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Ariane Mnouchkine au Brésil | Béatrice Picon-Vallin

Photo Pedro Guimaraes

 

As Comadres, d’après Les Belles-sœurs de Michel Tremblay, livret, décor et mise en scène de René Richard Cyr, musique de Daniel Bélanger,  direction musicale de Wladimir Pinheiro, supervision artistique d’Ariane Mnouchkine

 

Un déluge vient de s’abattre le 8 avril 2019 sur Rio-de- Janeiro. Tous les quartiers sont touchés, inondés et on dénombre dix morts. Le maire de la ville, à la télévision, jure ses grands dieux évangélistes qu’il a tout fait pour sa ville. En réalité, rien n’a été entrepris et les pluies dévastent de plus en plus les rues, les habitations, les favelas.  Deux jours plus tard, deux immeubles se sont même effondrés. Rio étale ses splendeurs dans une pauvreté grandissante qui prend à la gorge. Tout l’élan qui frémissait sous Lula, s’est éteint. Autour de sa prison, des dizaines de personnes sont rassemblées nuit et jour pour le soutenir.

Artistes et intellectuels ne savent plus comment avancer. Une sorte de dépression profonde s’est emparée du Brésil devant l’ignorance et l’aplomb qui caractérise le nouveau gouvernement. N’y a-t-il pas un mouvement « terre planiste », d’inspiration évangéliste, qui soutient que la terre est plate? Une Ministre de la Citoyenneté qui affirme que c’est à l’église et non à l’école, que doit s’opérer la socialisation des enfants! Quant aux Indiens d’Amazonie, ils ont évoqué tout crûment « les prémisses de l’Apocalypse » devant les intentions de Jair Bolsonaro, dans une Lettre ouverte adressée au monde entier.  Oui, la dépression, la tristesse, l’angoisse imprègnent cet immense pays auquel l’ère Lula avait insufflé énergie et espoir.

Le ministère de la Culture qui n’avait pourtant pas grands moyens, a été supprimé : les milieux culturels étant globalement réputés marxistes par le nouveau pouvoir. Les SESC, qui apportaient un peu d’argent à la culture par l’intermédiaire d’un mécénat d’entreprise, sont menacés par Jair Bolsonaro de perdre 30% des versements faits par les industries et commerces. Et de grandes manifestations auront lieu en mai dans les rues de Rio, Bahia, Sao Paulo pour protester contre la baisse de 30% des moyens affectés aux Sciences humaines dans les Universités.

Dans ce contexte, vingt comédiennes brésiliennes ont bravement réussi à créer, de novembre 2017 à mars 2019, As Comadres, un spectacle collectif sous la « supervision »  dit le programme, d’Ariane Mnouchkine. La première a eu lieu cette année le 27 mars au festival de Curitiba et l’exploitation du spectacle a commencé à Rio le 11 avril. L’idée vient d’Ariane Mnouchkine à qui des comédiennes, regroupées autour de Juliana Carneiro Da Cunha, une ancienne du Théâtre du Soleil revenue au Brésil, ont demandé conseil et aide. Ariane Mnouchkine a alors lancé l’idée d’un spectacle de femmes musical. Elle avait aimé l’adaptation des Belles-sœurs, une pièce de Michel Tremblay (1965) en comédie musicale par René Richard Cyr, qu’elle avait vue à Paris, au Théâtre du Rond-Point en 2012.  La première version musicale des Belles-sœurs fut créée à Montréal en mars 2010 par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et par le Centre Culturel de Joliette en collaboraiton avec Loto-Québec.Et c’est ce qu’elle leur a suggéré d’entreprendre. Mais il fallait, bien sûr, traduire, rassembler  toute une troupe et trouver un peu d’argent. Et pendant que  Robert Lepage travaillerait avec la troupe du Soleil sur l’histoire du Canada, elle s’occuperait de cette comédie musicale au Brésil.

Cette pièce n’avait pas été jouée immédiatement au Québec car les théâtres l’avaient  refusée. Montée enfin en 1968, elle fait d’abord scandale : des femmes d’un milieu ouvrier, seules en scène… Et elle est écrite en joual, un français populaire canadien, langue hybride, incorrecte avec des anglicismes, des mots phonétiques, un sociolecte jugé alors vulgaire. Quinze ménagères dans une cuisine se racontent leurs histoires avec moult sacres (jurons). Une polémique s’engage mais Les Belles-sœurs, portrait d’une société qui veut se faire entendre dans son propre parler, deviendra un succès international. Le spectacle triomphera au Théâtre d’Orsay de Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, en 1973. La pièce sera même traduite en vingt langues et en 2010, reviendra en comédie musicale au Centre du Théâtre d’aujourd’hui à Québec, puis ira en tournée dans le monde entier.   

