Par Kamel Daoud
J'ai découvert la littérature avant l'histoire. Plus simplement, j'ai découvert le roman avant le récit national. Les premiers livres que j'ai lus étaient des contes, de la mythologie, des policiers avec quelques passages érotiques. Cela ordonna par la suite la hiérarchie de mes engagements : d'abord le sens, ensuite le corps, le sexe et, enfin, ma condition d'écrivain dans mon pays. Bien sûr, je suis Algérien.
Cela ne suppose pas seulement une nationalité au sens d'appartenance, mais aussi une histoire de décolonisation presque typique. Le versant de ce qui s'est passé en Afrique du sud, c'est ce qui s'est passé en Algérie, en Afrique du nord : une guerre dure, une indépendance obtenue autrement que par la voie de la diplomatie seulement.
La voix des armes.
Cette version de l'histoire est importante à rappeler. Ecolier, j'étais parmi des millions d'autres, une décennie après la date de 1962, à répéter les noms des fondateurs du FLN, à dessiner leurs portraits, à déclamer leurs biographies. Mes meilleures notes en dessin, je les obtenais quand je dessinais des mains menottées, avec une chaine en fer qui explose dessus un volcan rouge de colère. Si j'ajoutais le drapeau algérien et le chiffre 54, j'obtenais encore plus de points.
De retour à la maison, chez mes grands-parents, dans notre village presque côtier à l'ouest d'Alger, je vivais le silence d'un autre récit, un autre rapport à la mémoire. Mes grands-parents et proches, ne parlaient jamais de la guerre de libération comme un récit d'armes, mais comme un récit de famine, de poux, de typhus qui fit perdre ses cheveux à ma grand'mère, de quelques souvenirs de français dans le village, des prénoms surtout, des noms de caves de viticulteurs. La guerre, là, dans le récit des miens, était comme le contraire du récit national répété à l'école. Je n'étais pas encore apte à nourrir des doutes et j'ai fini, enfant, par ordonner les champs de chaque version : l'école était pour les faits d'arme, la maison était la mémoire des faits du corps, de l'immédiat. Je n'ai jamais songé à raconter, à l'école, la colonisation telle qu'elle m'était racontée à la maison. L'enfant déchiffrait déjà les codes et les obligations de ce cloisonnement. Cette séparation stricte entre la mémoire familiale et la mémoire du récit national est aussi fondamentale, comme la découverte du roman avant le récit de la décolonisation. Elle fut une raison de cette enquête personnelle que, comme beaucoup d'Algériens, j'ai menée comme lecteur sur le « passé », l'histoire, l'archive corrompue. Beaucoup d'Algériens, faute d'une transmission parasitée par le silence familial comme par l'excès des manuels, médias et discours officiels, ont entamé la reconstitution de leur mémoire par reconstitution. Par les livres si on le peut. Sinon, par un rejet radical, un désintéressement qui peut annoncer un intérêt qui viendra plus tard ou un réinvestissement par le fantasme à défaut de réussite dans le présent.
Je n'ai donc été un « colonisé », un décolonisé et un otage du post coloniale que plus tard, à l'âge adulte. Cela vint peu à peu, malgré moi, à cause de moi ou contre moi. Je me souviens qu'à la publication de mon premier roman, « Meursault contre-enquête » ; l'histoire du frère de l'arabe tué dans le roman d'Albert Camus « l'Etranger », l'une des questions récurrentes (après celle de « pourquoi vous écrivez en Français ? ») était « qu'avez-vous ressentis en lisant l'Etranger pour la première fois ? ». Je comprenais, bien sûr qu'il était attendu de moi un récit d'indigné, de colère, de sursaut de décolonisé blessé par une injustice dans l'imaginaire littéraire de Camus. J'avoue qu'à un moment j'ai hésité : fallait-il endosser le rôle ou pas ? Non par vocation d'infamie, mais par tentation de confort. On a tellement dit sur ma colère supposée, mon histoire avant ma naissance, mon statut de victime pavoisant, qu'il était facile de rejouer le rôle. Oui je fus frappé par une colère sainte à l'âge de Vingt ans qui, plus tard, devint un roman de contrepoids à cette injustice littéraire. Ainsi, mon statut sera fixé dans le casting Sud-Nord. Le discours du post colonisé est rodé, prêt à porter, enrichie par une immense littérature qui, à partir d'une vocation de demande de justice, est devenue une fin en soi, un masque, une posture. Mais ne hâtons pas la conclusion.
