Dans ce moment d’incertitude tragique, alors que la perspective d’une fin de l’aide américaine à l’Ukraine redevient plausible il faut rappeler un aspect particulier de cette guerre, insuffisamment pensé dans ses implications politiques : du côté de l’agresseur, qui entend russifier l’Ukraine ou la détruire, la guerre autorise tout.
La nuit du 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie – non seulement prévue par les services américains mais aussi en cours depuis 2014 – provoqua une sidération mondiale. Cette nuit-là, le « crime contre la paix » s’est déroulé en temps réel sur tous les écrans du monde : pour une grande majorité des experts et des élites françaises qui avaient fait confiance au président russe, perçu comme un tsar au fond rationnel, ce fut un choc quasi cognitif ; c’est sur la définition même du pouvoir politique russe qu’ils étaient non pas « à l’Ouest » mais « à l’Est », sous l’emprise du « mensonge déconcertant », selon l’expression d’Anton Ciliga en 1936, ici post-stalinien ; un mensonge dont la grossièreté protège la géniale perversion et dont les technologies contemporaines démultiplient encore aujourd’hui les possibilités d’envahissement des consciences.
Trois ans ont passé et de nombreux ouvrages viennent dessiner une autre image du pouvoir du Kremlin : comprendre la nature politique de l’ennemi permet de moins se tromper dans les choix d’action contre lui. Il faut dire que depuis le début d’une longue série d’attentats meurtriers en 2011, le principal ennemi en France était le terrorisme islamiste : cet ennemi complexe, intérieur et extérieur, ramifié en nébuleuses transnationales en Afrique et au Moyen-Orient, a longtemps protégé l’image du président russe supposé être un allié « occidental » fort contre l’islam radical – en oubliant la mise en place par Moscou d’un pouvoir islamiste radical avec Kadyrov en Tchétchénie, comme l’aide russe à l’Iran et aux talibans afghans. La figure d’un ennemi civilisationnel redoutable a empêché l’Occident de comprendre le tournant antidémocratique et impérialiste du pouvoir russe à partir des années 2012, puis freiné les critiques et les actions contre lui (et contre son allié le pouvoir syrien, criminel contre son propre peuple). L’État islamique fut alors le meilleur paravent pour un pouvoir russe en plein travail de préparation de ses guerres impérialistes.
Presque trois ans ont passé depuis le retour d’une guerre de haute intensité en Europe et le monde a changé autour d’une résistance armée ukrainienne imprévue, héroïque. Je me souviens avoir pensé au deuxième jour que « chaque jour, chaque nuit de résistance ukrainienne sauve la situation », craignant malgré tout qu’au petit jour, la belle Ukraine ne soit dévorée comme la chèvre de M. Seguin. Mais depuis le 5 novembre 2024, une nouvelle menace contre l’Ukraine se dresse à l’Ouest : l’élection de Trump.
2025, année de tous les dangers
Le temps a passé, sourde poussée insensible dans le dos qui déplace tout, et l’innocente mais bestiale habituation au pire pour autrui s’est installée partout… Quand on se souvient des grandes manifestations en Europe lors des premiers mois de l’agression, de cette atmosphère de révolte et de stupéfaction que la violence de l’agression avait provoquée dans le monde entier, il est clair qu’en cette fin d’année 2024, nous en sommes loin. Peut-être ne faut-il pas moraliser cette tendance lourde à d’autant mieux supporter les maux d’autrui qu’ils s’aggravent et s’installent dans la durée : le désastre criminel devient avec le temps présent de moins en moins douloureux à accepter pour ceux et celles qui sont du bon côté de l’écran, côté canapé – alors que sur le terrain la situation est de plus en plus tragique pour les victimes, qui ont un besoin vital accru du soutien de leurs alliés, aussi fort qu’au premier jour, et même plus fidèle et solide.
Le temps passe et les guerres horribles, les génocides, les situations impossibles à supporter une minute et qui s’installent pour l’éternité étrange et infernale du présent (comme celle des femmes en Afghanistan) entrent dans l’horizon accepté comme normal, à côté des rochers, des tornades, des satellites, des virus, immense décor global de tout ce qui est déjà là installé en amont autour du corps humain et qui fait notre monde. Peut-être ne faut-il pas moraliser cette habituation au pire, car elle est une condition prosaïque de survie1. Mais si on ne peut lutter contre ce processus peu conscient lié à la force énigmatique du simple fait que le temps passe, il n’est pas forcément unanime : de nombreux groupes restent mobilisés dans la durée par une situation inacceptable mais installée dans la durée, tandis que le travail virtuose et expert de désinformation et de manipulations russes s’appuie sur cette part de désinvestissement inévitable et attend son heure qui est venue.
