Rien ne remplace l'expérience de la scène et du public assemblés que le spectacle constitue en communauté, et la puissance des souvenirs du théâtre de Brook, de Mnouchkine ou de Kantor, vient de celle des émotions vécues ensemble, à la fois fortifiées et adoucies de leur brûlure intime par le partage. Mais le regard de cet “étranger proche” qu'est le cinéma considérant la scène d'aujourd'hui dans ses manifestations concrètes peut aussi être source d'émotion. Si le film de théâtre emprunte à ce dernier le principe de rencontre qui le fonde, s'il transfère le dialogue scène/salle en dialogue théâtre/cinéma, il peut devenir l'objet d'une confrontation dialectique et féconde entre deux auteurs, deux équipes, ou deux arts, malgré les difficultés à organiser cette confrontation, à la gérer, à l'atteindre. Il peut devenir oeuvre d'art à part entière, témoignant en même temps d'une autre oeuvre d'art.
Périssable, le spectacle est irreproductible dans son immédiateté. Comme tout objet, il est différent de son image... Filmer le théâtre nécessite de trouver pour chaque spectacle un dispositif visuel spécifique qui permette de rendre compte du spectacle donné, tout en ayant pour objectif de créer un objet nouveau qui participe des deux arts à la fois. Pas de “théâtre filmé” donc, avec tout l'ennui que la mise en conserve du vivant, de l'éphémère, peut susciter. Il s'agit de repenser l'œuvre scénique pour le cinéma, et cet acte peut se rapporter à une tentative de traduction d'un langage, avec ses codes, ses lois, à un autre, de façon à ce que le passage de la scène à l'écran rende l'œuvre théâtrale accessible à un nombre plus élevé de spectateurs qui ne partagent pas forcément la culture de ceux qui ont fait l'assistance au spectacle.
Ariane Mnouchkine a déjà une filmographie importante. Chacun des films qu'elle a réalisés ou qu'elle a “harmonisés” est lié au théâtre. Au soleil même la nuit filmait le Tartuffe de Molière au Soleil, mais ne s'intéressait qu'aux répétitions et s'arrêtait lorsque le spectacle commençait. Avec Tambours sur la digue, le propos est différent : c'est la représentation - sans la présence du public cependant - que la caméra regarde.
A spectacle limite, film extrême, radical. A la Cartoucherie comme dans les nombreuses tournées lointaines de ce spectacle mythique et voyageur (Suisse, Japon, Corée, Australie, etc), les acteurs interprétaient la “pièce ancienne pour marionnettes”, écrite pour eux par Hélène Cixous, à la façon des marionnettes. Et ceci nous rappelait d'ailleurs le fait que souvent, dans le théâtre japonais dont, en même temps que d'autres traditions asiatiques, s'inspire Tambours sur la digue, des pièces de kabuki étaient directement calquées de celles du bunraku. La décision de filmer un tel spectacle (et non d'en faire une simple captation-souvenir) renouvelait à un autre niveau l'audace dont la troupe et sa metteur en scène avaient fait preuve pendant les longs mois de gestation de l'oeuvre et les risques pris collectivement. Mais l'art, on le sait, est d'abord lié aux risques, à l'audace, et à la liberté inouie qui jaillit des contraintes qu'on sait s'imposer.
Pour faire de Tambours sur la digue un film qui puisse donner aux spectateurs fervents à revoir un spectacle qui les a éblouis et touchés, et aux malchanceux qui ne pourront jamais plus le voir une idée de l'expérience que les représentations permettaient de vivre, Ariane Mnouchkine, metteur en scène et réalisatrice, a imaginé plusieurs stratégies.
Et d'abord au lieu de tenter de “faire cinéma”, et donc d'estomper le “jeu marionnette” des comédiens, elle décide de l'accentuer. Accentuer le théâtral pour le filmer. Elle demande donc aux acteurs qui jouent les marionnettes de ne pas reprendre pour jouer dans le film leur voix de théâtre, celle qu'ils avaient trouvée pour le spectacle, mais de remuer de façon désynchronisée “leurs” lèvres de bois, celles de leur poupée, tandis que, hors champ, d'autres acteurs leur donnent le texte : ainsi Renata Ramos-Maza dit le texte de Madame Li, la marchande de nouilles, à la place de Juliana Carneiro da Cunha qui interprète le personnage. Curieusement, elle renoue ainsi en partie avec certaines expériences faites en répétitions où les acteurs-marionnettes parlaient en gromelos indistincts : elle inscrit en secret l'histoire de la création complexe du spectacle au cœur du film en train de se faire.
Pour donner une vie cinématographique à ces êtres inanimés, dont le jeu des comédiens privés de texte augmente au tournage le retrait de l'expression, une autre stratégie intervient qui va paradoxalement réintroduire le théâtre dans le processus du montage. La réalisatrice filme à part les comédiens en train de dire leur texte. Debout, ils sont alors vêtus de noir, comme les “koken” qui les supportent sur scène et à l'écran ; ils sont sans masque, le visage nu. Par ce texte, ils semblent donner la vie à leurs marionnettes et prononcent les mots avec la fougue inhérente à une telle opération de revitalisation. Le tournage de ces séquences a lieu après le tournage du spectacle : les comédiens - désignés alors comme “chanteurs” - jouent seulement de leur voix, soutenue par la musique de Jean-Jacques Lemêtre, filmé lui aussi, à leurs côtés. Et ils jouent devant les images montées, projetées sur un écran - devant leurs marionnettes devenues images, devant leur deux fois doubles ...
