Vendredi 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géogrpahie au collège du Bois d'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), a été décapité à la sortie de son établissement pour avoir montré des caricatures de Mahomet dans l’un de ses cours.
Capture d'écran Twitter
par Yannick Haenel, Charlie Hebdo, 17 octobre 2020
34e jour. La décapitation d'un enseignant par un islamiste fait passer le procès au second plan.
C’est très difficile d’écrire ce matin. Si j’assiste à ce procès, c’est parce que je crois que le mal ne doit pas être seulement dénoncé et combattu, mais pensé — c’est-à-dire expliqué. J’ai été professeur pendant plus de quinze ans en région parisienne, j’ai enseigné dans des collèges de banlieue où la violence sociale ne s’arrêtait jamais, et je sais combien s’efforcer chaque jour d’expliquer est fondamental. Expliquer n’est pas justifier, expliquer n’est pas provoquer.
La parole de la justice dont nous faisons l’expérience à ce procès ne suffit pas ; aucune parole ne se suffit à elle-même, surtout pas celle de la répression. Penser la violence, penser le mal, penser le crime, penser la terreur politique, penser l’islamisme radical, penser les religions, penser la foi, penser le blasphème, aucune parole n’est de trop pour le faire : la pensée appelle la pensée, c’est-à-dire le dialogue. Penser, ça veut dire demander à quelqu’un ce qu’il pense. Les professeurs font ainsi avec leurs élèves. Penser avec les autres veut dire mettre en rapport des idées, les moduler, les nuancer, les faire avancer ou les faire reculer. Ça n’a jamais lieu tout seul : il faut, pour penser, plusieurs paroles. La mise en présence des paroles pour penser, c’est l’expérience à quoi nous prenons part ici, au Tribunal de Paris, depuis plus d’un mois ; et c’est l’expérience à quoi prennent part tous les enseignants et tous les élèves chaque jour, à l’école.
Qu’on assassine un professeur parce qu’il essaie de penser avec ses élèves, qu’on le tue parce qu’il se tue à essayer d’expliquer, comme tous les enseignants, qu’on ne tue pas quelqu’un qui ne pense pas comme vous, c’est non seulement une abomination, mais c’est aussi un attentat contre l’école elle-même, contre l’idée même d’éducation, contre la pensée, contre le fait de se parler, contre le fait de demander à quelqu’un ce qu’il pense. C’est une tentative pour nier l’éducation. Car que font les professeurs, que faisait ce professeur d’histoire avant d’être mis à mort ? Il expliquait ce que signifie être libre en France. Cela s’appelle l’éducation civique, et c’est la chose la plus importante qui soit dans les écoles, celle qui s’avère la plus nécessaire : la société française est en proie à une attaque incessante contre ses valeurs, c’est pourquoi expliquer ces valeurs est devenu si urgent, c’est pourquoi penser est plus que jamais décisif. Ce professeur d’histoire était si scrupuleux qu’il a pris la précaution, avant de montrer des caricatures de Mahomet, de prévenir ses élèves que cela pouvait éventuellement les déranger. Sa pensée était si scrupuleuse qu’elle allait jusqu’à se mettre à la place des possibles offensés, et qu’elle devançait l’éventuelle offense pour expliquer que selon la loi et la raison, et aussi selon le bon sens, il n’y a pas d’offense, aucune volonté d’offenser, et aucune raison de se sentir offensé. L’intelligence comprend cela. Mais en plus de l’intelligence, qui s’apprend, notamment à l’école, il y a, en France, un droit et une liberté : celle de penser, de s’exprimer, de rire et de croire. Droit et liberté de croire en la religion qu’on aime, qu’elle soit musulmane, juive ou catholique, ou autre ; droit et liberté de ne croire en rien. Lorsque cet homme a pris soin de penser la possibilité de l’offense et a expliqué pourquoi il n’y avait pas offense, il a fait ce que font tous les enseignants : non pas imposer leur pensée, mais se mettre à la place de leurs élèves, et leur expliquer. Les enseignants, en France, vont-ils devoir arrêter d’expliquer ? Vont-ils devoir se censurer, et donc se taire ? L’école doit-elle s’arrêter ? La France n’en finit plus de découvrir que le crime est par nature obscurantiste, et que l’obscurantisme ne cherche qu’à tuer la lumière et à nier l’esprit. Nous sommes tous des enseignants : nous expliquons, nous pensons, nous parlons avec les autres. Cela s’appelle vivre et être libre.
