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Au fil des jours

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  • Publication du 12/04/2021

Jovan Divjak, défenseur et « âme » de Sarajevo, est mort

Le 09 avril 2021

Par Rémy Ourdan

 

 


Jovan Divjak, dans son bureau, à Sarajevo, en 1995. DANILO KRSTANOVIC / REUTERS
Le Monde, 9 avril 2021

 

Article paru dans Le Monde

Officier de l’armée de Belgrade, il fait le choix, au début de la guerre, en 1992, de respecter l’« esprit yougoslave » face aux nationalistes serbes et de défendre les habitants de Sarajevo assiégée. Il est décédé le 8 avril, à l’âge de 84 ans.

De toutes les marches effectuées en trente ans d’un bout à l’autre de la rue piétonne centrale de Sarajevo, les plus longues étaient inévitablement les déambulations aux côtés de « Jovo » Divjak. La durée de la promenade tenait au fait que rares étaient les passants qui n’arrêtaient pas l’homme pour le saluer, l’honorer, lui proposer de s’arrêter boire un café. Sans parler des dames, qui savaient qu’elles auraient droit à un baisemain et à son compliment le plus habile.

La guerre révèle le meilleur et le pire en l’homme, dit-on. Dans une ville assiégée qui résista près de quatre années aux attaques de l’armée serbe et y survécut, les assiégés offrirent l’une des rares leçons de dignité dans une ex-Yougoslavie ravagée par des conflits nationalistes, identitaires et religieux, et dominée par des criminels de guerre. Et si ce courage et cette humanité devaient porter un nom, ce serait celui de Jovan Divjak.

Décédé, jeudi 8 avril, à 84 ans, dans sa maison de la rue Logavina, Jovan Divjak n’était pas destiné à incarner ce que Sarajevo a symbolisé durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). Né le 11 mars 1937 à Belgrade de parents bosno-serbes, il a étudié à l’académie militaire puis, au gré des affectations, il est envoyé en 1966 à Sarajevo, une ville qu’il ne quittera plus. Lorsque la Yougoslavie éclate et que la guerre surprend Sarajevo, en avril 1992, Divjak est colonel de la défense territoriale.

Idéal multiethnique

La Serbie expulse alors tous les non-Serbes de l’institution militaire et nomme le général bosno-serbe Ratko Mladic à la tête de ses forces en Bosnie. Les officiers issus de la communauté serbe doivent rejoindre Mladic et le projet de « Grande Serbie ». Jovan Divjak est le seul colonel serbe à faire le choix inverse, celui de défendre Sarajevo assiégée, une ville où Bosniaques Musulmans, Serbes, Croates, juifs et Roms luttent ensemble.

Le pouvoir de la Bosnie nouvellement indépendante le nomme général et commandant-adjoint de l’embryonnaire armée. Divjak participe à la planification de la défense de la ville. Si « Jovo » est si populaire à Sarajevo, c’est d’abord pour avoir choisi l’idéal multiethnique contre ceux qui souhaitaient le détruire.

Ses rencontres sous l’égide de l’ONU, à l’aéroport de Sarajevo, avec Ratko Mladic et ses généraux sont des moments d’anthologie. Eux ne supportent pas qu’un Serbe, qu’ils qualifient de « traître », défende Sarajevo et ses citoyens. Lui leur rappelle sans cesse que ce sont eux qui, en tournant leurs canons contre la population, ont trahi l’esprit yougoslave. Il les appelle « les ploucs ». « Quand on ne sait pas se comporter en ville, lance-t-il un jour à ces officiers qui tentent de conquérir Sarajevo, on reste dans la montagne ! » Après la guerre, tandis que Mladic sera condamné par la justice internationale pour « génocide » et « crimes contre l’humanité », Belgrade tentera de faire accuser Divjak de « crimes de guerre », ce qui lui vaudra une incarcération lors d’un passage à Vienne. Il sera innocenté et rentrera à Sarajevo.

Une fois la ville sauvée, Divjak fait le même choix antinationaliste. Considérant que le pouvoir bosnien est pris en otage par le clan bosniaque musulman du président Alija Izetbegovic, qui avait d’ailleurs tenté de l’écarter durant le conflit, il lui renvoie ses galons de général. Fustigeant les nationalistes et les mafieux au pouvoir, il choisit son indépendance. En faisant de lui le premier citoyen bosnien à recevoir la Légion d’honneur, la France salue cette résistance à tous les communautarismes identitaires.

C’est cet homme qui, par deux fois, eut le courage de rompre avec ses chefs, que les Sarajéviens saluent aujourd’hui avec émotion. Sa popularité tient aussi à la nature de l’« oncle Jovo », à son humour, à sa bienveillance. Durant le siège, il parcourait les lignes de front pour veiller au moral des troupes puis, portant son attention sur les civils, se promenait dans la ville bombardée. Depuis la fin de la guerre, avec son association L’Education construit la Bosnie-Herzégovine, il se consacrait aux orphelins de guerre. Avec la mort de Divjak, les Sarajéviens perdent l’un des plus flamboyants défenseurs de ce qu’ils ont baptisé l’« esprit de Sarajevo ».

Jovan Divjak en quelques dates
11 mars 1937 Naissance à Belgrade
1966 Militaire yougoslave, il est envoyé à Sarajevo
1992 Fait le choix de défendre Sarajevo contre les forces serbes
8 avril 2021 Mort à Sarajevo