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Journal de Kyiv – Maurice Durozier

 

20 mars 2023

L’avion pour Varsovie vient de décoller. Et cela débute comme un voyage normal. L’excitation et le stress du surpoids des bagages sont derrière nous. Entre nuages gris et trouées de lumière, nous allons vers le mauvais ordre des choses, vers ce peuple en guerre et qui résiste contre l’envahisseur, vers ce pays dévasté et où se joue notre destin. Espérons qu’avec la force du théâtre, nous puissions aussi amener de la joie, de l’élan, un enthousiasme retrouvé, un souffle. Oui, c’est cela, un souffle ou du moins un espace qui permette à ces jeunes actrices et acteurs d’oublier la peur et l’angoisse et de souffler.
3h d’attente à la gare de Varsovie, Warszawa Wshodnia, la gare du sud. Avalé une soupe Vietnamienne insipide, et quatre nems aseptisés, pas vraiment de choix. Vu, quatre très jeunes religieuses, des bonnes sœurs comme on en voyait encore en France dans les années soixante, une jeune mère tsigane, déjà grosse avec trois enfants agrippés à la taille. Je ne vois aucun métèque, alors je me dis que nous sommes à l’est. Mais je suis déjà dans un cliché, Arman nous dit que 90% des gens qui sont dans ce hall de gare très fréquenté sont Ukrainiens. Il est bon d’abandonner tour préjugé. Dans ce moment historique, la Pologne est exemplaire dans l’accueil de ses voisins. Une dame très digne de Kyiv se lève pour nous renseigner et à voix basse nous donne un précieux tuyau : dans cette gare il y a le meilleur burger végétarien Mac Donald d’Europe.
Chargement épique de nos bagages dans le Wagon 13 pour Chelm. Le train démarre sous un ciel humide, la fatigue se précise, la nuit va bientôt tomber.
Escale en gare de Chelm, on prononce Helm. Dans la gare qui ne ressemble pas à une gare mais plutôt à une grande salle d’attente de la sécurité sociale, d’ailleurs ces salles d’attente n’existent plus chez nous, une centaine de femmes Ukrainiennes reviennent au pays. Quelques rares hommes plus âgés, une famille avec 3 enfants qui courent et emplissent l’espace de leurs rires et de leur innocence. Tout autour, un état que je ne saurai décrire avec mes mots, mélange de tristesse, de lassitude, d’inquiétude profonde et des corps dessinés, rivés à leurs téléphones portables. Quelles conversations, quels messages, quelles vies se jouent en ce moment précis au front ? Et quel courage, quelle détermination. Les valises du théâtre du Soleil, déchargées en hâte avant le départ du prochain train, 3 min pour à peu près 25 valises, sont maintenant entassées en cercle dans ce hall.

On y a va les mecs, andiamo !

 Et c’est reparti pour 11h de voyage en train couchette.

 

21 mars

Aujourd’hui, c’est le printemps et de la fenêtre du train on peut voir qu’ici la campagne est encore en hiver. Café Ukrainien super corsé dans un mug en verre entouré d’un cercle de métal. J’ouvre ma valise cabine, un sacré mélange, pied de caméra, ma perruque de Shakespeare, piles, tubes et éponges de maquillage, paracétamol, jogging…
Première nuit à l’hôtel. J’apprendrai le lendemain qu’il y a eu une alerte aérienne, mais je dormais à poings fermés et je n’ai rien entendu.

 

22 mars

Journée d’installation dans le théâtre.
Pas vraiment le temps d’écrire ou d’observer. Je note, malgré l’extrême gentillesse et disponibilité du personnel du théâtre, une extrême différence de pratique et de vivre les choses. Ici, tout est compartimenté, organisé, hiérarchisé. Cela peut se comprendre, d’ailleurs nous le comprenons mais cela prend beaucoup de temps et de diplomatie. L’objectif est de sanctuariser le temps de travail pour les stagiaires et ça va se faire. Dès que des jeunes premières, des Arlequins ou des Balinais circuleront en robe, cape et pourpoint dans les couloirs, ça va remettre les pendules à l’heure.
En rentrant à l’hôtel, la vision de deux jeunes soldats en treillis bien coupés, probablement en permission me rappelle où nous sommes. À part ça, aucune trace de la guerre terrible qui se déroule sur le front, à Kyiv, la vie continue, c’est aussi un acte de résistance.