Le mythe du bon colonisé
Toujours est-il que j'ai peut-être déçu, aux premiers mois de la promotion de ce roman. Comment peut-on écrire un récit qui demande justice sur un meurtre imaginaire et, à la fois, expliquer qu'il s'agit d'un roman, pas d'un plaidoyer ? D'un acte de littérature, pas de demande de contrition ? Mon personnage public prenait un risque, mais ce fut un bon choix : j'ai écrit un roman. Il y émerge peut-être autant les blancs de mon histoire que ceux du lecteur qui investit ses imaginaires douloureux, mais cela reste dans la hiérarchie décidée dès mon enfance : le roman a la primauté sur le récit national. Le plaisir de lire est plus important que le plaisir d'obtenir « Justice » ou de gémir sur son sort. La littérature est le contraire volontaire, éternellement digressif, de l'Histoire, du manuel scolaire. J'ai expliqué alors que « l'Etrange » d'A Camus d'abord m'ennuya et que je fus plus marqué par « L'homme révolté » et « Le mythe de Sisyphe » que par ce court roman foudroyant. Et lorsqu'on attendait encore ma réponse, j'expliquais que vers mes vingt ans j'avais besoin de sortir du religieux, que le cri de cœur de l'homme révolté m'a été plus utile pour tenir tête au monothéisme que le remake fabuleux de la vie de Saint-Augustin, un remake sans illuminations ni culpabilité. Sans repentance surtout. Mon aventure intellectuelle était décevante pour le casting de l'émergence d'une vocation littérature dans les anciennes colonies, aux yeux des décolonisateurs. J'en pris conscience mais je n'ai pas cédé sur mes vérités. J'ai raconté, sincère, lu « l'Etranger », dix ans plus tard, en essayant de ressentir de la colère mais ce fut peine perdu. L'histoire était un cadavre et le roman un corps chaud, en quelque sorte.
C'est à partir de la réception qui a été faite de « Meursault contre-enquête » que j'ai commencé à penser mon histoire, mes convictions. On me reprochait de plus en plus, au sud, dans mon pays, comme au nord, de ne pas endosser ce que j'ai très tôt perçu comme un rôle, un personnage. Lequel ? Celui d'un Algérien qui souffre, par entretien d'une mémoire de victime, qui attend les excuses et la réparation mais qui, à force, a fini par ne plus devoir se départir de ce rôle, en vit, en a fabriqué une vision, une rente, un moyen d'accaparement de la parole et du réel, une philosophie du refus du temps et de la responsabilité. Confusément, je savais, que tôt ou tard, ce refus de casting j'allais en faire les frais. Cela ne manqua pas et continue toujours. Une sorte de procès permanent de ma traitrise ou un éloge tout aussi disproportionné de ma dissidence. Pour les uns je suis la figure de cette désaliénation par rapport à l'orthodoxie du victimaire, pour d'autres, un traitre à cette exigence de justice qu'on attend toujours.
Qu'est-ce que le post colonial pour moi ? un récit national, un discours politique, une rente de légitimité pour un régime, un conflit lassant de générations, un œdipe ennuyeux, une adversité. Il se compose à la fois de ce qu'on m'a transmis par les institutions de l'Etat, que par ces silences de mes proches au village, que par les lectures d'enquêteurs sur les traces du réel à travers le flou patriotique de l'épopée. C'est un récit où l'exigence de vérité a été, très tôt, déclassée par les besoins du discours. Une sorte de roman ennuyeux, à la troisième personne du pluriel (le « ils » des martyrs et des décolonisateurs), déserté par le désir, le rebondissement, l'ouverture à l'universel et à la magie du différente et du lointain, vidé du corps pour faire place à la sépulture, asexué. Dans le roman policier on cherche le meurtrier en interrogeant des coupables, dans le roman guerrier on connaît le tueur et tout le roman est un éloge du mort. A la fin, le récit de la libération est le contraire de la liberté d'imaginer. Les livres d'histoire en Algérie sont rares pour l'écolier ou le jeune lecteur. C'est un effet paradoxal de la fétichisation de l'histoire, de son culte. Pour reprendre l'image de Borgès, c'est une bibliothèque acclamée pour le nombre de ses livres mais dont chaque livre est le sommaire de tous les autres. On peut y gâcher une vie sans rien lire de plus que ce que répètent ses gardiens. Ce récit devint féroce avec le succès de mes premiers livres et il l'est pour d'autres créateurs : cinéma, films, documentaire, poésie, peinture. Il s'affirma comme une adversité et lu les romans comme une concurrence. Cela devint encore plus radical dès que je compris que la prise de parole en France était le remake d'une scène ancienne de confrontation, le champ d'une bataille qui restituait des imaginaires d'entretiens. Je pouvais dire ce que je voulais en Algérie ou en Italie, mais pas en France. Construit sur la mécanique de la confrontation, le discours postcolonial ne tolère pas la dissidence, ni l'altération des dialogues ou des scénarii. A Alger, ancienne capitale de la Mecque, l'article sur Cologne, écrit après les événements de la Saint Sylvestre en Allemagne, a « cristallisé » cette réaction. J'étais définitivement passé du côté du post colonisateur. L'histoire, par ce suffixe était éternellement une extension, pas un recommencement, ni une propriété. On m'accusa, et ce fut l'occasion d'une seconde découverte : la puissance magique du narcissisme du post décolonisé. J'ai remarqué que même si certains de mes collègues ou intellectuels connus pouvaient admettre la réalité du pays, nos nœuds et nos misères, le fait d'en parler en France portait atteinte à une image que l'on se fait de soi mais qu'on oppose à l'Autre. Dans cette tension désirée de l'altérité entre l'ex-colon et l'ex colonisé. La critique des réalités algériennes est féroce en Algérie, par les Algériens, elle commence dès l'aéroport pour des expatriés, mais ce sont les mêmes qui vous opposent un argumentaire violent dès que vous prenez la parole, ailleurs. Le narcissisme du post colonisé est donc à déchiffrer en urgence pour guérir. Une enquête sémiologique est à mener sur l'image que l'Algérien se fait de soi et des siens. Je me souviendrai toujours de ces réactions d'auditeurs algériens, à une conférence à l'IMA, me reprochant de « mal parler du pays », le même pays où ils n'ont pas mis les pieds depuis des décennies. Peut-être, je me le dis aujourd'hui, c'est cette image qui explique pourquoi les exilés votent parfois « islamiste » en Tunisie, en Algérie, en Turquie, vivent dans un Occident moderne et rêvent, pour nous, d'un califat qui va assouvir leur nostalgie.
Les cadavres ventriloques
Le discours postcolonial, je ne peux pas le définir avec science car je ne suis pas universitaire. Mais je peux le raconter comme étouffement, violent déni, adversité, concurrence et refus de libération et de présence au monde. Quelque part, injustement, il est devenu le contraire de l'universalité. Car cette seconde idée est confondue, parfois sciemment, avec l'occident. L'Ailleurs étant l'occident, rêver de mondialisation c'est risquer l'occidentalisation et donc la haute trahison. Le discours postcolonial, avocat du victimaire et des solidarités post coloniales, ne se soucie jamais du sort et de la condition des migrants subsahariens en Algérie, des racismes montants, des expulsions violentes. Ainsi, une thèse développée en France provoque plus de réactions que l'expulsion de 500 migrants d'Ouargla, au cœur du désert algérien, il y a deux ans, en une nuit. Le discours postcolonial est étrangement une expression du cloisonnement de conscience, de fixation pétrifiée sur le nord, de refus du réel.
Si vous voulez comprendre ce qui se joue autour de la manière dont les dirigeants algériens se succèdent en s'entretuent physiquement et symboliquement, d'hier à aujourd'hui, si vous voulez répondre à cette question obsédante, « qui est qui ? » et si en plus vous êtes Algériens et que la situation actuelle vous angoisse parce que vous ne comprenez pas cette invisibilité qui fait peur et paralyse, alors il faut absolument lire « Le trauma colonial », de Karima Lazali et suivre son incroyable enquête sur les « effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie ». Un artcile publié dans un journal algérien à propos de récent livre. Extrait d'un article de presse sur « Le trauma colonial », de Karima Lazali. L'essai est une analyse audacieuse sur le fait colonial et sa mémoire et ses subjectivités induites. Mais le compte-rendu qu'en fait la journaliste, en Algérie, est un résumé du bon usage du postcolonial comme discours de fuite en avant par la fuite en arrière. C'est la définition, en quelque lignes du « Tout colonial » et du « tout est la faute de la colonisation ».
