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Guetteurs & tocsin

  • Guetteurs et tocsin
  • Publication du 04/04/2019

Non, le masque grec n’est pas un "blackface"

Anne-Sophie Noel, Maîtresse de conférence en littérature grecque

 

Tribune parue dans Le Monde, 29 mars 2019

 

 « D’où viens-tu, troupe dont la parure n’est pas grecque, 
fièrement vêtue de robes et de voiles épais et barbares, 
toi à qui je m’adresse ? Car il n’est ni d’Argos, 
cet habit de femmes, ni d’un autre lieu de la Grèce. »

C’est par ces mots que le roi d’Argos, Pélasgos, accueille les Danaïdes dans les Suppliantes, tragédie créée par Eschyle dans les années 470-460 avant Jésus-Christ. Fuyant l’Egypte et un mariage forcé avec leurs cousins (décrit comme un « esclavage »), les cinquante filles de Danaos accostent en terre d’Argos pour demander l’asile et vivre libres, hors d’atteinte de la violence masculine.

Dans le théâtre grec, l’apparence physique et les vêtements sont souvent les premiers éléments auxquels s’accroche le regard des personnages comme des spectateurs. Les Danaïdes elles-mêmes se sont présentées plus tôt aux spectateurs comme des femmes à la joue « brunie par le soleil du Nil ». Pélasgos interroge leurs vêtements « barbares », car ceux de femmes qui ne parlent pas grec, et les compare à ceux de Libyennes, de Chypriotes, d’Indiennes, ou même à ceux des Amazones.

Roi qui, au fil de la pièce, se révèle être un vrai démocrate – on trouve d’ailleurs dans cette pièce un jeu de mots (dèmou kratousa) sur le terme « démocratie », le plus ancien qu’on connaisse à ce jour dans la langue grecque –, Pélasgos donne à cette troupe de femmes la possibilité de parler pour dire son origine : tout l’enjeu de la tragédie est alors de montrer que ces femmes d’apparence étrangère sont en réalité des Grecques, descendantes d’une princesse argienne, Io, vierge chassée de son pays sous la forme d’une génisse, victime de la prédation sexuelle de Zeus et de la jalousie d’Héra.

 

Les Suppliantes une pièce progressiste et ouverte au monde

L’autre est donc en réalité un autre soi-même : les Danaïdes demandent l’exil sur leur propre terre d’origine. La dramaturgie d’Eschyle repose tout entière sur ce décalage entre une altérité physique, qui se donne à voir dans la couleur de la peau et les vêtements de fin lin blanc égyptien, et une identité ethnique semblable.

Ce paradoxe, ainsi que ce contraste des couleurs, sont au cœur de la pièce et donnent même lieu à l’invention d’un néologisme en grec : les Danaïdes sont appelées des astoxenai, c’est-à-dire des « concitoyennes-étrangères » ou « étrangères-concitoyennes ». Au cours d’une assemblée démocratique de citoyens, les Argiens et leur roi décident à l’unanimité de faire valoir le droit à l’accueil de l’étranger dans la cité : ils offrent à ces « grecques-étrangères » asile et protection, au risque d’entrer en conflit ouvert avec l’Egypte.

Il y a donc peu de pièces grecques aussi progressistes et ouvertes au monde que les Suppliantes. Eschyle incorpore à la civilisation grecque les apports de l’Egypte et de l’Orient, sans toutefois gommer les différences culturelles. Cela passe par la confrontation à des corps visiblement représentés comme étrangers. Il ne fait pas l’économie du choc de l’apparence mais sa dramaturgie le déconstruit : si la peau noire surprend, il faut aller voir plus loin et surtout, donner la parole à l’autre, pour comprendre que le contraste des apparences masque en réalité une identité et une fraternité profondes.

 

Contexte culturel entièrement déconnecté

D’ailleurs, la pièce a connu un regain d’intérêt ces dernières années, parce qu’elle véhicule avec force et clarté l’idée du droit à l’accueil de l’étranger : dans des mises en scène récentes, en France, en Sicile et aux Etats-Unis, les Danaïdes ont porté la voix des réfugiés de tous bords. Bloquer la représentation des Suppliantesd’Eschyle, mise en scène par Philippe Brunet à la Sorbonne dans le cadre du festival de tragédies grecques des Dionysies, est donc sans doute un contresens.

