L'ache lhamo est le plus souvent désigné par le simple terme de lhamo. A la différence du cham, il n'est généralement pas joué par des moines, mais par des laïcs. Il consiste essentiellement en la vocalisation d'un texte considéré comme "sacré", en alternant la récitation de ce texte par le narrateur, et son énonciation sous forme de chants solos dont la longueur, le côté plaintif et l'accompagnement par un chœur revêtent un aspect majestueux proche de l'hymne. La danse y occupe aussi une place importante : chaque personnage entre sur scène en effectuant des mouvements de danse qui lui sont propres ; toutes les scènes sont entrecoupées d'interludes dansés par toute la troupe. Enfin, le lhamo est aussi un théâtre populaire dans la mesure où le fil de l'histoire est régulièrement interrompu par des improvisations satiriques de la part de personnages secondaires sans rapport direct avec la pièce : l'humour grivois des paysans et leur sens de la critique sociale s'y expriment librement, dans un langage quotidien qui n'a plus rien du formalisme de l'énonciation du texte sacré.
L'histoire du lhamo est inconnue. La tradition orale a conservé une légende d'origine qui attribue à un saint du XVe s., Thangtong Gyepo, la création du théâtre. Les acteurs rappellent cette association au saint en plaçant sa statue au centre de l'aire de jeu avant toute représentation et en énonçant des prières en son honneur pendant le prologue. Thangtong Gyepo est un génie auquel sont attribuées de nombreuses créations au Tibet. Il est surtout connu pour y avoir construit les premiers ponts de fer suspendus, dont quelques uns subsistent aujourd'hui. Le théâtre est, de manière assez poétique, associé à l'édification du premier pont sur le Toit du Monde (le théâtre est aussi une forme de pont). Parce qu'il voulait récolter des fonds auprès des spectateurs, ou parce qu'il voulait dompter un démon qui s'acharnait à détruire pendant la nuit les travaux effectués durant le jour, il créa un nouveau type de spectacle qui émerveilla tout le monde : les spectateurs s'exclamèrent "ce sont des déesses (ache lhamo) qui dansent réellement parmi nous !" (ce qui conféra au théâtre son nom), et les démons furent tellement captivés par le spectacle qu'ils oublièrent de harceler les hommes et ils ne purent plus rien détruire quand le pont fut achevé. Il n'est ni avéré ni impossible que ce maître religieux bien aimé du peuple soit effectivement à l'origine du théâtre. Ce que la référence à Thangtong Gyepo indique clairement, en revanche, c'est que le théâtre prend sa source, au moins conceptuellement, (1) dans le milieu de "la folle sagesse" du bouddhisme tibétain et (2) dans les rites d'exorcisme et de protection dont le saint était spécialiste. Les saints fous sont une variante sacrée des bouffons. Maîtres réalisés, généralement par le biais de la pratique tantrique, ils ne se retirent pas dans la quiétude d'un ermitage loin du monde, mais ils se mêlent au contraire au peuple pour le soulager de ses souffrances quotidiennes et lui enseigner des rudiments de la doctrine bouddhiste. Les saints fous manient en permanence le paradoxe et l'excès : ils partagent les préoccupations du peuple, ils aiment l'alcool et les femmes, le rire et la danse, puis ils se mettent tout à coup dispenser un enseignement profond en des termes facilement accessibles à des illettrés. Le lhamo tient en effet de cette ambivalence : il enseigne tout autant qu'il divertit dans le langage même du commun des Tibétains. Deuxièmement, le théâtre a aussi une fonction rituelle, celle de réjouir les dieux responsables de la fertilité et d'apaiser les démons (préoccupations qui correspondent aux croyances pré-bouddhistes qui se sont maintenues bien après la conversion du Tibet au bouddhisme). L'association du théâtre avec Thangtong Gyepo n'est pas fortuite car ce saint est réputé pour avoir pacifié des démons, converti des "barbares" au bouddhisme, et arrêté des épidémies, notamment par un rite bien connu, celui du "bris de la pierre sur le ventre" (la pierre renfermant un démon), dont plusieurs éléments correspondent point par point à une représentation de théâtre : les personnages principaux de ce rite sont ceux du théâtre, leurs prières sont assez proches de celles énoncées par les acteurs de lhamo.
Le lhamo des origines s'est probablement inspiré des styles de chants et danses populaires qui existaient à l'époque et de certains éléments du théâtre bouddhiste indien, mais il ne semble pas avoir été influencé par les théâtres chinois. Il n'était certainement pas identique à celui que nous connaissons aujourd'hui. On ne connaît presque rien des étapes du développement du style théâtral, si ce n'est qu'il était bien implanté dans la population du Tibet central au XVIIIe s., et que le spectacle a connu une amplification sous le règne du XIIIe Dalai Lama, à la fin du XIXe s. et au début du XXe s. : le nombre d'acteurs sur scène a doublé (une petite vingtaine d'acteurs occupent la scène actuellement), la taille des masques s'est agrandie et les livrets ont été raccourcis pour dynamiser la représentation.