Une phrase de Nietzsche me revient, elle dit : « Un homme offensé est un homme qui ment ». Les tueurs qui se disent offensés par les caricatures de Mahomet mentent pour justifier leur volonté de tuer ; ils mentent sur l’Islam, ils mentent sur Mahomet. Un homme qui aime sa religion, un homme qui chérit sa foi, que celle- ci soit musulmane, juive, catholique ou autre, n’est jamais offensé, surtout pas par l’humour. Un homme qui aime sa religion pense et parle avec les autres : il parle de ce qu’il aime, il parle de sa religion. Parlons de religion, pensons les religions. Continuons à enseigner, à comprendre, à expliquer, à écouter toutes les paroles.
France Culture, L'Invité(e) actu par Caroline Broué
• Jean-Marie Guéhenno, Le Monde, 20 octobre 2020
Attentat de Conflans : « En croyant apaiser la société en la segmentant, on exacerbe les rancœurs et l’agressivité »
• Michaël Prazan, Le Monde, 18 octobre 2020
Au-delà de la sidération, c’est le basculement possible de notre société qui doit nous alarmer
• Catherine Kintzler, Mezetulle, 17 octobre 2020
À la mémoire de Samuel Paty, professeur
• Éditorial, Le Monde, 17 octobre 2020
Enseignant décapité à Conflans-Sainte-Honorine : face à la terreur, défendre la liberté d’expression
Ariane Mnouchkine,
Discours de réception du Prix de la Laicité 2019, 1er novembre 2019
Nous vivons vraiment une drôle d’époque. Oui, une drôle d’époque où, au plaisir de recevoir le Prix de la Laïcité, se mêle, je dois l’avouer, comme un léger pressentiment d’être d’un seul coup devenue une cible et d’avoir à rejoindre le groupe grandissant des accusés subissant les réquisitoires journalistiques ou informatiques de dizaines de procureurs autoproclamés et se disant très en colère. Oui, étrange époque que celle où le simple fait d’affirmer selon la loi, vouloir tenir en respect les religions, toutes les religions, leurs églises, toutes leurs églises, synagogues, temples et mosquées, toutes leurs dérives autoritaires, leurs maladies, leurs sectes, leurs dévots, leurs bigots, leurs zélotes, ferait de nous, selon certains, les ennemis d’une seule religion et de ses innombrables et plus sincères et républicains fidèles.
Arx Tarpeia Capitoli proxima. Oui, en apprenant la nouvelle, je me suis dit : le Prix de la Laïcité est proche du Pilori.
Cela dit, je suis très honorée et fière de rejoindre ceux qui avant et bien plus que moi méritent le titre de défenseurs de la laïcité et donc de cette loi de 1905 qui s’avère devoir être appliquée, périodiquement, pour refroidir les ardeurs enflammées confessionnelles de tel ou tel directeur de conscience, prédicateur ou chef de guerre, surgi du fond des âges, de religions toutes culturellement plus admirables les unes que les autres, dispensatrices de chefs d’œuvre architecturaux, picturaux, musicaux, littéraires, philosophiques même, mais malheureusement sujettes à de cycliques éruptions de fièvres dominatrices, prosélytes, mysoginiques, homophobiques, censurantes, liberticides, haineuses et meurtrières à l’égard de toutes différences de pensées, d’ethnies et d’abord de… convictions religieuses !
Se réclamant de leur dieu, unique ou innombrable, pour prendre le pouvoir, sur une famille comme le Tartuffe de Molière ou le diabolique pasteur d’Ingmar Bergman dans Fanny et Alexandre, ou sur tout un pays comme feu le Mollah Omar en Afghanistan, ou sur le monde entier comme feu Oussama Ben Laden, tous sont criminels. Et tous sont bourreaux, d’abord, de leurs coreligionnaires.
La laïcité est, sinon le seul et suffisant, du moins le premier et nécessaire bouclier que la République possède pour protéger celles et ceux qui sont à portée de leur folie et sanctuariser la liberté de conscience de celles et ceux qui, sans cela, de par leur proximité culturelle et historique, bien plus que par leur foi qui est diverse et souvent absente, se retrouvent otages de dogmes tyranniques.
Telle est ma conviction la plus sincère et réfléchie.
Je vous remercie de l’honneur que vous me faites ce soir et de la confiance que vous me témoignez.
Aprothéa (Association des Professeurs de Théâtre en Classes Préparatoires),
le 20 octobre 2020
Réunis pour une Journée de travail et de pratique au lendemain de l’attentat du 16 octobre 2020, nous qui enseignons le théâtre en Classes préparatoires avons éprouvé le besoin d’échanger sur cet acte odieux. Le texte suivant est la synthèse de nos échanges.
