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Guetteurs & tocsin

  • Guetteurs et tocsin
  • Publication du 05/10/2019

Au Cambodge, une ethnie lutte pour ses terres

Le 05 octobre 2019

le 05/10/2019 par Eléonore Sok-Halkovich (à Phnom Penh, Cambodge), pour le journal La Croix. Avec l'aimable autorisation de Eléonore Sok-Halkovich pour les photos.

 

                                                                              Busra, Mondolkiri, Cambodge, 2015 © EleonoreSok

 

Le paysage du Mondol Kiri, région la plus vaste et la moins peuplée de l’est du Cambodge, s’est transformé. Sur de vastes portions, la forêt, jadis verte et dense, a cédé la place à de rectilignes cultures d’hévéas. Dans la commune de Busra, ce bouleversement a pris le nom de Varanasi, Sethikula et Coviphama, trois concessions de la société cambodgienne Socfin-KCD, aujourd’hui détenue à 100 % par la société Socfinasia appartenant au groupe Socfin-Bolloré.

Désormais à la tête de 7 000 hectares, la Socfin-KCD a démarré la production de caoutchouc en 2015, et une usine de transformation a été construite en 2017. Ces activités ont eu des retombées sur sept villages, soit 850 familles, selon une étude du Centre cambodgien des droits humains (CCHR) de 2018.

 

Un conflit pour les terres


Retour en arrière : en 2008, le gouvernement accorde une première concession foncière économique (ELC) de soixante-dix ans à Socfin-KCD dans des conditions décriées par la population locale, en grande partie issue de la minorité bunong. « Il n’y a pas eu d’étude d’impact environnemental et social, les villageois n’ont pas été consultés, on leur a demandé de quitter les terres qu’ils habitaient depuis des générations, du jour au lendemain », explique Ngath Samin, chargé de ce dossier à l’ONG de défense des indigènes Ciya.

Lors du défrichement des terrains, la confrontation vire à l’affrontement : des villageois armés de bâtons incendient des tracteurs. Une quinzaine d’entre eux sont arrêtés. Ils dénoncent la destruction de leur cimetière communautaire et le grignotage de leur forêt sacrée. Certains se voient offrir une contrepartie de 200 dollars par hectare de terre exploitée, d’autres repartent les mains vides, d’autres encore affirment avoir été forcés de signer des documents qu’ils ne comprenaient pas.

« Nous avons sollicité les autorités locales, mais nos questions sont restées sans réponse. Nous n’avons plus confiance en eux, nous avons perdu espoir en la justice cambodgienne. Nous nous sommes tournés vers la France en espérant obtenir justice là-bas », retrace Krong Tola, un chef de la communauté faisant partie des plaignants.

Aujourd’hui, plusieurs villageois bunongs se sont joints à l’action internationale (lire p. 4) ; ils réclament un dédommagement financier de 30 000 à 50 000 € par personne et exigent la restitution de leurs terres. La compagnie affirme qu’elle respecte les normes internationales et la loi cambodgienne et qu’elle développe le tissu économique de la région. Mais sur place, des voix s’indignent que la population locale n’en soit pas la première bénéficiaire et que la majorité des travailleurs viennent d’autres provinces.

 

Un peuple autonome et animiste


Les Bunongs, localement connus sous le terme de « Phnongs », sont originaires des hauts plateaux ; ils seraient 50 000 personnes, ce qui en fait la plus importante communauté parmi les peuples autochtones, qui représentent 400 000 habitants, soit 2 à 3 % de la population cambodgienne. Il existe une vingtaine de communautés différentes, mais le gouvernement ne reconnaît que les Chams (musulmans), et les Khmers Loeu (« Khmers du haut »), un terme popularisé par le roi Norodom Sihanouk dans les années 1950, alors qu’il entreprenait une vague de « khmérisation ». Aujourd’hui encore, le pouvoir central rejette la désignation internationale de « peuples autochtones », lui préférant celle de « minorités ethniques » pour désigner ces peuples des lisières dont le mode de vie est considéré comme un frein à la modernisation du pays.