Le post colonial était une erreur ou un discours inutile ? Non, je ne le pense pas. Mais il est aussi un abus. Un confort. Je me souviens d'une des plus étranges histoires que j'ai vécues : juste après la parution de l'article sur Cologne, j'ai retrouvé un ami, un économiste à Oran, grand intellectuel pour qui j'ai une grande admiration.
L'homme était chez lui depuis des années, diminué par une maladie à cette époque. Il m'accueillit avec son fils dans sa villa à Oran. Accueil quelque peu réservé, légèrement froid, laissant planer dans la pièce un énorme silence. A la fin, on y vint : « pourquoi as-tu écrit cet article ? » me lança-t-il agacé, presque en colère. Je lui alors longuement expliqué mon argumentaire : il ne s'agissait pas d'inculper une culture mais le prétexte à quoi sert cette culture ou ce dogme religieux : enferment, déni, refoulement du sexuel au nom du culturel et retour de violence de ces refoulements. Il ne pouvait pas nier qu'une femme, en Algérie, même dans une grande ville et dans les artères les plus fréquentées, ne pouvait sortir marcher le soir seule ! « Vous le savez. Nous ne pouvons pas nous cacher éternellement derrière l'histoire de la colonisation ? » lui dis-je. Le fils de mon ami, moins âgé que moi, étais assis en face. Il acquiesça pour m'appuyer. Ce fut alors un moment étrange et presque inquiétant. Mon ami garda le silence si longtemps que je craignais que sa maladie ne se rappela à lui par une douleur. Je vis son visage changer de la colère maitrisée, à l'hésitation puis finir ressembler à une sorte d'étrange défaite.
Après de longues minutes, il me répondit, presque consterné par son devoir de sincérité. « Mais nous n'avons que cela ! ». C'était pour moi, comme je le pensais plus tard, presque le cri d'une génération entière. « Si tu nous enlèves ça, qu'est-ce qui va nous rester ? Comment nous expliquer nos vies et nos existences ? C'est comme une digue de protection pour nous. Si on la lève, on sera emporté ». La réponse me bouleversa profondément. Autant pour sa sincérité courageuse, que pour le résumé de la tragédie d'une vision du monde qui se consacre non comme explication mais aussi comme protection. Contre quoi ? Contre l'universel qui dissout, l'altérité qui oblige à l'échange et à la relativité, contre le présent à assumer, contre l'échec sous les yeux que l'on habille avec l'épopée de la libération. Jamais personne de cette génération, n'osa admettre ainsi, brutalement formulée, cette réalité. C'était le résumé le plus foudroyant d'une époque. Celle qui haussa le discours post colonial au rang d'une explication définitive de nos réalités. Ma généalogie, ma culture, ma mémoire ne peuvent ignorer le fait colonial, sa terrible réalité qui marqua les corps et l'histoire chez moi, sa façon de conditionner notre rapport à l'autre, à nous-mêmes. Mais je refuse que cette image s'interpose entre moi et mes engagements. Je refuse cette condamnation au rôle de victime. S'élèvent contre elle, en moi, le sentiment de dignité, l'envie de me raconter comme centralité, le besoin de convertir ma vie en présence, en une narration capable de raconter l'humain. En quelque sorte, le discours post colonial comme explication indépassable est celui de Vendredi face à un Robinson qui, lorsqu'il parle, va raconter le monde et la conquête. Là où vendredi va raconter son sort de victime, sa dépossession, sa douleur. L'un va raconter comment il a pu reconstruire son monde et à l'autre échoie le rôle de raconter sa vie d'esclave même lorsqu'il est libre.