 

23 mars

Premier jour de stage.
Dans les couloirs, les stagiaires ont l’air très jeunes, tout juste sortis de l’enfance, pour la plupart.
Fin d’installation, rideau noir pour couvrir le fond, tracé des limites du plateau, écriture des noms sur des rectangles de tissu blancs. C’est la grande valse des épingles à nourrice, accessoires indispensables pour la pratique du théâtre, ce que nul théoricien n’a jamais mentionné. Que ferions-nous, nous actrices acteurs du monde sans nos épingles à nourrice ?
La rumeur enfle dans le couloir. Certains entament une sorte de comptine.

– Bien Mesdames et messieurs, il faut y aller.

Les portes s’ouvrent, entrée des stagiaires.

Quelques paroles d’Ariane glanées au cours de la journée :
– Je ne voudrais pas paraître provocatrice mais je tiens à citer aujourd’hui un grand homme de théâtre qui a été assassiné par Staline, Meyerhold. Il disait : le théâtre doit être une fête de l’humanité.
Vous allez travailler votre imagination, une des déesses du théâtre qui va vous aider et aussi vous donner des coups de pied au cul.
Le temps, autre dieu du théâtre. Votre première revendication doit être qu’on vous donne le temps.
Cette ligne blanche sépare le plancher des vaches de cet espace redoutable, la scène. Là c’est le plancher des vaches, c’est vous, nous ; là c’est la scène, c’est le sacré, la poésie c’est l’autre.
Nous parlons des langues différentes mais nous allons au début, avoir un langage commun, la musique.
Nous allons commencer par une des bases de notre travail, le chœur.
Le concret, ce lien mystérieux entre la vérité et la poésie. Il n’y a pas de contradiction entre la poésie et le concret, c’est juste une question de forme.
Dans ces grandes musiques, il y a toujours le ciel et la terre, le blanc et le noir, comme dans tous les personnages qui veulent atteindre le ciel mais gardent les pieds sur terre.
Vous avez ou allez avoir un métier difficile, c’est difficile le métier d’acteur, on a besoin d’outils.
Ces musiques provoquent des images.
À part certaines musiques que nous n’allons pas inviter ici car leurs compositeurs sont étrangers,
La musique est un outil car elle nous permet l’enfance. Quand on est enfant, on a une imagination en perpétuelle ébullition jusqu’à ce qu’on nous l’arrête.
Dans toutes les méthodes, il y a des choses utiles, sauf le sectarisme.
Laissez vos valises. Dans nos valises, on a des choses utiles et beaucoup de poids inutile.
Le travail sur la musique, a aussi une vertu, aujourd’hui, 58 personnes sont montées sur le plateau.
Avant de décider que cet acteur est un mauvais acteur, il faut voir si c’est toi, qui a réussi à donner à cet acteur des sources, des outils. Mon métier c’est de donner des outils à des acteurs.
Je ne me permettrai pas de dire que nous avons une méthode, c’est plus un mode, c’est voir ce qui est vivant, ce qui est plus que la vie.
Et il y a votre cuisine intérieure de laquelle je ne veux rien savoir. J’ai appris une chose un jour avec un acteur, Jonathan dans Méphisto, une pièce qui dénonçait la montée du nazisme dans le milieu des artistes, en Allemagne. Il faisait le personnage d’un riche financier favorable à Hitler. On utilisait des gosses têtes comme dans le théâtre d’agit-prop. Il a traversé la scène en diagonale. Moi, je voyais tout, les rues de Berlin, les bâtiments, la grisaille. C’était magnifique et terrible de voir avancer ce gros capitaliste. Et quand je lui ai demandé ce qu’il avait vu, lui, Jonathan m’a répondu : « – Moi, je traversais un champ de blé sous la lune. »
Vous voyez, je dois comprendre qu’un acteur ne voit pas forcément la chose qu’il nous fait voir.