Que cela soit clair et pour éviter toute récupération politique de mauvais aloi : en tant que citoyenne et universitaire, je condamne toute manifestation pouvant se rattacher à ce que l’on nomme, du fait de son origine américaine, le « blackface », qu’il soit commis de façon intentionnelle ou même par ignorance ou négligence. Mais je ne peux pas accepter que l’art millénaire du masque théâtral, que ce soit par ses origines grecques, indiennes, ou japonaises, soit assimilé à cette pratique sordide venue des shows ségrégationnistes américains du XIXe siècle.

Doit-on juger les œuvres du passé, qu’elles soient progressistes ou non d’ailleurs, à l’aune des errances nauséabondes des esclavagistes américains ? S’il ne faut pas ignorer cette histoire-là non plus, doit-elle devenir un étalon universel pour toutes les œuvres artistiques, y compris celles qui datent d’une époque antérieure, ou s’inscrivent dans un contexte culturel entièrement déconnecté ? Il ne faut pas appliquer sur le masque (ou même sur le maquillage, dont Philippe Brunet a pu faire usage dans des représentations ou répétitions antérieures) une grille de lecture qui n’est pas pertinente.

 

Le masque du théâtre grec était un outil

Pour indiquer qu’il endossait l’identité d’un personnage, Thespis, l’inventeur légendaire de la tragédie grecque, se barbouillait le visage de fleurs de pourpier et de blanc de céruse avant d’inventer le premier masque fait de fibres de lin (d’Egypte…). Depuis plusieurs décennies, à Paris, Avignon, mais aussi au Niger, les mises en scène de Philippe Brunet visent à faire revivre les pratiques et conventions théâtrales des Grecs et à démontrer le pouvoir et l’efficacité qu’elles possèdent encore pour les publics d’aujourd’hui. Condamner cet héritage millénaire, parce qu’il ne serait donc, par un anachronisme évident, qu’un « blackface » racialiste de plus, est donc une erreur.

On pourrait aussi relire avec profit les écrits sur le masque, toujours actuels, de Jean-Pierre Vernant ou Françoise Frontisi-Ducroux. Le masque du théâtre grec était un outil pour porter sur soi et faire advenir en soi, la différence d’autrui. Le chœur des Danaïdes était non pas joué par des acteurs professionnels, mais par de jeunes citoyens athéniens : des citoyens hommes usant du masque doublement étranger – parce qu’il est femme, et parce qu’il est noir – pour devenir autres, le temps de la représentation théâtrale.

Masques de femmes, d’hommes, de noirs, de blancs, de vieux, de jeunes, de Grecs, d’étrangers et même de monstres ou d’éléments naturels comme des montagnes ou des fleuves : à chaque représentation (et elles étaient régulières et nombreuses dans l’Athènes classique), le corps du citoyen devenait le contenant et le refuge d’une altérité toujours plus radicale, pour qu’il en garde la marque et conserve, même après la fin de la représentation, cette conscience du besoin d’intégrer l’autre en soi, étranger, humain ou non-humain.

 

L’université lieu de la pensée critique

Qu’on ne cherche pas à faire passer ce retour au texte et au contexte d’origine que j’appelle de mes vœux pour un réflexe réactionnaire. L’engagement universitaire est et doit être nécessairement anti-raciste. Mais il faut jouer les Suppliantesd’Eschyle, y compris avec des masques noirs, parce que l’histoire ancienne du masque grec ne peut être prise en otage et salie par les pratiques ultérieures des ségrégationnistes américains.

Et puisque l’université est le lieu de la pensée critique et de la confrontation de points de vue argumentés, on pourrait appeler à un débat avec les étudiants et étudiantes qui ont été blessés ainsi que les associations mobilisées : que la représentation du théâtre antique, par la distance temporelle et critique qu’elle permet, puisse être une introduction à une discussion ouverte sur les moyens par lesquels nous pouvons lutter contre le racisme structurel.

Comme l’écrivait Roland Barthes dans Comment représenter l’antique ? (1955), jouer Eschyle aujourd’hui, c’est à la fois se confronter aux origines de notre civilisation et à une « altérité flagrante ». Notre culture est à jamais marquée par l’héritage des Grecs, mais ils ne sont pas nous, car leur société était patriarcale, phallocratique, esclavagiste, et par certains aspects, racistes. Mais non seulement le théâtre grec était, par excellence, le lieu de questionnement de tous les préjugés et de toutes les idéologies, mais ce théâtre nous dit aussi ce que nous avons su dépasser par l’exercice de la réflexion et du débat. Ne censurons pas, dialoguons : c’est replacée dans son contexte historique que la tragédie peut venir éclairer nos propres questionnements, car, selon les mots de Barthes, « c’est en voyant la marche parcourue que l’on prend courage et espoir pour toute celle qui reste encore à parcourir. »