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Kanata : pour un théâtre-monde

Bien avant la première, on avait déjà beaucoup parlé de Kanata. Trop, assurément, pour une pièce qui n’avait pas vu le jour. En choisissant pour sous-titre « la controverse », Robert Lepage et Ariane Mnouchkine ont essayé de se nourrir des questionnements émis, des mois auparavant, sur le contenu supposé d’une œuvre qui n’était alors pourtant qu’au stade de l’ébauche. Le Théâtre du Soleil, incarnation de l’art engagé dans les questionnements politiques et sociaux les plus immédiats, se retrouvait avec Kanata dans une position inhabituelle de cible.

 

Cabale primitiviste contre création théâtrale

Pourtant, le Soleil demeure la maison ouverte, chaleureuse, accueillante que chacun connaît. Sa troupe nombreuse et diverse, cette Babel théâtrale venue de tous les continents, est comme toujours impatiente de partager son travail, avec générosité et amour pour le public. C’est à peine, cette fois, si la tension des premiers soirs, si les dernières modifications auxquelles est soumis un récit qui finit de se construire, comme toujours, au contact des spectateurs, se teintent d’une inquiétude diffuse — celle que, pour une fois, le théâtre ne suffise pas à convaincre, face à des considérations qui portent sur tout sauf sur le théâtre.

On a trop prêté d’attention peut-être, trop fait d’honneur sans doute, même pour s’en affliger, aux mouvements qui revendiquent qu’une pièce parlant de la question autochtone au Canada soit élaborée et jouée par des autochtones du Canada, niant par là ce qu’est le théâtre même, c’est-à-dire un art de l’imitation — ou du moins ce qu’il a été depuis Aristote jusqu’à nos jours, même s’il est toujours licite de vouloir le révolutionner. On a trop tu aussi (malgré la déconstruction de ces discours opérée, par exemple, par Jean-Loup Amselle), la nature indigéniste, primitiviste, ethniciste de ces mouvements « décoloniaux », la vision essentialiste et quasi-biologique de la culture qui préside à leur critique systématique de toute posture universaliste, de toute volonté de faire dialoguer les cultures plutôt que de les isoler, voire de les opposer. On a trop admis, enfin, qu’une certaine élite tente de s’offrir à peu de frais un peu de bonne conscience, en appelant à la censure d’une troupe de théâtre française, sans faire avancer d’un pouce la question autochtone là où elle se pose (comme ici ou ).

 

Un récit choral et rythmé, évocation sociale et historique

Quand enfin s’éteint la rumeur de la cabale pour laisser place à l’œuvre même, beaucoup de visages se montrent surpris. Car loin de céder à la tentation naïve d’une fresque qui aurait oscillé sans doute entre l’épique et le pittoresque, c’est une intrigue contemporaine qui s’impose. Celle-ci se tisse autour du mécanisme massif (jusqu’aux années 80) de « rafle » d’enfants autochtones arrachés à leurs mères pour les faire adopter par des familles blanches ou placer dans des pensionnats chrétiens, mais aussi d’une affaire policière (bien réelle) de tueur en série, et du paysage (tout aussi réel) du Downtown Eastside de Vancouver, quartier de la drogue, de la prostitution, de tous les naufragés, victimes de maux sociaux parmi lesquels l’invisibilité des autochtones est un élément saillant.

Ce récit choral est mené sur un rythme quasi-cinématographique qui n’étonne pas de la part de Robert Lepage et trouve ici une parfaite réalisation. Surtout, il fonctionne comme une parabole violente de la colonisation radicale et définitive des Premières Nations, tout en s’insérant plus largement dans une critique de trois siècles de mondialisation capitaliste sous l’impulsion occidentale. L’aboutissement en est un stupéfiant récitatif chorégraphié, au milieu du jardin Sun-Yat Sen de Vancouver, restitué sur scène. Aussi Robert Lepage comme les comédiens du Théâtre du Soleil évitent-ils toute présentation simpliste ou (pire) tout exotisme, en n’isolant pas la question autochtone artificiellement, et en dépassant la querelle lancée par les partisans d’une assignation définitive des identités et des cultures. Le metteur en scène du Théâtre du Soleil change pour une fois, mais derrière les destins qu’elle représente, la troupe parle toujours, sans la simplifier ni la contrefaire, de l’histoire du monde et de notre humanité.

