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  • Au fil des jours
  • Publication du 24/01/2023

Mort de Georges Banu

Le 21 janvier 2023

 

Le passé rassure le présent et celui-ci, par syncopes, s'enivre de l'esprit du passé. Parce qu'il a disparu, on recherche le plaisir d'hier et, parce qu'il ne peut pas durer, on en ressent la nostalgie et la beauté. Mais entre les deux extrémités quelque chose nous a rassurés : cette lumière où, quelques instants, on a vécu. Elle n'a rien de brûlant, ni même d'excitant, c'est un miroitement qui nous plonge dans le jeu de la vie. L'esprit du lustre, le temps d'un soir, nous ravit. Cette émotion ne provient que de la présence. La lumière peut être mémorable, le vécu sera toujours ancré dans un lieu et un temps. Comme l'amour et le théâtre, deux variantes de l'instant incandescent. La lueur du lustre est un phare tremblant dans un monde aux contours
Georges Banu, Une lumière au coeur de la nuit, (pp. 26-7)

 

© Céline Hersant

 

La mort de Georges Banu, critique de théâtre

Mémoire vive des scènes théâtrales du monde entier, essayiste et pédagogue d’une lumineuse érudition et d’une générosité inouïe, Georges Banu est mort, à Paris, dans la nuit du 20 au 21 janvier, à l’âge de 79 ans.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, qui écrivit pour lui Le Théâtre et la peur (Actes Sud, 2016) – il parle de leur « livre commun » – salue celui qui « a accompagné le travail des artistes avec critique et amour, devenant ainsi une archive vivante du théâtre européen ». Hommage amplement justifié.

Né le 22 juin 1943 en Roumanie, ce fils de médecin choisit la voie des spectacles où l’illusion de la liberté perdure. Celui qui se rêve comédien dévore la vie en poète et en curieux. Il voit soudain dans la magie du théâtre la parade à la chape de plomb qui s’abat sur une Roumanie déjà asphyxiée par la censure de Nicolae Ceausescu, quand le « Conducator » se met à l’école nord-coréenne. La révélation salutaire vient d’un Songe d’une nuit d’été, monté par Peter Brook à l’Opéra de Bucarest, d’une liberté et d’un magnétisme insolents. L’acteur qui incarne Puck, le génie facétieux, se mêle à l’assistance clairsemée et saisit alors la main de Georges Banu. Comme une invitation à l’évasion par-delà le rideau de fer. « Je me suis dit qu’il était temps de m’affranchir de la peur de partir. »

« Le pas dans le pas des autres »

Un an plus tard, Banu débarque à Paris, le 1er janvier 1973, inaugurant un exil dont il fera, mieux qu’un empire, un espace d’exploration sans limites. Ce grand large, il y naviguera un demi-siècle, guidé par les éblouissements et les amitiés. Témoin scrupuleux de la révolution du théâtre d’art, il se fait le compagnon d’une communauté d’artistes qu’il va soutenir et promouvoir. Il adopte la vigilante réserve d’Horatio, le compagnon de Hamlet, dont il fera son masque, s’attribuant ce rôle pour parler des êtres qui l’ont transporté dans de stupéfiantes contrées dont il se fait le guide. Un rôle de passeur essentiel pour celui qui aime citer son ami Antoine Vitez : « Le théâtre, c’est mettre le pas dans le pas des autres. »

C’est ce que fera Georges Banu sans relâche. Pèlerin infatigable en quête du singulier, rejetant toute assignation, tout dogmatisme, posture héritée peut-être du rejet des carcans qui avaient emprisonné sa jeunesse, il se veut témoin et passeur. En tant que professeur, à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, où il enseigne les études théâtrales. Tout comme celle qui devient alors son épouse, Monique Banu-Borie. En sa compagnie, il suit, avec une assiduité gourmande, festivals et créations internationales.

Comme critique aussi, puisque Georges Banu, qui assure des cours au Centre d’études théâtrales de Louvain-la-Neuve (Belgique), collabore activement à la revue belge Alternatives théâtrales, créée en 1979, qu’il codirige de 1998 à 2015. Il y assure la direction de numéros spéciaux sur « les répétitions », « débuter » ou « les penseurs de l’enseignement »,comme celle du volume collectif Les Voyages ou l’Ailleurs (2013) qui lui est judicieusement dédié.