Le répertoire du lhamo est limité à une dizaine de livrets, dont l'histoire est bien connue de tous les Tibétains. Comme pour les autres théâtres bouddhistes d'Asie, le livret consiste en une adaptation pour la scène des récits édifiants des vies antérieures du Bouddha (les J_taka). Plus exactement : deux ou trois livrets de lhamo sont des J_taka canoniques, et les autres livrets ont été composés sur le même modèle. Les héros y sont des princes et des rois, l'imaginaire indien y occupe une grande place. Le titre des livrets consiste toujours en le nom du héros ou de l'héroïne. Les thèmes sont très simples. Le héros incarne à chaque fois les valeurs centrales du bouddhisme. Il illustre par sa ténacité la morale karmique : une bonne action conduit à un bon résultat, même si celui-ci ne se produit que dans un avenir éloigné, voire dans une incarnation postérieure. Il montre l'importance de renoncer aux plaisirs illusoires du monde pour s'engager sur la voie spirituelle et témoigner à tous les êtres sensibles une compassion absolue. Il est évident que les spectateurs n'accourent pas à une représentation de théâtre pour recevoir de telles leçons et que l'humour et l'émotion sont les ressorts principaux du spectacle. Pour se faire une idée du langage simple, mais néanmoins touchant et poétique, de ces pièces, on se reportera à la traduction de plusieurs livrets en français (voir Jacques Bacot et Anne-Marie Blondeau dans la bibliographie).
A l'heure actuelle, une représentation donnée dans des circonstances "traditionnelles" (c'est-à-dire, comme dans la première moitié du XXe s.) dure une journée entière, soit de huit à neuf heures, généralement juste avant la période des moissons. Dans un passé plus ancien, il n'était pas rare qu'une seule pièce dure trois jours, voire sept jours. Le théâtre tibétain est donc un théâtre diurne, contrairement à nombre de théâtres asiatiques. Le lhamo est toujours joué à l'extérieur, dans la cour d'un monastère ou d'une demeure ou, le plus souvent, un espace libre rapidement dégagé et aplani dans le village (l'aire commune de battage des céréales est un lieu fréquemment choisi). L'aire de jeu est circulaire, les spectateurs sont assis tout autour. Elle est centrée autour d'un pilier qui figure l'axe du monde et autour duquel les acteurs vont tournoyer sempiternellement pendant toute la représentation. Ce pilier soutient un grand vélum qui abrite les acteurs du soleil et qui est dénommé poétiquement "qui flotte dans le ciel". Au pied du pilier sont disposées la statue de Thangtong Gyepo et des offrandes, qui viennent rappeler que le théâtre est un don que font les hommes aux dieux pour les réjouir et s'assurer la fertilité des champs qu'ils dispensent avec irrégularité.
Une représentation est divisée en trois parties : le prologue, la partie principale et la conclusion. Le prologue et la conclusion sont les deux marqueurs rituels du lhamo. Ils sont joués à l'identique quel que soit le livret qui est présenté. Ils n'ont en fait aucun rapport avec la pièce principale. Le prologue sert à préparer l'espace de jeu, et la conclusion est destinée à répandre les mérites de la représentation dans toutes les directions, pour qu'elle atteigne tous les membres de la communauté, visibles et invisibles. Etant donné qu'une pièce de théâtre est un texte sacré, et qu'il contient des enseignements sacrés, il ne peut pas être livré d'emblée à des esprits non préparés et sur une aire de jeu profane. Pendant le prologue, trois groupes de personnages (les chasseurs, les princes et les déesses) vont effectuer chacun à leur tour une action rituelle pour transformer l'espace quotidien sur lequel dansent les acteurs en un espace propice à la diffusion de l'histoire (respectivement : subjuguer la terre, faire descendre (du ciel) les bénédictions sur l'aire de jeu, et danser et chanter avec grâce). Les déesses sont les derniers personnages à jouer dans le prologue. Par leur costume et leur nom, elles symbolisent le fait qu'elles ne sont pas de ce monde, elles sont des êtres mercuriens, célestes, volatiles. C'est parce que l'espace a été sacralisé (purifié et sanctifié) et parce que le temps a été renversé et transformé en un temps mythique (par les paroles et évocations des deux personnages précédents) que les déesses peuvent à présent chanter et danser sous le regard des spectateurs : la réalité n'est plus la réalité conventionnelle, nous sommes passés dans un autre monde, celui du théâtre. Le livret principal peut enfin être exposé. La conclusion faste consiste, elle, en l'énonciation de vœux de prospérité d'abord pour les commanditaires du spectacle (par exemple, le riche paysan qui les a fait venir et qui paie seul pour toute la représentation), puis pour toute la région. Les chants sont plus courts et plus nombreux que dans la partie principale. Avant de quitter la scène, les acteurs lancent dans les airs quelques poignées de farine et crient à la victoire des dieux sur les démons, puis ils reçoivent leurs rétributions en nature.