 

24 mars

Les stagiaires venant de Karkiv, Odessa, Ivanov-Franskik, Lviv, Mycolaiv et de Kyiv, occupent tout l’espace et pratiquent un échauffement sauvage, sautillent, tournent sous cet immense velum beige dans ce théâtre en rond. Nous travaillons sous une courge ou un gros potiron de tissu beige à l’envers.

D’autres phrases d’Ariane au cours du travail :
– Mesdames et messieurs, sit down ! Avez-vous fait des rêves de musique ?
Au théâtre, il y a un autre démon et c’est l’ennui. Souvent l’ennui vient du manque de rythme.
L’acteur doit avoir ce don de croire l’incroyable. Cette crédulité doit vous rendre perméables, à votre partenaire, à la musique, aux sentiments donnés par le texte.
Je remercie les traductrices parce que dans mon désir de vous aider, je suis trop abondante.

Tiens, des noms connus commencent à apparaître dès le deuxième jour. Pendant une improvisation, Ariane compare la situation où quatre généraux terrorisés tenteraient d’assassiner Poutine.

– Un homme qui marche en dormant, au théâtre, non seulement c’est possible mais ça offre plein de possibilités.
Dans le monde où nous vivons, nous avons besoin de mise en forme de la vie quotidienne.
Le plus difficile est de retrouver l’origine de la scène qui a marché.

 

25 mars

Le travail sur la première improvisation dure plus d’une heure. Le thème en est une exécution. Un condamné va être fusillé.

– Le tableau de Goya, « el tres de mayo » exprime toute l’atrocité de la guerre d’occupation Napoléonienne.
Moi aussi je dois trouver une image, le concret qui aide un comédien. C’est un échec pour moi aussi. Mais c’est comme ça qu’on travaille, quand un comédien a des difficultés, d’autres comédiens essayent.
Comme c’est étrange le théâtre !
Elle a amené de la vérité en forme. Il y a une différence entre le réel et la vérité.
Si je ne vois que ce que je vois, je ne suis même pas dans la vie et donc, encore moins au théâtre.
À chaque étape c’était du présent. Nous avons fait un long voyage, nous n’avons pas fait Paris/ Kyiv d’un coup. Il y avait la grève à Paris, nous n’étions pas sûrs d’arriver jusqu’à l’aéroport. Puis à Varsovie, il a fallu prendre un train pour Chelm, puis un autre train. On a vu des gens, des choses sont arrivées. Une improvisation, c’est la même chose, à chaque étape son présent.
C’était une journée un peu plus difficile mais c’est le travail. Il y a une partie de votre cerveau, votre mauvais cerveau qui sur scène est votre ennemi. C’est celui qui vous dit : - Fais ça, tu vas voir, c’est très original. Le bon cerveau c’est celui qui te dit : - Ta gueule, joue !
S’il y a trop d’action fabriquées parce que la personne veut faire, parce qu’elle n’arrive pas à sentir, je ne peux rien faire.
En Français le mot inspirer, respirer et le mot donner de l’inspiration, c’est le même.
Toi, moi, nous sommes faits de générations de gens de théâtre qui nous ont donné, qui nous ont faits.

 

27 mars

Rectification de la phrase de Meyerhold : « Le théâtre n’est rien d’autre qu’une fête de l’humanité »

Lundi matin, les stagiaires s’échauffent. Leur bonne humeur, leurs sourires, leur bonheur d’être ensemble au travail m’étonnent, au vu des nouvelles inquiétantes du déploiement de missiles tactiques nucléaires en Biélorussie. Tactique, tactique, un tel missile a la puissance de la bombe d’Hiroshima et pourrait détruire une ville entière. C’est une nouvelle terrible mais à la fois encourageante qui signifie que sur le front, les Russes sont en difficulté.

