Voilà ce que la situation du Chili a inspiré comme texte à Hélène Cixous
Chaque fois que je passais devant la tombe de Charles Baudelaire au Cimetière Montparnasse, je me demandais ce que signifiaient, jetés ou posés sur la dalle, ces tickets de métro. Et lui qu'en pensait-il, le poète enfermé sous les pieds de son beau-père le Général Aupick ? Que fait-on avec ce petit rectangle de papier, juste de quoi griffonner le premier vers d'un sonnet ?
Modeste mais efficace Visa pour le Voyage, Invitation à sortir d'une vie tombale pour la douceur d'aller là-bas vivre ensemble
Mais c'est un songe.
Et voilà qu'en réalité, même ce simple petit billet de liberté, on te le confisquerait ?
C'est alors que du Chili est venue la réponse à mon interrogation, une clameur de colère, un cri d'indignation tragique. Cet hymne de révolte contre les Ogres Régnants aux cerveaux cousus d'or, qui disputent aux pauvres leur unique euro. Oui, on peut se lancer à l'assaut d'un trône pour défendre le droit à un ticket de métro. On n'aime jamais trop ce gage de liberté, cet humble certificat de dignité.
D'ailleurs les Ogres Régnants ne (se) trompent pas sur l'objet de leur rapacité. Cette attaque sur le minimum vital n'était que le signal d'une guerre primitive sans merci, animée par le désir le plus archaïque de violer, l'envie d'en découdre avec la fierté de la vie, l'appétit d'humiliation, le déchaînement des avidités sadiques. Et voilà que les forces de l'Ogre, la police, l'armée, lâchées sur le gibier, sont rendues à des férocités antiques, tristes représentantes de leurs Supérieurs aux corps sans cœur, sans oreilles, sans yeux, sans everything, tueurs de femmes et donc d'enfants et donc d'avenir.
– Mais pourquoi écoutes-tu en frémissant les plaintes venues du Chili ? Ce n'est pas parce que tu y as de la famille qui, quand l'époque était nazie, s'y réfugia ? Ce n'est pas parce que tu y as des amis, des femmes, des artistes, des courageux, des rêveuses, des lettrés, des travailleurs ? D'ailleurs tu n'y a jamais été. D'ailleurs le Chili est arrivé dans ta vie jadis par le sublime Tremblement de Terre du Chili, de Kleist. Qu'est-ce qui explique ton battement de cœur, ces jours-ci ? C'est à cause du ticket de métro ?
– C'est à cause du titre de transport. C'est à cause du prix de l'essence en France. Chili, ces jours-ci, c'est le nom de chaque soulèvement puissant et poétique, qui s'écrie dans les rues de tout pays ou continent où la rage lumineuse contre l'iniquité soulève la dalle de silence et repousse l'enterrement vivant.
– Mais tu n'oublies pas, je l'espère, que Baudelaire vivant était misogyne, antisémite ?
– Je n'oublie pas. Je lui ai seulement emprunté un ticket de métro de rêve et le souvenir d'une révolte répétée et vaine d'un fils contre un Aupick, figure de l'Autorité phallocratique.
Chacun doit défendre à sa place le droit à la liberté de tous nos mouvements.
En chilien le peuple défend, pour tous les semblables, el boleto de metro.
Hélène Cixous, 17 novembre 2019