"Nous amusons le Ciel, pauvres marionnettes
(Sans nulle métaphore, oh, les choses sont nettes)
Un à un nous rentrons au coffre du Néant,
Après avoir joué, sur Terre, nos saynettes."
Omar Khayam
Si la marionnette, les "inexperts" l'aiment comme métaphore, le théâtre, lui aussi, n'échappe pas toujours à cette réduction essentielle. Plus qu'à une œuvre, à une réussite ou à un échec, à une avancée ou à un retard, l'on peut parfois être sensible à ce à quoi une marionnette ou un acteur renvoient. Objets d'une manipulation supérieure, le manque d'autonomie, à des degrés différents, les qualifie depuis toujours. Et cela les rend éternels, bien au-delà des avatars historiques ou des rébellions philosophiques, car ils désignent une condition, une dépendance autant qu'une mise sous surveillance. Que ce lien à une autorité supérieure soit contestable ou non, peu importe, car au grand dam des "experts", il nous faut admettre que la marionnette comme le théâtre intéressent au plus haut degré lorsqu'ils s'attaquent à cela, à cette relation. Lorsqu'on la met à l'œuvre, éblouis, nous regardons ces "êtres intermédiaires" que sont la marionnette ou l'acteur et nous nous réfléchissons dans le miroir de leur "liberté contrôlée".
La marionnette s'organise autour de l'animé, évident ou secret, et de l'inanimé : cette contradiction la fonde autant qu'elle la légitime. Et les degrés de visibilité du manipulateur interviennent dans la définition de son statut avec tout ce qu'il comporte comme pensée par rapport à la grande métaphore de "la manipulation". C'est de là que part Ariane Mnouchkine et c'est ce qui passionne le plus dans un spectacle qui regorge d'intrigues sanguinaires et de passions meurtrières. Le statut de la marionnette l'emporte sur la portée du politique.
Les entrées, comme jadis dans les Shakespeare, cristallisent, poétiquement, le projet car, à partir de ce gué, Mnouchkine nous place dans l'incertitude entre l'animé et l'inanimé. Les manipulateurs s'avancent et portent, avec un soin extrême, des mannequins figés dans des postures répertoriées depuis des siècles. Mais une interrogation nous taraude : où s'arrête le vivant ? Ces statues inanimées, comment pourront-elles prendre vie ? Mais ne sont-elles pas déjà "vivantes" ? Mnouchkine cultive ce trouble premier et ainsi "l'arrivée" des manipulateurs et de leurs personnages nous plonge dans l'inquiétude d'un entre-deux où les frontières entre l'animé et l'inanimé semblent floues. Incertitude de la matière, "instant habité" du théâtre.
Mnouchkine, ensuite, dévoile sa stratégie première : ici il n'y a que du vivant, mais malgré cela le spectacle entend préserver la distinction fondatrice, érigée cette fois-ci en fiction dramaturgique. Le but consiste en effet à raconter l'histoire à l'aide des substituts de marionnettes. Le spectacle traite le texte d'Hélène Cixous comme une œuvre d'origine, comme s'il avait été signé par le grand maître Chikamatsu Monzaemon qui, lui aussi, pour ses chefs-d'œuvre préféra aux stars capricieuses du kabuki la soumission des marionnettes. Cela n'est qu'illusion ici où l'intérêt provient de l'absence effective de l'inanimé... La marionnette n'est pas là, elle est représentée, "jouée".
Le doute initial une fois levé, la marionnette se présente comme rôle à assumer sur la scène du monde. Mais, pareille à son modèle, elle reste constamment sous surveillance. Non pas surveillance impersonnelle, comme celle exercée par les artistes du bunraku, bien au contraire, fortement subjective : derrière la gaze des masques, des yeux torrides brillent, et les mains des manipulateurs épousent, presqu'amoureusement, les gestes des marionnettes. Les comédiens du "dehors" animent les comédiens de "dedans" et ainsi l'animé commande l'animé : la relation à la marionnette devient une figure mentale, source de la parabole qui évoque les fameux vers du poète persan, Omar Khayam. Pour y parvenir, Mnouchkine perturbe, dans le sens profond du terme, l'usage canonique de cet ancien outil du théâtre. Aujourd'hui la marionnette, comme jadis, dans L'Age d'or, le masque.
Le bunraku expulse la voix sur les côtés où le conteur absolu, le gidayu, avec le livre sous les yeux, s'agite, frémit, pleure, cristallise toute la trivialité de l'identification dont le plateau est épargné. Au Soleil, grâce à Jean-Jacques Lemêtre, le spectacle procède à un autre déplacement : la voix du conteur d'à côté se trouve remplacée par la discontinuité de la musique, elle aussi commente les actes, ordonne les gestes, communique avec les protagonistes. Et le musicien à force de participation pareil au gidayu, laisse voir sur son front des perles de sueur, le concret de son corps étranger à la perfection dépourvue de toute trace d'effort qui règne sur la scène. Effort que la marionnette, Kleist l'a dit, ne montre jamais, elle en est même réfractaire.