– Nous avons l’ambition d’ajouter quelques petits outils aux vôtres.
Même si dans d’autres écoles, à mon plus grand étonnement, l’art du comédien passent d’abord par le moi, au théâtre du Soleil, l’art du comédien passe d’abord par l’écoute.
Vous ne pouvez pas mentir mais je ne peux pas vous mentir non plus. Quand je ne vois rien, je ne peux pas vous mentir.
C’est presque le sujet de cette école nomade, c’est la difficulté, de cet art, où sur scène ou bien dans un poème, on met de la vérité en forme.
Je le ressens particulièrement, ici en Ukraine. Vous avez tout à fait le droit de jouer la guerre mais si c’est une image globale, ça ne marche pas. Pour que le théâtre donne une parcelle de ce que c’est que la guerre, si ça n’est pas cadré, ça devient un cliché.
Il faut chercher, nous qui ne sommes pas en ce moment dans une zone de guerre, il faudrait chercher l’essentiel. Il y a quelque chose de contradictoire avec le spectaculaire. Je n’ai pas envie qu’on se mette à chercher là-dessus car on est trop proche, mais je ne dis pas que vous n’avez pas le droit. Moi, je ne me sens pas libre, aujourd’hui, de travailler sur ce thème-là.

Question de Catherine, une stagiaire : – L’autre jour on a eu le croissant dans une scène d’exécution qui a tout changé. Alors, comment faire ?

Ariane :  – Nous étions dans la fiction, nous étions dans l’histoire et d’une certaine façon, je me suis libérée. Là, dès que j’ai mis les oiseaux, j’ai vu le champ de bataille et je n’avais pas envie de spectacle. Peut-être une petite fille de 5 ans qui ouvre la sacoche d’un soldat et mange le sandwich d’un des soldats. Ça aurait été ça le croissant tragique. Si une enfant entrait, ce qui serait terrible, c’est qu’elle a l’habitude de voir ça. Et peut-être qu’on aurait pu voir un reporter de guerre et voir par son regard, la colère et la douleur. On essaierait tout ça et probablement qu’on commettrait de nombreux sacrilèges avant de trouver la chose juste.

Après cette tentative de formulation, un murmure emplit la salle, le désir de comprendre, d’apprendre est immense. Et nous sommes là précisément pour ça, pour les aider à apprendre ce que la plupart du temps, nous-même ne savons pas mais que parfois le théâtre nous révèle.
Et je me dis qu’il va nous falloir sortir de cette impuissance à raconter cette guerre aujourd’hui. Bien sûr, il ne faut surtout pas croire que nous pouvons nous mettre à leur place, mais imaginer des situations concrètes, des vrais moments de vie, pas forcément sur le front d’ailleurs qui leur donnent des pistes. Nous ne vivons pas leurs drames mais cette distance nous procure une marge de manœuvre que nos stagiaires Ukrainiens ne peuvent pas avoir. Et puis, nous savons avec l’expérience des Éphémères qui nous a surpris nous-même que l’intime peut raconter la grande histoire, à conditions que ce soit du théâtre, bien sûr.
Le soir, nous assistons à un concert où joue un ami, Oleg Skripka. Oleg est une rock star en Ukrainien. En fait, il s’agit d’une sorte de gala de solidarité pour récolter de l’argent pour une fondation. Nous avons droit aux paillettes, au show-biz, au play-back et même à un défilé de mode avec des top models qui défilent en cuir suivi d’une présentation de tous les costumes folkloriques féminins des différentes régions d’Ukraine. Ce qui est très émouvant, c’est de sentir que le fait que la vie continue même parfois dans le mauvais goût est en soi un acte de résistance. À plusieurs moments, la foule est en délire, les artistes descendent au milieu des spectateurs. Oleg qui en fait s’accompagne à l’accordéon chante en équilibre sur les dossiers des fauteuils en velours du théâtre national d’Opérette de Kyiv. La ferveur et l’amour du pays est au comble. L’Ukraine résiste et ce soir, les moindres détails de son identité deviennent des armes et sont valorisés.

 

28 mars

Les acteurs de Kabuki allaient s’inspirer des marionnettes du Bunraku car ils avaient compris que les marionnettistes insufflaient la vie à leurs marionnettes, la vie avec une petite différence et cette différence, c’est la poésie.
La journée a été meilleure.

Qu’est-ce qu’on a à se dire ?
Le théâtre est multiple. C’était proche de ce qui se passe en ce moment. Si vous ne cherchez que ce théâtre là, vous le perdrez. Il faut être capable de faire ce qui a été fait aujourd’hui pour faire ce que vous avez fait hier, du beau théâtre minimaliste.

