolage interculturel rejoignant une imagerie populaire commune.
(15) Mnouchkine se plait à citer Brancusi disant qu’il ne donnait pas une forme à la pierre mais qu’il révélait la forme qui est en elle. Robert Lepage parlant de son art dit la même chose. (Voir J. Féral, Mise en scène et jeu de l’acteur, Volume II, Montréal, JEU/ Lansman, 1998, p. 156.)
(16) Les costumes sont un exemple révélateur du genre d’intégration que le Soleil a ainsi opéré. Bien qu’évoquant certains styles de costumes japonais par leur couleur et leur volume, les costumes superposaient ainsi des éléments des vêtements de la cour royale et des guerres du XIVe siècle.
(17) France-Soir, 11 décembre 1981.
(18) Commentaires déjà évoqués par Suzan Bennett, Theatre Audiences, A Theory of Production and Reception, New York, Routledge, 1997, p. 196-197 et par Sarah Bertail- Bryant, « Gender, Empire and Body Politics as Mise en scène : Mnouchkine Les Atrides » in Theater Journal, mars 1994, 46.1, p. 30
(19) Cf les tentatives du Theatrum mundi pratiquées par Eugenio Barba au sein de l’ISTA (International School of Theatre Anthropology). Barba fait voisiner des formes artistiques d’origines culturelles très diverses — danse du Brésil, théâtre nô, théâtre populaire scandinave, danses balinaises... — pour voir comment elles peuvent dialoguer entre elles et les parentés structurelles qui s’en dégagent.
(20) Rares sont les artistes dont le parcours artistique soit aussi interculturel que celui de Mouchkine, Peter Sellars peut-être, Robert Lepage sans doute, Peter Brook et sans aucun doute Eugenio Barba.
(21) Voir en particulier sur ces questions : Rustom Bharucha, Theatre and the World, Essays on Performance and Politics of Culture, New Delhi, Manohar Publications, 1990 ; Bonnie Marranca and Gautam Dasgupta, Interculturalism and Performance, New York, PAJ Publications, 1991 ; Richard Schechner, Essays on Performance Theory, New York, Drama Book Specialists, 1977 ; Patrice Pavis, Le Theâtre au croisement des cultures, Paris, Corti, 1990.
(22) Carl Weber, "ACTC ; Currents of Theatrical Exchange", in Interculturalism and Performance, op. cit., p. 29-30.
(23) Cette position a également été soulignée par Edward Said dans son livre Orientalism, New York, Pantheon, 1978.
(24) Cité par Carl Weber, op. cit., p. 29. Propos de P. Brook lors du XVIe Congrès de l’Institut international de l’UNESCO.
(25) Lee Breuer, in Interculturalism and Performance, op. cit. p. 208.