Le meurtre de Samuel Paty, enseignant d’Histoire-Géographie, en plein jour, en pleine rue, le 16 octobre dernier nous révulse et nous in- quiète. Il ne s’agit pas d’un acte isolé. C’est un attentat soutenu par une idéologie, dont les objectifs sont la haine, la terreur, la guerre et la mort.
Comme beaucoup aujourd’hui, nous redoutons une dégradation générale de l’enseignement. On n’enseigne pas dans la peur, avec « les joues de linge mou », « le visage de lait », disait Shakespeare, de ceux qui obéissent à un assassin. Tous les chefs d’établissement et toutes les familles, mais aussi tous les citoyens doivent avoir conscience de ce péril. Si la peur l’emporte, si certains se sentent contraints de censurer leur cours, en particulier en esquivant l’acquisition, pourtant inscrite dans les programmes, de certaines valeurs fondamentales, c’est tout l’espace de la liberté pédagogique, c'est-à- dire de la liberté, qui se restreint.
Ce meurtre, bien sûr, impose silence. Il sidère. Mais au cœur du traumatisme, et jusque dans le saisissement de l’effroi, il faut peut-être garder en mémoire que ce choc est aussi l’instrument du terroriste. Dans sa haine de toute altérité, il pourrait recevoir cette sidération comme une reconnaissance ; il pouvait l’espérer comme une victoire. Le calendrier scolaire nous réduit également au silence : les « vacances » remettent à plus tard le dia- logue des enseignants, et tout véritable échange collectif, réparateur et fédérateur. Pourtant, notre devoir est de continuer à penser et à parler et, ce faisant, à parcourir et reparcourir le domaine de nos libertés.
Au même titre que tous nos collègues qui enseignent dans d’autres disciplines, nous qui enseignons le théâtre en milieu scolaire, nous sentons en outre particulièrement concernés. Car cet attentat a fait l’objet d’une « mise en scène » qui est le contraire du théâtre. Immédiatement, le meurtrier a diffusé sur les réseaux sociaux une photo de la tête qu’il venait de couper. L’obscénité du réel est ici le contraire de ce que peut être l’obscène au théâtre. Ceux qui diffusent ce genre de photo s’offusquent d’un corps nu sur une scène de théâtre.
Le théâtre est d’abord un espace où des corps se mettent en mouve- ment et sont traversés par des questions. Dans la pratique théâtrale que l’école permet de faire exister, ce primat du corps a des vertus aussi bien philosophiques que républicaines.
Sur un plateau de théâtre, par nécessité, de l’autre parle, agit, vit en moi. Cette expérience à la fois intime et collective de l’altérité constitue la nature même de la pratique théâtrale. Cette traversée ne signifie pas que l’on y soit obligé de se renier ou d’abdiquer sa position. Mais il est certain qu’elle fait exploser les sectarismes.
Enseigner le théâtre, c’est donc promouvoir une praxis qui déboucle l’idéologie, et qui, par définition, met et remet sans cesse en jeu les préjugés et les convictions. Entrez concrètement dans un personnage, jetez-vous dans une situation, et la complexité vous en sautera au visage, et s’installera en vous. Jouer, c’est commencer par ne plus savoir ce qu’il faut penser. C’est la raison pour laquelle, à la question « que dois-je faire ? », qui est aussi bien celle du héros tragique que du comédien, la scène commence par ne pas répondre. Dans cet espace vide où son corps parle pour lui, le sujet doit com- mencer par s’essayer, dans une liberté maximale, « utopique ». A l’élève que rassurerait de savoir à l’avance ce qu’il doit faire, l’enseignant de théâtre s’entend souvent répondre, comme Ariane Mnouchkine : « je ne sais pas ». La pratique théâtrale en revient toujours au doute, à la question, et ce même à son propre sujet : « seul le plateau résout, par la réussite ou l’échec, les conceptions et les théories théâtrales », disait Jean Vilar.
C’est aussi en habitant cette recherche collective que nous expérimentons concrètement la liberté d’être ensemble, l’égalité d’une dynamique de création collective et la fraternité d’une suspension du jugement. L’idée même de « troupe », que l’enseignement du théâtre en milieu scolaire permet de faire naître et exister le temps d’une année, relève à la fois de l’exercice et de l’utopie démocratiques : elle donne forme et vie à un collectif.
Si le corps humain, à l’origine de tout acte théâtral, est bien également ce « lieu commun », espace de partage et de différence que le théâtre parvient à faire résonner de concert, alors on voit que ce n’est pas seulement le corps enseignant qui est attaqué : c’est aussi ce corps commun, patrimoine et perpétuelle œuvre collective d’hier, d’aujourd’hui et de demain que l’on menace, ce corps libre, collectif, vivant et vibrant dans la société comme dans l’art.