C'est donc le montage de ces images des comédiens-chanteurs entre celles du spectacle qui insuffle de la vie dans les corps dont le cinéma renforce le bois imaginaire. L'impact de cette présence des acteurs - ces moments ne sont pas si nombreux - est rémanent, car même lorsqu'on ne les voit pas sur l'écran et qu'on n'entend plus que leur voix, le charme opère. Le cinéma permet de retrouver la scène. Si l'émotion théâtrale, ressentie lors des fabuleux portés des poupées élevées en l'air par leur koken, ou au moment de la sortie des marionnettes entraînées par leurs montreurs, perd son intensité au filmage, Ariane Mnouchkine et sa monteuse Catherine Vilpoux compensent cette perte par l'adjonction du texte “chanté” par les performers filmés live, en train de doubler (au sens cinématogaphique du terme), face à eux, leurs personnages qui défilent à l'écran - non pas en studio, mais sur les lieux mêmes des représentations ...
Ce dont la présence des comédiens ainsi filmés, de ces “koken de la voix”, dote aussi le film, par une opération très subtile, c'est de la présence du spectateur, dont ils sont comme les délégués à l'intérieur du film, puisque, face aux poupées qui jouent, ils n'occupent pas dans l'espace filmique la même aire de jeu qu'elles, et que, en même temps qu'une voix vibrante de l'émotion - non pas celle du personnage joué mais celle de l'artiste conscient de faire passer la vie -, ils sont un regard. Effacé du dispositif de tournage, le public se retrouve ainsi très finement évoqué. La seconde stratégie d'Ariane Mnouchkine consiste bien à réintroduire le théâtre dans le cinéma par des opérations purement cinématographiques.
A réintroduire du théâtre, en déconstruisant, en dissociant, en recombinant, bref en multipliant les relations entre les éléments du spectacle : entre l'acteur et sa poupée en scène, entre l'acteur et sa poupée sur l'écran, entre le koken et l'acteur, entre l'acteur devenu le koken de sa propre poupée et la poupée elle-même, etc., le spectateur de cinéma est ainsi placé devant une multiplicité de rapports propre à la richesse de tout jeu théâtral authentique. Dans cet entrecroisement de relations auquel s'ajoutent les changements d'intensité de lumière que le cinéma impose au théâtre, les visages des marionnettes humaines paraissent parfois transformés : les masques légers qui couvrent les visages - les mêmes, absolument les mêmes qu'au théâtre - laissent de temps en temps comme battre une veine pleine du sang que les arts, conjuguant leurs efforts, surprennent ou font couler...
Une troisième stratégie concerne le dispositif. Au théâtre, un magnifique effet scénographique faisait passer rapidement l'action d'un lieu à un autre, d'un temps à un autre, d'un ciel changeant à un autre ciel : il s'agissait des tombers successifs d'un somptueux feuilletage composé d'immenses panneaux de soie colorée et peinte qui tapissaient le mur du fond. Soudaineté, autonomie du tissu vivant, de son glissé serpentin le long du mur, disparition rapide et remplacement instantané par un autre panneau. Au cinéma, cette magie-là, qui s'apparente à celle du rideau, ne fonctionne plus. La verticalité soyeuse a donc été remplacée pour le tournage par des tissus étendus au sol. Ces moments qui sans doute existaient déjà dans le spectacle deviennent beaucoup plus nombreux au cinéma - tissus bleus agités pour figurer l'eau, métrages roses ou rouges quand à cette eau se mêle le sang versé dans les combats. A nouveau, cette opération de bascule du vertical à l'horizontal renforce la présence du théâtre, de son plateau, de son sol si important pour le jeu des comédiens qui s'y meuvent. A l'émotion esthétique du glissement grandiose de la soie peinte (juste évoqué, comme pour mémoire, à l'écran) se substitue le corps à corps théâtral des acteurs et de la matière souple.
Dernière stratégie enfin, la transposition. Dans certains cas, il fallait inventer une autre manière de mettre en scène la séquence. Ainsi la scène d'amour aérienne entre les deux marionnettes - Duan, la fille du Devin (Renata Ramos-Maza) et Wang Po (Sava Lolov) - portés chacun par leurs deux koken, magnifique dans sa convention théâtrale soulignée, devient scène d'enlacement sous un tissu rouge sang, dans un fleuve imaginaire où les corps, au lieu de paraître voler comme sur la scène, nagent tout en s'embrassant. Un petit indice de réalisme, nécessaire et suffisant, a été ajouté ici pour que la scène touche le spectateur à l'image, mais il demeure dans le registre du langage théâtral.
Tambours sur la digue-film conserve tous les éléments qui caractérisent le spectacle, en les retravaillant, en les dissociant, en établissant entre eux d'autres relations. De la même façon que le Théâtre du Soleil a inventé avec le spectacle son propre bunraku, Ariane Mnouchkine et toute son équipe étroitement engagée dans un nouveau défi, a profondément renouvelé le genre du cinéma d'animation, tout en donnant la plus belle trace qui soit, fidèle sans littérarité, de sa dernière création théâtrale - oeuvre d'art autonome qui rend compte d'un travail de recherche aux confins du théâtre, périlleux et abouti.
Béatrice PICON-VALLIN
Article paru dans le livret du DVD Tambours sur la digue