La perspective redevenue plausible d’une fin de l’aide américaine semble signer la défaite militaire des Ukrainiens.
On ne peut pas faire la guerre sans armes, et la perspective redevenue plausible d’une fin de l’aide américaine semble signer la défaite militaire des Ukrainiens, ce qu’attendent avec ivresse les propagandistes russes. Le nouveau président américain doit-il remercier leurs réseaux pour son élection ? Le comment de leur fonctionnement commence à être mieux perçu et décrypté, avec cette virtuosité d’utiliser les événements qu’ils ont parfois provoqués pour accroître la diffusion de leur propagande2, mais le jusqu’où de leur action réelle reste une inconnue. Sous Trump, quoi qu’il en soit, le salut de l’Ukraine dépendra en partie de notre capacité à déjouer leurs pièges. L’idée défendue ici est que la description exacte des formes de guerre en cours peut rendre justice aux faits et à l’histoire de l’Ukraine : comment le monde pourrait-il accepter une victoire de l’agresseur en toute connaissance de cause ? Lutter contre la défiguration de l’histoire ukrainienne, c’est aider à sauver l’Ukraine.
En cette fin d’année 2024 de suspens et d’incertitude accrue, sur un front de plus de mille kilomètres de longueur, malgré la supériorité en hommes et en armement des Russes, qui entraîne leurs avancées gagnées dans le sang et l’extrême dévastation, les lignes ukrainiennes n’ont pas été enfoncées : David tient contre Goliath, dans une forme de guerre où l’inégalité du rapport de force reste criante malgré les prouesses techniques de l’industrie d’armement ukrainienne et l’aide encore insuffisante mais cruciale et nécessaire des alliés occidentaux. Pendant les six mois d’arrêt du soutien américain, il y eut un moment insensé sur le terrain où le déluge de bombes fut pratiquement unilatéral, mais les lignes ukrainiennes ont tenu… Que va-t-il se passer à partir du 20 janvier 2025 lorsque le nouveau président américain pourra couper l’aide américaine ? Dans ce moment d’incertitude tragique, il faut rappeler un aspect particulier de cette guerre, insuffisamment pensé dans ses implications politiques : du côté de l’agresseur, qui entend russifier l’Ukraine ou la détruire, la guerre autorise tout.
La réalité des formes de guerre
Prenons d’abord l’exemple de Marioupol, tombée la première année après une résistance héroïque, aujourd’hui dévastée. Les cadavres innombrables des civils n’ont pas été sortis des décombres (le nombre de soixante-dix mille personnes est cité, sans qu’on puisse le vérifier), mais le nouvel occupant a décidé de construire par-dessus un quartier flambant neuf, avec parcs d’enfants et kiosques populaires, offert à de nouveaux habitants venus du fond de la Russie. Ensevelir ainsi les cadavres sans sépulture des habitants ukrainiens, mais aussi leur présence historique, témoigne d’une formidable indifférence non seulement à la mise à mort des victimes, but de guerre, mais aussi à leur profanation. Les laisser pourrir ainsi sous les décombres pour les recouvrir d’une nouvelle réalité entièrement fabriquée démontre la force de l’amoralité culturelle de l’agresseur, tout comme son mépris pour les nouveaux habitants, qui feront d’étranges rêves sur des sols suintants la nuit… Le nouveau quartier russe de Marioupol est un mensonge matériel, où les pierres remplacent les mots.