Il y a une notion, ici de théâtre grotesque, proche de ce que faisait Meyerhold et ça n’est pas péjoratif.
Un jour à Varsovie, une actrice de cinéma, Christina Anje Vajda m’a dit : - Ariane, en Pologne, quand un acteur répète, la seule question est : Mr le metteur-en-scène, où je me dois assoir ?
Je sens que vous avez envie de classement mais tout vient en même temps par la passion, le sentiment.
Après ce stage, vous aurez trouvé, un petit marteau, un petit tournevis supplémentaire à vos outils. Je suis étonnée que vous ne les ayez pas. Ça va pas vous faire de mal.
La notion d’école de théâtre est très moderne. Avant c’était des familles des troupes qui apprenaient sur le tas.
À mon sens les acteurs peuvent un peu plus prendre part à la création théâtrale.
Je suis impressionnée par votre besoin de dogmes. Je n’ai pas de dogme, je ne vais pas vous en donner. Je vous reçois, je prends, j’essaie de solidifier.
Le jeu est quelque chose de profondément naturel et humain, un peu comme la nage. Si on jette un bébé dans l’eau, avant, 1 an et demi, il nage.
Si vous étiez capables de reconnaître ça.

 

29 mars

Hier soir la neige a commencé à tomber, probablement la dernière neige de l’hiver. Retour du restaurant sous la neige, bataille de boules de neige en essayant de ne pas glisser. Ce matin, Kyiv ressemble à une vraie ville de l’Est, les statues et les bancs sont recouverts de blanc. Notre van passe tous les jours devant un bâtiment où est suspendue une grande toile noire avec une inscription : Free Marioupol. Sur le trottoir, ils ont placé trois véhicules militaires carbonisés, vitres cassées, traces des batailles qui font rage de l’autre côté du pays. La neige recouvre aussi les toits fracassés des jeeps.

– Oui vous allez chercher des diamants, mais un diamant n’est qu’un caillou. L’acteur est un mineur qui va jusqu’au très fond de la mine, chercher ce diamant qui le ramène mais il faut aussi le tailler.
Ne faites de la pantomime, la pantomime est muette. Parce qu’on a un jour interdit aux Comédiens Italiens de parler à cause des comédiens Français, jaloux de leur succès. La comédie est muette mais le mime c’est le silence.

Le soir, nous sommes invités par des stagiaires dans un délicieux restaurant Ukrainien. Accompagné de vin rouge d’Odessa, les mets se succèdent, des pâtés de foie à la purée de betterave, le borsch d’origine et puis du travers de porc succulent dont on nous annonce fièrement, que la sauce onctueuse est faîtes avec des ingrédients spéciaux récoltés dans une région marécageuse, Tchernobyl ! Trop tard pour changer la commande !
La troupe Ukrainienne déborde de joie d’être en notre compagnie et se met à entonner des chants Cozaques, plein d’énergie.
Tout à coup, une jeune femme apparaît en uniforme, ses copines lui sautent au cou. Elle fait partie des volontaires qui sont essentiel. Peu à peu, on découvre cet autre visage de la guerre. Ces volontaires préparent des repas chauds pour les soldats du front ou les civils qui n’ont plus rien car leur quartier ou leur village a été détruit par les bombardements. En sortant du restaurant, elle nous remplit le coffre de la voiture de sacs et accessoires militaires pour nos improvisations.

 

30 mars

Avec la déesse de l’imagination dont je parlais le premier jour, il y aussi une importante déesse, l’humilité.

Aujourd’hui, dans une improvisation, sortie d’un chœur de réfugiés tentant de passer une frontière, une jeune stagiaire, se met à faire une tsigane effrontée, invectivant en langue imaginaire un soldat qui la tient en joue et qui lui parle en Dari. Elle imite vraisemblablement la musique du Dari, mais elle a l’énergie et la musicalité du Romanes. Et par la magie de l’universalité du théâtre, naît une pure histoire d’amour improbable entre ces deux personnages, sous les yeux d’un chœur ébahi qui a grimpé au balcon du théâtre.
Au cours d’une conférence de presse, après la fin du stage, trois stagiaires se livrent. Pour elles et lui qui viennent des zones de combat où le théâtre a disparu depuis un an, l’école nomade est une catharsis.