En quoi je me trompe ? Peut-être dans l'excès. Mais il m'est nécessaire pour me libérer. J'ai grandi dans un univers qui s'est partagé un jeu de rôles fixes entre le colonisateur et le colonisé. C'est peu à peu que j'en suis arrivé à déchiffrer cette étrange réincarnation, cet atavisme grotesque et pourtant puissant : il existe dans les pays anciennement colonisés une caste plus puissante, hybride de cette confrontation : les décolonisateurs. Ce mimétisme monstrueux qui à la fois se proclame d'une guerre d'indépendance et reconduit, dans le discours, dans la conception de l'Etat et des pouvoirs, dans les jeux de rôles des puissances et des uniformes, dans le rapport de mépris vis à vis des administrés, dans la possession féodale de la terre et la propriété foncière, le souvenir du colon. C'est cette monstruosité présente et le silence qui l'entoure, ce désespoir à se libérer l'âme qui me préoccupe. Au discours du « tout colonisation », j'oppose celui de « tous responsables ». Devoir se libérer de cette entrave, opposer un discours autonome, un imaginaire libre face à ceux qui l'asservissent au nom de la légitimité du décolonisé, que ceux qui le réclament au nom de l'assimilation et de l'identité des points de vue. Je rêve d'un roman, d'un robinsonnade dont le récit ne dépend ni de la rencontre avec Robinson, ni de son naufrage. Pour le moment ce n'est pas le cas : même noyés par dizaines, en méditerranée, les « vendredis » sont un fait divers.
Reconstruire l'universel
Ce nouveau discours sur le « tout colonisation » à ses plis et habitudes. En voici une illustration. Une entre mile qui pullulent sur les blogs et les journaux électroniques en Algérie. « Pourquoi cette seconde guerre contre l'Algérie, demanderait-on ? Pour au moins deux motifs.
L'un est vulgairement matériel : remettre la main sur les ressources naturelles de l'Algérie, notamment le pétrole et le gaz, éléments stratégiques de base de toute domination et, accessoirement, reprendre à faire « suer le burnous » des « Indigènes ».
L'autre motif est psychique : prendre la revanche sur la défaite subie qui a obligé à reconnaître l'indépendance de l'Algérie. Et, cela, pour l'« honneur » et pour retrouver la « grandeur » de la « France » (entendre des membres de son oligarchie). »
C'est le même schéma, plus élaboré, dans toute cette littérature qui va de la thèse sérieuse, à l'éditorial fantasque à la veille de la célébration du 1er novembre, date mythique de la déclaration de la guerre d'indépendance. Néo-colonisation énergétique et revanche mémorielle. Les islamistes ajoutent à ce dytique constant la mémoire de la Croisade, la confrontation religieuse et l'islamophobie, parfois réelle, parfois fantasmée, pour recycler ce discours en leur faveurs. Etrangement, je fini par remarquer, comme beaucoup, que le discours sur la mémoire, autrefois porté par le Régime, se retrouve, par le bais des médias conservateurs, populistes et islamistes, repris par les générations les plus jeunes, accentué, radicalisé, opposé à toute possibilité d'ouverture, habillant le repli sur soi, le nouveau discours identitaire de l'extrême-droite algérienne. Un jeune de 17 ans peut vous opposer une virulence hallucinante sur la France qu'il n'a jamais connu, ni comme destination, ni comme colonisation. On peut se l'expliquer par la rancune, le fameux trauma en transmission ouverte ou le refus d'un visa, la facture de l'enfermement ou la vocation nationale du cadavre.
Le post colonial s'est aussi transformé en discours identitaire politique virulent. Etrangement, il procéda alors par un révisionnisme qui vit des islamistes expliquer que les « Français » algériens engagés, morts, pour cette indépendance ne sont pas des martyrs, ne sont pas algériens. Des propos impensables il y a une décennie, largement banalisés par les médias aujourd'hui.
Peut-on en sortir ? C'est un rêve. Littéraire d'abords, du moins pour moi. Il s'agit à la fois de briser une attente éditoriale au nord qu'un conditionnement au sud. Mais c'est, je le présume très loin dans le temps. Si cela parait difficile, j'en fait au moins une sorte de principe de création : restituer au plaisir, au corps, leurs droits dans la narration, l'imaginaire, défendre cette conscience du présent, face aux tentatives de son déclassement par les récits de l'histoire. Parler de maintenant, de l'état de nos routes, l'écologie du pays, l'incivisme, la rapine, la perte du sens.
Le « tout colonial » est devenu, à mes yeux une rente parce qu'il permet de produire un discours d'analyse qui donne accès à la visibilité en Occident, ou permet de renflouer une légitimité d'élite ou de domination politique vis à vis des autochtones. Il nous tue aujourd'hui et nous fait nous entretuer. Juste pour rejouer un passé de contrepoids aux échecs du Présent.
Il faut y mettre fin. Il faut se libérer des décolonisateurs.
Le plus vite possible.
Kamel Daoud, 20 décembre 2018, Le Quotidien d'Oran