L'aspect fondamental de l'art de l'acteur qui est à l'œuvre dans la partie principale du spectacle est le fait de "montrer" un personnage (en tibétain : de le "sortir"). C'est à dessein que les termes d' "incarnation", d' "impersonnation" ou d' "incorporation" ne sont pas utilisés ici, comme ils le sont dans d'autres théâtre d'Asie, car l'acteur ne travaille quasiment pas sur ses sentiments pour rendre les contours de son personnage. Chaque acteur dispose de deux registres d'ingéniosité pour "montrer" son personnage : (1) le costume et le masque, intimement liés à sa gestuelle et (2) le chant.
(1) Les habits que revêtent les acteurs apparaissent aujourd'hui comme des costumes folklorisés, mais ils sont en réalité, du moins pour les personnages humains, une copie tout à fait réaliste des vêtements portés au quotidien au début du XXe s. Plus exactement, les héros et les rois, même s'ils sont indiens dans la pièce, sont toujours habillés avec la tenue protocolaire des ministres du gouvernement tibétain. Le moindre détail a son importance : l'étoffe et sa couleur, les ustensiles portés aux hanches, les chaussures, les bijoux. Les autres personnages humains sont habillés comme les serviteurs, les paysans ou les nomades de l'époque. Les personnages divins ou démoniaques ont bien sûr des costumes et des masques qui ne sont pas copiés sur l'étiquette vestimentaire de Lhasa. L'usage des masques et des coiffes est, lui, distinct de la vie quotidienne. De manière générale (mais il y a quelques exceptions), les êtres non humains portent des masques tridimensionnels en papier mâché, qui recouvrent toute la tête, tandis que les personnages humains portent des masques-cimiers installés en angle au sommet du front, et qui se rapprochent plus du chapeau que du masque. La symbolique des couleurs est importante. La couleur du masque reflète l'humeur intérieure du personnage. Les quatre couleurs primaires sont une transposition des quatre types de rituels tantriques : blanc pour l'apaisement et la connaissance, jaune pour l'accroissement et la sagesse, rouge pour le pouvoir et bleu sombre pour la violence et la destruction. Les quatre autres couleurs sont propres au lhamo : vert pour la protection maternelle, moitié blanc - moitié noir pour la duplicité, noir pour les êtres foncièrement malveillants et rouge-brun pour les femmes jalouses, orgueilleuses et cruelles. Il faut souligner que les héro(ïne)s et les rois (mais pas toutes les reines) ne portent généralement pas de masque. L'usage du maquillage était quasiment inexistant avant les années cinquante : quelques touches de farine sur le visage des mendiants et des idiots de village, de noir pour les vilains, et de rouge sur les joues des oracles. Si le costume et le masque ont tellement d'importance, c'est que l'expressivité du corps dans le théâtre tibétain ne repose pas sur un exercice particulier des membres, ni sur un long apprentissage, mais sur l'enveloppe extérieure du corps. Plus que des danseurs, les acteurs du lhamo sont des mannequins : ils doivent montrer adéquatement le costume, qui est le premier signalement de l'identité individuelle et sociale. Ceci explique aussi que la gestuelle soit un élément relativement peu développé du lhamo. Chaque personnage bouge sur scène avec une danse qui lui est propre (au son des percussions), que l'on pourrait appeler sa "dégaine". De grands archétypes de personnages se retrouvent dans chaque pièce. La danse du roi, ou celle des bourreaux se retrouve de pièce en pièce. Il n'y a que deux instruments de musique dans le lhamo, qui sont des percussions : un tambour et une paire de cymbales. Avec des moyens très économiques et un jeu subtil des instruments, c'est une large palette de sons qui est ainsi produite : un rythme lent et cérémoniel pour le roi, tremblant pour les vieillards, agité et plus vigoureux pour les personnages négatifs, terrifiant pour une scène de bataille. Le cadre du tambour est aussi utilisé, en plus des peaux qui sont tendues dessus. La variabilité des rythmes, des sons et des danses est infinie.