 

31 mars

La journée est assez difficile. On commence à sentir l’emballement du compte à rebours. Nous nous interrompons plusieurs fois pour reprendre les concoctages avec les stagiaires.

 

1er avril

– Vous avez en vous, un ennemi, un censeur qui vous empêche, vous entrave, de trouver le plaisir en vous et la réception. Et votre corps doit gagner cette bataille. Vous devez trouver cet ennemi en vous et que vous lui tordiez le coup.
La seule chose qui est interdite c’est le mensonge et la censure provoque le mensonge.
Il faut désinstitualiser votre liberté intérieure.
Il faut de la confiance, de l’amitié. On a vu souvent des amitiés naître en scène sans qu’ils se connaissent.
Il y a le bon sérieux et le mauvais sérieux. Comme si le théâtre n’était pas donné à tout le monde. Je crois qu’il est donné à tout le monde et parfois certains le perde.
Allez, Pause !

Quand j’entends ces phrases d’Ariane, que je vois sa patience et son impatience et la façon dont elle arrive à démêler des situations où il n’y a même pas le minimum au début, à ne jamais leur mentir en faisant semblant de travailler, quand je sens le désir d’apprendre de la plupart des stagiaires, je regrette qu’il n’y ait pas plus de metteurs-en-scène à cette école nomade. C’est une réflexion que je me fais souvent. Parce que voilà, le temps file, le théâtre du Soleil va repartir en leur ayant mis l’eau à la bouche. Mais que va-t-il se passer ?

– Je vois bien que ça se clairseme, derrière et je ne dis rien parce que je me dis que vous avez des raisons sérieuses de ne pas être là.

 

2 avril

Quelques membres de la troupe To Theatre sont devenus nos amis. Ils nous ont trimbalés dans leur ville et n’ont cessé de témoigner, nous raconter ce qu’ils vivaient. Aujourd’hui dimanche, ils nous amènent à Bucha, la ville martyre à côté de Kyiv. Structures en fer qu’ils appellent hérissons qui servent de barrage pour stopper l’avancée des chars. Murs d’immeubles criblés d’impacts de balles. Véhicules calcinés. Immeubles incendiés. Tranchées, sacs de sable sur le bas-côté des routes. Les traces des combats sont encore visibles pourtant, même sur place, je dois avouer que je n’arrive pas à imaginer ce qui s’est passé là, il y a un an à peine. Derrière l’église Saint Andreï, il y a un champ de boue qui, un passage en bois a été installé, mène à un petit mémorial de fortune, jonché de couronne de fleurs artificielles. Le curé a décidé d’enterrer les cadavres des civils, exécutés dans les rues et que les soldats Russes interdisaient d’enlever pour terroriser la population.

 

3,4, et 5 avril

Ces derniers jours sont trop pleins d’émotion, de mélange d’espoir et de course contre la montre.

Ces derniers jours sont trop pleins d’émotion, de mélange d’espoir et de course contre la montre. Comme toujours, au théâtre, le temps nous manque mais on ne peut rien faire, la fin de l’école nomade de Kyiv approche. Je n’arrive plus à prendre des notes, juste encore quelques phrases d’Ariane pendant le travail.

– Il nous reste 2 jours pour abattre nos ennemis intérieurs.
Nous ne sommes pas là pour ébranler l’enseignement que vous avez reçu mais pour partager avec vous, d’autres pinceaux, d’autres outils qui ne se combattent pas forcément.
Au théâtre, un cadavre n’est jamais mort.
Je suis contente que l’un d’entre vous parle de Dionisio, il faut invoquer Dionisio, c’est l’inventeur du théâtre et c’est aussi l’enfance.

Le dernier jour avant l’arrivée des stagiaires et le rangement du théâtre, Ariane nous réunit et nous remercie :

Ce stage a été difficile mais, ô combien nécessaire, parce que... Silence, son émotion la submerge… J’espère vraiment qu’ils vont gagner.

 

Maurice Durozier,
Kyiv, mars-avril 2023