Comme éditeur puisque, après s’être vu confier par Vitez, en poste à Chaillot, le journal de la maison, ce qui aboutit à la création de l’ambitieuse revue L’Art du théâtre (1985), il fonde en 1987, chez Actes Sud, à la demande d’Hubert Nyssen, la collection « Le temps du théâtre », dont il assure la direction avec le concours de Claire David. Dans cette optique, il accueille ainsi, sollicite souvent, des essais consacrés aux metteurs en scène qui définissent son panthéon, figures emblématiques de la mise en scène moderne : Peter Brook bien sûr, comme Antoine Vitez, mais aussi Klaus Michael Grüber, Giorgio Strehler, Ariane Mnouchkine, Luc Bondy et Patrice Chéreau.

Comme essayiste enfin puisque, s’il a lui-même écrit sur Brecht (Aubier, 1981), Brook (Flammarion, 1991) et Yannis Kokkos (Actes Sud, 2004), Banu ne cessa de célébrer le choc qu’il ressentit en découvrant La Classe morte, de Tadeusz Kantor, au Festival de Nancy (1975) comme son enthousiasme pour le Théâtre Laboratoire du théoricien et pédagogue polonais Jerzy Grotowski et sa figure centrale, Ryszard Cieslak.

Mais Banu sait aussi veiller à ceux qui arrivent : naguère Krzysztof Warlikowski, aujourd’hui Wajdi Mouawad. Car le geste de mise en scène et son interrogation du contemporain priment sans conteste pour Banu ; même si Tchekhov comme Shakespeare font figures d’exception, bénéficiant d’études monographiques puisque ces continents commandent le palimpseste par les vibrations toujours actuelles qu’ils proposent.

Réinterroger le sens de la vie

Parmi ses nombreux essais, on distinguera deux trilogies. Celle parue chez Adam Biro, Le Rideau ou la fêlure du monde (1997), L’Homme de dos (2000) et Nocturnes. Peindre la nuit, jouer dans le noir (2005), qui interroge les artifices et les jeux de la scène tout en célébrant la peinture, passion intime qu’annonçait Le Rouge et or (Flammarion, 1989) ; celle dont deux volets parurent aux Solitaires intempestifs (L’Oubli, 2005, Le Repos, 2009) et La Nuit nécessaire (Adam Biro, 2004).

Dans la réflexion de Banu, l’acteur n’est pas oublié. En marge de la star comme du révolté, l’essayiste célèbre l’insoumis, à la flamme contagieuse, « l’acteur plus qu’acteur » au cœur de ses Voyages du comédien (Gallimard, 2012), qui affirme la règle pour la mettre en tension, la déborder, la fragiliser avant qu’advienne la révélation.

Mais l’homme finit par exposer ses failles. Dans son dernier ouvrage, Horatio se livre de façon plus intime, présentant ces objets usés, polis ou marqués par le passage du temps, indices de blessures précieuses, statues brisées, tableaux endommagés, œuvres calcinées, qu’il conserve dans son appartement, vestiges de toute vie accidentée (Les Objets blessés, Cohen & Cohen, 2022).

Or, sans accidents, pas d’occasion de réinterroger le sens de la vie. Et c’est encore vers Peter Brook que Banu se tourne pour avoir non la réponse mais le bon questionnement. Le maître n’a-t-il pas confié aux Bouffes du Nord, en février 2020 : « Apprenez à poser des questions, mais sans toujours chercher des réponses. Gardez en vous-mêmes une question, définitivement, une question en attente de réponse ! » Et Banu de commenter dans la revue Alternatives théâtrales son « indissoluble, énigme irrésolue, inoubliable ! »

Georges Banu en quelques dates
22 juin 1943 Naissance à Bucarest
1973 Arrivée en France
1986 « L’Acteur qui ne revient pas »
1998-2015 Codirecteur de la revue « Alternatives théâtrales »
2012 « Les Voyages du comédien »
2021 « Les Récits d’Horatio »
21 janvier 2023  Mort à Paris

 Philippe-Jean Catinchi, Le Monde, 25 janvier 2023

 

Disparition de l’écrivain et spécialiste du théâtre Georges Banu

L’universitaire et essayiste Georges Banu est mort à l’âge de 79 ans, ce samedi 21 janvier. Sa disparition a été annoncée par les éditions Actes Sud, au sein desquelles il dirigeait la collection « Le temps du théâtre ». Codirecteur de la revue Alternatives théâtrales, il laisse derrière lui un nombre considérable d’ouvrages consacrés aux études théâtrales.