(2) L'art de l'acteur de lhamo est essentiellement un art du chanteur. Un acteur n'a jamais fini d'apprendre et de se perfectionner durant toute sa carrière, et les chants de lhamo peuvent être considérés comme le summum de la virtuosité vocale au Tibet. Le chant est séparé de la danse. Il est rare qu'ils soient effectués simultanément, mais cela arrive. Le contraste est saisissant entre d'une part, les danses de toute la troupe au son des percussions, qui se déploient dans un brouhaha et un tourbillon de poussière, et d'autre part, le chant a capella du soliste, qu'il effectue immobile, dans le silence, en étant repris à chaque pause respiratoire par un chœur qui prolonge son chant (il ne lui répond pas, comme c'est le cas dans le théâtre grec). Le principe de base, mais pour lequel les exceptions sont très nombreuses, est le même que pour la gestuelle : chaque personnage possède sa mélodie en propre, qu'il chantera du matin au soir, invariablement, quelle que soit l'émotion et quel que soit le sens des paroles (c'est une sorte de leitmotiv). Les chants correspondent aux parties versifiées du texte. Les sections en prose sont récitées de manière formelle par l'acteur qui tient le rôle de narrateur avec une scansion particulière qui n'appartient qu'au lhamo, même si elle se rapproche du récit des bardes de l'épopée. Cette façon de parler recto-tono à toute vitesse a été dénommée par les jeunes acteurs actuels "le rap tibétain". L'art du chanteur repose sur la connaissance d'un nombre toujours croissant de mélodies spécifiques, mais aussi sur l'exécution parfaite des glottalisations (le chant est produit par une série d'ouvertures et de fermetures très rapide du larynx), qui sont la marque distinctive de l'ache lhamo. Ce sont des trémulations très rapides dans le larynx, qui varient en intensité et en vitesse selon la nature des personnages montrés. Ces glottalisations sont très difficiles à effectuer dans un premier temps, mais avec l'expérience, un acteur les donnera sans effort. En plus de sa mélodie propre, un personnage a des mélodies de rechange ("l'air long" pour sa première apparition, "l'air court" sur lequel le chanteur peut "retomber" s'il est trop fatigué, ...). Il peut aussi utiliser l'une des mélodies qui appartiennent à tous les personnages : "la mélodie commune" (la plus facile de tout le répertoire) s'il est inexpérimenté, le "chant triste" (pour marquer le chagrin, car c'est la seule manière de marquer l'émotion) et enfin le "chant-et-chanson", qui combine le chant spécifique du lhamo avec des chants populaires (pour marquer que le personnage se réjouit à l'idée de causer du tort à autrui, comportement qui est honni par la doctrine bouddhique). Plus le chanteur est expérimenté, plus il peut prendre de libertés par rapport au canevas mélodique qui dans un premier temps apparaît restrictif.
Les évolutions actuelles que l'on peut observer dans les troupes professionnelles travaillant en République Populaire de Chine tendent vers une moder(si)nisation des techniques de jeu. Le lhamo se joue à l'intérieur d'un théâtre sur un proscenium. La durée des représentations a été ramenée à trois heures et dans un premier temps les pièces ont été réécrites pour être conformes à l'idéologie communiste (ce n'est plus le cas maintenant : les livrets traditionnels sont à nouveau utilisés). De nouveaux livrets avec des thématiques profanes et non plus religieuses sont composés. L'usage des masques a été abandonné au profit d'un maquillage outrancier et de mimiques faciales caricaturales. Les costumes sont confectionnés dans des étoffes bon marché aux couleurs criardes et se référant à un passé culturel chinois. L'introduction de mouvements de ballet (sino-soviéto-occidental) dans les danses a révolutionné les techniques du corps du lhamo. Les voix des femmes ont été poussées dans des registres de fausset inconnus du théâtre tibétain (dans le lhamo traditionnel, la voix y est aiguë, mais le registre reste un registre de poitrine). Le fait de "montrer" un personnage a donné lieu à un grand étalage sentimental pseudo-romantique (ce qui est le cas de la troupe professionnelle de l'exil également). La convention selon laquelle chaque mélodie est associée à un personnage a fait place au mélange, à l'intérieur même d'une mélodie, de morceaux de mélodies de personnages divers issus de livrets différents. La modification majeure réside dans le fait que les acteurs chantent sur de la musique instrumentale pré-enregistrée, musique exécutée avec des instruments tibétains, chinois et occidentaux. Alors que le chant de lhamo se fait traditionnellement sur un mètre libre et qu'il est l'occasion pour le chanteur d'explorer la malléabilité de sa technique, le cadre fixe de la musique restreint le plaisir du chanteur. La troupe professionnelle de l'exil, le Tibetan Institute of Performing Arts a de son côté déployé de grands moyens pour "préserver" cette tradition théâtrale, mais elle n'est pas parvenue à empêcher sa folklorisation.
Isabelle Henrion-Dourcy