Car le mode de vie des Bunongs est antérieur au concept d’État ; ils ne connaissent pas la propriété privée, évoluent dans une culture orale. Autonomes, ils pratiquent une agriculture itinérante, complétée par la chasse, la pêche et la riziculture. Animistes, leur système de croyances repose sur une relation d’interdépendance avec les éléments de la nature, dont ils se considèrent comme les garants. Si ces puissances ne sont pas respectées, ils redoutent de subir les foudres d’esprits vengeurs.

À la fois chapelle, grenier et pharmacie, la forêt constitue leur moyen de subsistance, leur raison d’être. « Depuis que nous avons été déplacés, les nouveaux terrains où planter le riz sont caillouteux, plus difficiles à irriguer car les canaux qui nous permettaient d’accéder à un lac ont été asséchés. Nous avons perdu la paix car nous ne sommes plus libres, avant il n’y avait pas de frontières », détaille un ancien, Srom Kron, qui déplore la perte de ces valeurs au sein de la nouvelle génération.

Busra, Mondolkiri, Cambodge, 2015 © EleonoreSok

 

Les premières victimes des conflits fonciers


Durant le régime des Khmers rouges – qui de 1975 à 1979 fit près de deux millions de victimes – l’ensemble des titres de propriété ont été détruits.

Dans les années 1980, les populations déplacées se sont réins­tal­lées hors cadre légal, et de nombreux conflits fonciers ont éclaté, devenant l’épine dans le pied du premier ministre Hun Sen. En 2001, celui-ci a fait voter une loi foncière accordant le droit à un titre de propriété au bout de cinq ans d’occupation des sols. Mais en apporter la preuve peut s’avérer une tâche compliquée, compte tenu des exigences de la bureaucratie et du niveau de corruption.

Depuis 2003, le gouvernement cambodgien a accordé plus de 2,2 millions d’hectares à des investisseurs étrangers et à des élites locales, et les conflits fonciers ont affecté la vie de 500 000 Cambodgiens, selon l’ONG de défense des droits humains Licadho. Les minorités sont particulièrement vulnérables : 80 % des terres louées se situent dans les limites d’une forêt protégée, selon un rapport de l’ONG internationale Forest Trends datant de 2015. Les grands projets miniers, agroalimentaires, hydroélectriques ont souvent pour corollaire la déforestation. Une des plus rapides du monde au Cambodge, selon de nombreux observateurs.

« Nous, les peuples indigènes, vivons dans des environnements riches en ressources naturelles, cela gêne le développement capitaliste. Nous sommes peu nombreux et peu représentés politiquement : nous sommes donc systématiquement discriminés », rapporte Lorang, un jeune militant bunong. Plusieurs communautés en proie aux conflits fonciers ont entrepris des demandes de titres de propriété communautaires, lorsque ce n’était pas trop tard… Selon une étude de l’Organisation des peuples autochtones du Cambodge (Cipo), cinq communautés indigènes sont susceptibles de « disparaître ».

Busra, Mondolkiri, Cambodge, 2015 © EleonoreSok

 

Qu’est-ce qu’un peuple autochtone ?

Un peuple autochtone peut prouver une présence ancestrale sur un territoire identifié ou non. Il partage une langue, une organisation sociale, un mode de gestion du territoire, des savoir- faire, une expression culturelle spécifiques et anciens qu’il entend préserver et transmettre aux générations suivantes.

Cette définition, établie par ces peuples lors de longues réunions de travail à l’ONU, recouvre des réalités sociales et économiques très différentes d’un peuple à l’autre. Ils ont des histoires coloniales et des héritages différents. Certains vivent dans des forêts, d’autres, dans des déserts, sur l’eau, dans des montagnes…

Ces peuples, appelés également « peuples premiers » ou aborigènes, comptent de 370 à 400 millions de personnes sur la Terre, réparties dans 70 pays et plus de 5 000 cultures différentes.

Ils représentent environ 5 % de la population mondiale, mais 15 % des plus pauvres, avec les plus mauvais indicateurs du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) pour ce qui est de l’accès aux soins, à l’éducation ou encore à la justice.

 

Busra, Mondolkiri, Cambodge, 2015 © EleonoreSok