Éditeur, écrivain et essayiste français d’origine roumaine, Georges Banu est décédé samedi 21 janvier, a annoncé Actes Sud sur son site. « Directeur de la collection “Le Temps du théâtre” avec Claire David, universitaire, professeur émérite d’études théâtrales, critique, compagnon de route des plus grands metteurs en scène de notre temps et spectateur infatigable, il nous laisse une somme incroyable d’analyses et de témoignages du théâtre de la fin du XXe et du début du XXIe siècle », déclare la maison d’édition. Françoise Nyssen, directrice d’Actes Sud et présidente du Festival d’Avignon a ajouté : « C’est l’une des grandes mémoires du théâtre qui disparait ».

Arrivé en France en 1971, Georges Banu était né le 22 juin 1943 à Buzau en Roumanie. Il a été professeur à l’Université Sorbonne – Nouvelle Paris 3 et au Centre d’études théâtrales de l’Université catholique de Louvain. Il était également membre statutaire de l’Atelier de recherche sur l’intermédiarité et les arts du spectacle (ARIAS), responsable du Groupe de recherche sur la représentation théâtrale de la mort de l’enfant du Centre de recherche sur la théorie et l’histoire du théâtre. Après en avoir été le secrétaire général, il préside l’Association internationale des critiques de théâtre de 1994 à 2000, avant d’en devenir membre d’honneur.

Georges Banu a consacré de nombreux travaux aux figures emblématiques de la mise en scène moderne, de Peter Brook à Antoine Vitez, de Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor à Ariane Mnouchkine ou Giorgio Strehler, devenus ses amis par la suite. « Sa connaissance de la scène européenne et mondiale, son érudition et son verbe imagé ont fait de lui un spectateur particulièrement éclairé et un écrivain très apprécié », rend hommage l’Institut Culturel Roumain de Paris dans un communiqué.

Ce spécialiste du théâtre est l’auteur d’une trilogie portant sur le théâtre et la peinture, comprenant Le Rideau, L’Homme de dos et Nocturnes (éditions Adam Biro), et d’une autre qui réunit L’Oubli, Le Repos et La Nuit (éditions Les Solitaires intempestifs). Il a également a publié Le Rouge et l’Or (éditions Flammarion/Rizzoli), une œuvre de référence pour la poétique du théâtre à l’italienne. Il a consacré un essai à l’œuvre de Tchekhov, intitulé Notre théâtre, La Cerisaie (Actes Sud), un autre consacré au théâtre japonais, L’Acteur qui ne revient pas (Gallimard) ainsi qu’un essai sur Peter Brook, dont il était spécialiste.

Le Théâtre sortie de secours, publié en 1984, lui a valu le prix de la critique dramatique. Georges Banu était président du Prix Europe pour le théâtre et avait lui-même reçu trois fois le prix du meilleur livre sur le théâtre du Syndicat de la critique ainsi que le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française en 2014. Aussi, sa disparition laisse le monde du théâtre, et plus particulièrement celui de la critique théâtrale, en deuil.

Juliette Brunet, Toutelaculture.com, 24 janvier 2023

 


© Wikipédia

 

À lire

Disparition de Georges Banu
blog Mediapart, Jean-Pierre Thibaudat, 24 janvier 2023
Mort du spécialiste du théâtre Georges Banu
L'Humanité, Jean-Pierre Léonardini, 22 janvier 2022
La mort de Georges Banu, la mémoire du théâtre
Sceneweb, 21 janvier 2023

 

À VOIR

Le prix de l'expérience : Contraintes et dépassements dans le travail de groupe (2016)
Le 8 mars 2016, au Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine et les acteurs du Théâtre du Soleil et Eugenio Barba et les acteurs de l'Odin Teatret s'interrogent sur leurs 104 ans de théâtre.
Une rencontre publique animée par Georges Banu.

 

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↑↓ À Avignon avec Ariane Mnouchkine © Jean-Claude Lallias