Le deuxième exemple caractéristique de cette forme de guerre est ce que l’on pourrait appeler le « style sadique » : les tortures systématiques des prisonniers ukrainiens et les atteintes graves à leur intégrité sont hélas avérées, en contradiction avec le plus élémentaire droit de la guerre3. Pourquoi ce traitement de soldats prisonniers défaits, incarcérés et donc peu menaçants ? Débordement de l’encadrement de base ? Haine d’autant plus extrême qu’elle est artificiellement créée par la propagande ? Usage fonctionnel du sadisme sexuel dans la répression ordinaire même en temps de paix, dans les commissariats russes comme dans les rites de passages des militaires, et plus largement dans le fonctionnement social d’une population avilie par la longue durée des crimes commis contre elle ? À moins que cette extrême cruauté ne soit décidée au plus haut niveau du pouvoir, comme en Syrie ? Dans son portrait du président russe, l’historien allemand Karl Schlögel décrit ce dernier comme « un sadique soumis à des fantasmes impériaux4 ». Les experts excluent la psychologie et la morale de leurs analyses géopolitiques, mais certains aspects de la psyché du tyran restent peut-être utiles à connaître malgré tout ? « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore », avait écrit Nietzsche : quand le tyran bénéficie de cet heureux caractère, sa capacité de malfaisance est démultipliée.
Un dernier exemple de la cruauté extrême dans la forme de guerre du pouvoir russe actuel trouve son point d’acmé dans le traitement fait aux enfants ukrainiens déportés. Le Kremlin parle d’au moins six cent mille enfants « sauvés » de la guerre par leur « Mère Russie ». Les dossiers déposés sur la table de la Cour pénale internationale ont documenté près de trente mille noms, à l’appui desquels ont été réunies des preuves assez solides pour avoir rendu possible l’incrimination exceptionnelle d’un président en exercice. Prise dans les exigences contradictoires de sa propagande, la présidence russe fait une grande publicité aux enfants sauvés, exhibés sur les écrans et dans les décrets qui les concernent, tout en cachant soigneusement les conditions réelles de leur déportation. Les adultes ukrainiens dans les zones occupées se voient arrêtés s’ils refusent le passeport russe et doivent mimer, au moins en surface, leur propre « russification » (langue, nom, histoire, etc.). Mais pour des enfants, la problématique change en fonction de l’âge : avant 4 ans, ces enfants ne se souviendront pas de leur passé… Comment les retrouver ? Entre 4 et 12 ans, la terreur et/ou la séduction pourront sans doute obtenir un consentement toujours forcé dans des familles d’accueil : retrouver chaque cas est impératif. Pour les adolescents plus souvent récalcitrants, des camps de russification forcée ont été mis en place en Russie, tenus par des milices parfois orthodoxes ou d’anciens détenus revenus du front et graciés de leurs crimes5. Que se passe-t-il dans ces camps ?
Dénoncer avec force les formes de guerre pratiquées par le pouvoir du Kremlin, qui use de l’extrême cruauté comme tactique de domination, ne relève pas seulement d’une défense des droits humains, c’est aussi mettre ceux qui voudraient abandonner l’Ukraine en face des crimes dont ils permettent l’impunité, la continuation et l’éventuel succès politique.
Véronique Nahoum-Grappe, décembre 2024
Le texte est paru dans le Revue Esprit
1. La notion de shifting baseline, venue de l’écologie, montre que chaque changement, même très négatif, s’installe comme normal et acceptable à partir du moment où il est entré dans le cadre de la vie ordinaire. Masashi Soga et Kevin J. Gaston, “Shifting baseline syndrome: Causes, consequences, and implications”, Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 16, no 4, 2018, p. 222-230.
2. Le cauchemar de la guerre de Gaza depuis le 7 octobre est un exemple de cet usage de l’enfer d’autrui comme masque par la propagande russe.
3. Liz Throssell et Danielle Bell, Treatment of Prisoners of War and Update on the Human Rights Situation in Ukraine. 1 June 2024-31 August 2024, rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 1er octobre 2024.
4. Karl Schlögel, “Wir befinden uns in einer Vorkriegssituation”, Rheinische Post, 11 novembre 2024.
5. Voir les enquêtes détaillées du journaliste Jean-Marc Adolphe sur son site leshumanites-media.com. Avec Les humanités, média en ligne qu’il a imaginé en mai 2021, Jean-Marc Adolphe a été le tout premier journaliste à révéler et documenter, au fil d’une trentaine de publications, le mécanisme des déportations d’enfants ukrainiens en Russie et le rôle de Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant en Russie, ainsi que les stratégies déployées pour « russifier » ces enfants dans des camps de rééducation et autres structures « militaro-patriotiques ».