Ce que taisent hélas ceux qui veulent du mal à Kanata autant que ceux, trop nombreux, qui hésitent à prendre position, ou qui feignent de ne pas comprendre ce dont il est question, c’est, non seulement que la cause autochtone est ici justement défendue et son invisibilité (persistante aujourd’hui) courageusement combattue, mais aussi que le spectacle est le fruit de deux ans de préparation, de réflexions, d’ateliers, au cours desquels la troupe a travaillé au Canada, à la fois au Québec et dans les provinces de l’Ouest, à la rencontre des populations et des grands Chefs, aussi bien d’ailleurs que dans l’environnement urbain et ses problématiques mêlées. Une véritable « immersion dans l’hier et l’aujourd’hui de ces populations » selon Robert Lepage, qui peut seule expliquer une évocation des questions soulevées profonde, et qui ne nie pas leur complexité.

 

Une prouesse visuelle et dramatique

Ce que l’on ne dira pas non plus assez, c’est la prouesse visuelle et dramatique. Répétée et fixée sur un délai plus court que l’habituel temps de création de la troupe du Soleil, la pièce allie habilement des idées scéniques déjà employées lors de précédents spectacles, mais aussi l’apport original de l’équipe d’Ex Machina, la Compagnie de Robert Lepage, dans un véritable croisement des esthétiques. Le dépaysement saute aux yeux (projections vidéo de Pedro Pires intégrées à la scénographie), comme aux oreilles (habillage musical enregistré de Ludovic Bonnier, efficace tout en étant fort différent des inventions habituelles de Jean-Jacques Lemêtre), mais il irrigue aussi l’ensemble du travail de la troupe.

Robert Lepage a trouvé chez les comédiens du Soleil des talents, à commencer par ceux, enfin révélés, de Frédérique Voruz (Tanya) et Dominique Jambert (Miranda), aussi dissemblables que marquantes dans les deux rôles féminins centraux, ainsi que de Martial Jacques (Tobie) à leurs côtés. On retrouve aussi (entre tous ceux que l’on aimerait citer) l’intensité de Shaghayegh Beheshti (Leyla, à la maternité sobre et bouleversante), celle de Maurice Durozier (en Pickton brut et bestial), l’énergie d’Eve Doe Bruce en Rosa, et le portrait, par Sébastien Brottet-Michel, du jeune expatrié français naïvement et comiquement détestable, Ferdinand.

Ce n’est pas tout. La représentation offre quelques instants de saisissement total, comme dans une scène acrobatique merveilleusement fluide et aboutie, apte à stupéfier l’ensemble du public. On ne devrait pas s’étonner de cette profusion d’inventions, dès lors qu’aux multiples aptitudes de la troupe se trouve réuni pour la mise en scène, non pas Ariane Mnouchkine (investie cependant, car cela ne saurait être autrement) mais Robert Lepage, l’inventeur de la grande et spectaculaire machinerie que fut le Ring au Metropolitan Opera, et de deux spectacles ( et Totem) du Cirque du soleil, toujours habile à exploiter et à pousser au dépassement les facultés à sa disposition.
Pour tout cela, Kanata est un événement, à voir tant qu’il en est temps. L’hybridation ne pouvait être mieux réussie entre le processus de création collective habituel au théâtre du Soleil, et l’inventivité visuelle et narrative de Robert Lepage. Entre les références multiples de celui-ci (européennes et nord-américaines), son regard propre sur le pays qui est le sien, et la curiosité méthodique et passionnée de tous les acteurs impliqués, au service d’un théâtre universel : un théâtre du réel, de l’histoire, de la souffrance et de l’espoir. Un théâtre-monde.

Julien Le Mauff
Cultures en dialogue, 2 janvier 2019