As Comadres n’est pas une nouvelle réalisation de cette comédie musicale. Mais Ariane Mnouchkine a cherché une  autre expérience de mise en scène : la copie, technique des apprentis-peintres que l’on voit dans les musées face aux toiles des grands maîtres, des apprentis-metteurs en scène auprès de leur professeur. On reprend le spectacle tel quel. Et pour bien copier, il faut être modeste mais aussi exigeant : questionner, approfondir. Pour copier dans une langue et une culture doublement étrangères, il faut encore davantage pour conserver la vie et non la coquille vide  mais aussi beaucoup de travail pour traduire le joual de Michel Tremblay, en portugais du Brésil, puis pour adapter la traduction aux partitions musicales. Et chez la « superviseuse  artistique » et les comédiennes, le travail commence par une analyse fine et attentive de la captation-vidéo du spectacle de  René Richard Cyr.

C’était un défi sur tous les plans et d’abord quant à la traduction. De novembre 2017 à juin 2018, Fabiana, Julia Carrera et Juliana Carnero da Souza (Julia Carrera s’occupant de la traduction), réunissent des comédiennes, se mettent à la recherche des financements minimaux pour un futur travail commun en quasi-autoproduction et coordonnent les moyens et préparatifs pour mettre au point costumes et décors. La mise en scène se fait donc en plusieurs étapes, qui toutes sont des utopies -utopies comme possibles en voie de réalisation- avec des comédiennes qui viennent puis qui partent, et de nouvelles qui arrivent. La première étape en compagnie d’Ariane Mnouchkine en juin  2018, est nommée Études sur As Comadres, puis une autre  suit en octobre 2018. En février 2019, toutes les comédiennes sont là, pour la dernière étape, finalisée par les dernières répétitions avec Ariane Mnouchkine en mars.  Entre temps : on fabrique le dispositif et les costumes comme au Théâtre du Soleil et il y a un long travail avec le directeur musical.

À Curitiba comme à Rio, la traduction du texte fait mouche presqu’à chaque réplique et le public est hilare. Et pourtant, que de tristesse, de petitesse et de tragique dans cette cuisine où des femmes de vingt-deux à quatre-vingt sept ans sont rassemblées pour aider l’une d’entre elles, Germaine (devenue un personnage mythique au Québec) à coller des timbres sur des cartes qui représentent les énormes gains que celle-ci a obtenus à un concours. Elles finissent, quoique bigotes, par se montrer assez mesquines et jalouses pour voler tous les timbres de celle qui a eu plus de chance qu’elles, une chance injustifiée, pinaillent-elles, en les fourrant dans leur sac à mains qui ne les quitte pas, accessoire bien daté années soixante.

La pièce est structurée par de longs monologues ou chacune des femmes s’exprime et se confie. Dans la comédie musicale, ils sont devenus des « songs » brechtiens magnifiquement interprétés par les  actrices brésiliennes dont certaines chantaient pour la première fois. Plus nombreuses que dans l’original : Ariane Mnouchkine en a ajouté cinq, créant ainsi un chœur qu’elle fait asseoir côté cour. Il réagit, compatit, souffre, rit à tout ce qui se passe sur le plateau et chante avec les autres dans les ensembles. Chaque rôle, bien dessiné, a deux interprètes en alternance au gré des représentations, ce qui crée une forte cohésion interne dans la troupe et dégage une énergie collective communicative.

La musique et les « songs » soulèvent le réalisme de l’atmosphère de la cuisine, transcendée également par cette fable invraisemblable. Avec des détails adaptés à la situation au Brésil : ainsi le bruit de la chute d’un fauteuil roulant qui effraie tout le monde, est  interprété comme celui des coups de feu quotidiens provenant des favelas. Un débat  a suivi la seconde représentation à Rio et presque toute la salle est restée ! Pourtant, les Cariocas hésitent toujours à rentrer tard, la ville est si peu sûre ! Le public s’étonnait de la mesquinerie, de l’absence de soutien des pauvres entre eux, ce à quoi Ariane Mnouchkine répondait qu’il faut être lucide, comprendre les manipulations et les pièges de la servitude volontaire. Mais le public multipliait les prises de parole, était joyeux, reconnaissant et remerciait que l’on ait su lui transmettre le sentiment du possible, du possible de faire encore du théâtre dans les conditions actuelles et avec de tant de personnes. Il ressentait aussi profondément ces As Comadres comme un spectacle devenu, par le travail théâtral et la volonté de créer des conditions basiques de production,  totalement brésilien.

 Dans As Comadres, l’hétéro-linguisme des spectacles mnouchkiniens se lit comme en transparence, dans le défi de la traduction, de la copie et de la transposition légère réussies. Le chemin ouvert par Une chambre en Inde se poursuit curieusement mais organiquement sur un autre continent, dans une Amérique latine qui, triomphant des obstacles matériels, reçoit, offre l’hospitalité à une œuvre québécoise : la veine de la comédie  et  le travail  vocal sur le chant, que les comédiens du Soleil ont alors expérimentés à la Cartoucherie de Vincennes, se prolongent  d’une autre façon. On espère que ce premier spectacle d’Ariane Mnouchkine en dehors du Théâtre du Soleil,  viendra en France, avec un surtitrage en joual…

 

 Béatrice Picon-Vallin

(Mai 2019)

SESC Ginastico, Rio de Janeiro, en avril et mai.
Festival de Parati et SESC  Consolaçao de Sao Paulo, à partir du 5 juillet.