Chez Mnouchkine, ce double de la marionnette est parfois bavard - et ainsi le spectacle permet au "vocal" d'intervenir dans le champ de l'inanimé qui habituellement lui est interdit. Cette seconde mutation qui perturbe les codes vient s'ajouter au grand discours sur la "marionnettisation" des êtres qui s'agitent sur le theatrum mundi. C'est dans le travail concret sur les corps et leur exercice que gît le pouvoir imaginaire des Tambours sur la digue.
Lorsqu'on quitte la scène, la convention première se trouve de nouveau restaurée. Après avoir acquis presqu'une certaine indépendance, les personnages regagnent leur statut et les manipulateurs en les soulevant, avec une grâce particulière, les emportent comme de fragiles statues de porcelaine. Alors la marionnette disparaît pour accéder, un instant, à "la pérennité des Figures", comme aurait dit Genet, figures dont le répertoire plastique japonais a sauvegardé la trace. Images définitives, empreintes d'une beauté immobile, voilà ce que les manipulateurs emportent dans les coulisses. Après l'agitation, le calme de la pose. L'animé finit en inanimé, conversion passagère d'une puissance poétique extrême. L'acteur se calme, le corps se fige, et la marionnette exsangue se retire. Elle devient statue. Et ainsi Mnouchkine parvient non pas à restituer une variante "occidentale" du bunraku, mais à proposer ce que l'on pourrait appeler un bunraku fantasmé.
Construction à partir d'éléments orientaux, ni citation, ni invention, cette forme inédite fascine par le sentiment de l'ancien et de l'étrange, du connu partiel et du composite surprenant qu'elle produit. Mnouchkine travaille ici tel un autre Borges car, de même que lui, elle parvient à raconter cette histoire "chinoise" grâce à une seconde invention, celle d'un art inexistant. Pareil au lecteur d'une nouvelle de l'Argentin, le spectateur se laisse séduire par une référence archaïque totalement élaborée par le metteur en scène. A partir du modèle des marionnettes bunraku et, en ajoutant d'autres éléments asiatiques, sans rechercher nul effet d'authenticité, la représentation conjugue postures depuis longtemps conservées des princes et des princesses, techniques empruntées à plusieurs sources, sons entendus jadis et qui résonnent encore comme des échos infinis. Cette surprise-là, ne l'a-t-on pas éprouvée déjà ? Mais où ? Quand ? Non, elle ne vient pas d'un spectacle bien précis mais de l'ensemble des théâtres orientaux, fabuleuse réinvention que proposa Artaud dans son texte Le Théâtre balinais. Le spectacle du Soleil est son équivalent car, comme lui, issu d'une fascination à l'égard de ce Théâtre physique chargé d'un particulier pouvoir d'invention. "Le théâtre est oriental", paradoxe cher à Mnouchkine chez qui la précision autant que la beauté fondent ce langage fabriqué sur la base de l'ancien. Et pourtant nous éprouvons la jouissance des découvreurs d'une forme inouïe, inconnue, la poésie vient de là.
Ces marionnettes animées portent des habits de cour et adoptent les gestes des princes, elles se déplacent avec la grâce des maîtres et affichent l'élégance des kakemonos. Et ceci sur le fond de cette ombre exaltée par Tanizaki et dont, sans doute, Mnouchkine s'est inspirée : oublié l'éclat coutumier de la Cartoucherie, c'est dans le velours des lumières profondes que s'enfoncent les marionnettes et leurs doubles. Mais, derrière la beauté, comme dans ses Shakespeare, Mnouchkine laisse apparaître la cruauté : elle ne les dissocie pas. Et si on aime ce monde splendide, c'est aussi parce qu'il est agité, parce qu'en dépit de son faste, il reste convulsif. Ainsi le beau cesse d'être uniquement source de délectation et, pour dire le monde, comme le Théâtre du Soleil l'a souvent affirmé, le laid n'apparaît plus comme seul recours. Il ne tombera pas dans ce piège. Bien que ces splendides figures immobiles et torturées n'échouent pas dans le marasme et la boue, elles rendent la beauté furieuse.
Georges BANU
"Nous, les marionnettes... Le bunraku fantasmé du Théâtre du Soleil", Alternatives Théâtrales, " Le Théâtre dédoublé ", n°65-66, 2000, pp. 68-70