Par Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste
L’opposition à l’euthanasie et l’activisme anti-IVG se nourrissent de la même toile d’araignée argumentative : point Godwin, rhétorique victimaire et droit des minorités.
Dans le cyclone judiciaire et médiatique qui s’est abattu ces dernières semaines sur la tragique situation de Vincent Lambert, à la suite de la décision d’arrêt des traitements le maintenant artificiellement en vie depuis plus de dix ans - contre ce que son épouse (et tutrice) a pu transmettre de sa volonté en l’absence de directives anticipées -, immédiatement suivie de l’arrêt insensé de la cour d’appel de Paris enjoignant de les reprendre, une information est passée presque inaperçue : depuis le début de l’interminable bataille judiciaire, « la Fondation Jérôme-Lejeune a payé quasiment l’intégralité des frais d’avocat des parents de Vincent », selon un communiqué de ladite Fondation dans lequel son président s’insurgeait contre « la mise à mort de Vincent Lambert ». Soit 100 000 euros annuels environ (1).La « dignité » de la vie (vraiment ?) grassement subventionnée - mais l’on s’accommodera sans états d’âme des agissements de parents dont on se demande bien au nom de quoi ils ont à ce point voix au chapitre. Encore une aberration de la peu courageuse loi Claeys-Leonetti, une loi en forme de « ni, ni », toute d’évitements, qui n’a pas même pris soin d’indiquer la préséance d’un conjoint sur des parents lorsque le patient se trouve hors d’état d’exprimer lui-même sa volonté.
Nul n’ignore l’activisme de cette fondation, connue pour son opposition à l’IVG, ainsi qu’à toute forme d’euthanasie ou de suicide assisté. Proche en cela de la frange la plus conservatrice des catholiques (ou, ailleurs, des chrétiens évangéliques ou autres intégristes tout oints de moraline), que l’on peut aussi retrouver dans les parages de la Manif pour tous. Une frange fidèle aux inébranlables positions de l’Eglise, lesquelles ne reflètent pas, loin s’en faut, la position de tous les catholiques sur des questions qui touchent au plus intime de la liberté de conscience. Jérôme Lejeune était membre de « l’Académie pontificale pour la vie » - il fait même l’objet d’une procédure de béatification.
C’est pour tenir compte d’un avis plutôt comminatoire du Comité des droits de personnes handicapées de l’ONU - ce « machin », a-t-on envie de dire, reprenant l’expression peu amène du général De Gaulle - que la cour d’appel a fait suspendre l’arrêt des traitements infligés à Vincent Lambert. Argutie juridique d’autant moins recevable que ce comité ne constitue pas une juridiction. Ce n’est pas la première fois que des avis émanant de telles commissions onusiennes pèsent sur des instances judiciaires nationales - et en l’occurrence européennes, puisque la CEDH avait pour sa part elle aussi tranché contre les parents Lambert. Réfléchissons-y.
En 2017, ce même comité a déclaré que « les lois qui autorisent explicitement l’avortement en raison d’un handicap violent la Convention des droits des personnes handicapées (art. 4, 5 et 8) » - ce que la Fondation Lejeune n’a pas manqué de signaler sur son site. Information assortie, comme il se doit, d’un commentaire évoquant le nazisme. A quand un procès pour empêcher une IVG au nom de cette prétendue violation des « droits des personnes handicapées » ? Faudra-t-il ne surtout pas interrompre une grossesse en cas de malformation, même très grave, du fœtus ?
Si l’on considère ce qui se passe actuellement outre-Atlantique en matière de restrictions de plus en plus drastiques, un Etat après l’autre, du droit à l’avortement, on aurait tort en France de ne pas s’inquiéter.
De quoi se tisse en effet la toile d’araignée argumentative qui se déploie sur chacune de ces situations ? Si on laisse de côté les glaçants éloges de l’agonie que l’on a pu lire sous certaines plumes, vitupérant le « raccourci magique qui permettrait de passer de vie à trépas en court-circuitant l’agonie », le « cœur de prêtre » de Mgr Aupetit, inspiré par le cœur des « mamans » (sic), nous en instruit : « Une fois de plus nous sommes confrontés à un choix décisif : la civilisation du déchet ou la civilisation de l’amour. »
Autrement dit : l’apocalypse industrielle (en filigrane : nazie) versus « l’amour ». Voilà donc Rachel Lambert rangée du côté de ceux qui considèrent « les êtres humains comme des robots fonctionnels qui peuvent être éliminés ou envoyés à la casse lorsqu’ils ne servent plus à rien ». En prime : la rhétorique victimaire contemporaine, prisée par l’ONU, du droit des « minorités » - ici les handicapés. Point Godwin + sentimentalité + religion et/ou minorités : cocktail délétère, tout de confusion.
21 septembre 1939 : Max Schur, médecin de Freud, l’aide à mourir. Lisons ces lignes : « Freud me prit la main et me dit : "Mon cher Schur, vous vous souvenez de notre première conversation. Vous m’avez promis alors de ne pas m’abandonner lorsque mon temps serait venu. Maintenant, ce n’est plus qu’une torture, et cela n’a plus de sens." Je lui fis signe que je n’avais pas oublié ma promesse. Soulagé, il soupira et gardant ma main dans la sienne, me dit : "Je vous remercie." […] Il n’y avait dans tout cela pas la moindre trace de sentimentalisme ou de pitié envers lui-même, rien qu’une pleine conscience de la réalité (2). » Une leçon de vie, et de dignité.
Sabine Prokhoris, Libération, 6 juin 2019
(1) https://actu.orange.fr/france/appel-aux-dons-pour-l-epouse-de-vincent-lambert-les-parents-soutenus-par-la-fondation-lejeune-CNT000001fTCSH.html
(2) La Mort dans la vie de Freud (Gallimard).