du 20 juin au 07 juillet 2024
Tribune collective parue dans Le Nouvel Obs le 26 juin 2024
Metteurs en scène, chorégraphes, interprètes, comédiens et comédiennes, la jeune génération du spectacle vivant se mobilise et appelle à une riposte artistique et culturelle. Quoi qu’il advienne le 7 juillet.
Aucun auteur de politique-fiction n’aurait osé, et pourtant nous y sommes.
Juin 2024, le plus jeune chef de l’Etat élu depuis Napoléon Bonaparte vient de dissoudre l’Assemblée nationale. Il charge son Premier ministre (le plus jeune de la Ve République) de remporter la bataille des législatives. Personne n’y croit et la France est en passe d’élire son premier Premier ministre d’extrême droite. Ce dernier est encore plus jeune que tous les autres.
Juin 2024, le troisième âge est en déroute : Alain Finkielkraut s’imagine contraint de voter pour les héritiers des révisionnistes, et Dominique de Villepin écrit dans « le Monde diplomatique ».
Juin 2024, la gauche s’unit et la stratégie du « Front contre Front » de Jean-Luc Mélenchon (marginalisé mais toujours là) arrive à maturation douze ans après avoir été formulée.
Enfin, Rachida Dati (!!!) est en passe de devenir la ministre de la Culture au mandat le plus court de la Ve République. De son action – dont on n’attendait rien – on retiendra tout de même une coupe budgétaire de 200 millions d’euros, dont 96 millions sur la création. Merci, au revoir !
Quant au monde du spectacle vivant – qui ne manque jamais d’orgueil – il se déchire sur l’épineuse question de sa propre responsabilité.
Ainsi, sa doyenne, Ariane Mnouchkine, est amère : son utopie réalisée à la Cartoucherie de Vincennes serait donc déconnectée du reste des Français.e.s ?
La génération d’en dessous (qui n’est plus toute jeune) lui reproche : « Fais ton autocritique si tu veux, camarade, mais ne nous mets pas tous dans le même sac ! »
La jeune génération – encore trop jeune pour être fautive – s’inquiète : « Que ferons-nous tou.s.tes, quand le député du Rassemblement national viendra serrer des paluches à l’inauguration de nos festivals de théâtre en plein air ? Festivals au cœur de la France dite « périphérique » car, oui, nous n’avons pas attendu la montée du repli identitaire pour amener le théâtre là où il n’existait pas encore.
On peut rire. On peut pleurer aussi de l’impuissance générale dans laquelle nous sommes plongé.e.s. On peut agir, enfin, car comme disait Claudel, « le pire n’est pas toujours sûr ». De fait, si ce n’est pas la première crise que notre génération affronte – avons-nous jamais connu autre chose ? – ce ne sera surement pas la dernière non plus. Alors hauts les cœurs !
Prendre notre part
Nous, jeune génération du spectacle vivant l’affirmons : quoi qu’il advienne le 7 juillet, le monde culturel va devoir prendre sa part.
Nous devrons porter un regard net sur les raisons qui ont amené la culture à ne pas avoir le poids politique que nous voudrions qu’elle ait. Il nous faut entendre que le monde culturel et la population ne se comprennent plus. Cela n’enlève en rien la valeur des dizaines de milliers de professionnel.le.s, qui font encore aujourd’hui de la France, un grand pays de culture.
Que le Rassemblement national gagne les élections ou ne les gagne pas (ce que nous souhaitons), la part du peuple qui se sent délaissée et méprisée restera inchangée, voire continuera de progresser. Cette dynamique électorale et sociale n’est pas inexorable. Contrer les ressentiments, apaiser les colères, rassembler les populations de toutes les classes sociales, voilà les tâches auxquelles nous devrons prendre part avec notre force artistique.
Quoi que disent les urnes le 7 juillet, l’urgence sociale et climatique sera toujours là, ces combats devront être menés avec et pour la population.
Pour une riposte artistique et culturelle
Quoi qu’il arrive, il nous faudra dès le 8 juillet être aux avant-postes, avec les armes dont nous disposons, celles capables de créer et propager de nouveaux imaginaires. Il nous faudra encore nous poser la question de l’intelligibilité de nos œuvres, de notre capacité à nouer des relations avec toute la population. Il nous faudra continuer à nous politiser pour formuler un nouveau pacte de politique culturelle et peu à peu, à force de travail, trouver le chemin d’un véritable service public populaire de la culture.
Notre réponse est celle d’un front uni pour une riposte artistique et culturelle. Notre résistance est une offensive.
Cette tribune a été proposée par Victorien Bornéat, Maya Ernest, Hugo Roux et Hugues Duchêne. Elle a été signée par plus de 250 artistes de la jeune génération du spectacle vivant parmi lesquelles Jeanne Desoubeaux, Louis Arene, Victoria Quesnel, Simon Falguières, Salomé Diénis Meulien, Zakary Bairi, Mélanie Charvy, Hugues Jourdain, Louve Reiniche-Larroche ou encore Samuel Valensi. La liste complète des signataires est à retrouver ici
tribune collective parue dans Le Monde le 25 juin 2024
Plus de 220 personnalités politiques et de la société civile, parmi lesquelles Raphaël Glucksmann, Agnès Pannier-Runacher et Marine Tondelier, demandent, dans une tribune au « Monde », qu’un accord de désistement soit passé avant le 30 juin pour faire barrage au RN, le 7 juillet.
Social, fiscalité, énergie, sécurité, justice, éducation… Nous avons défendu, nous défendons et nous défendrons demain des politiques opposées dans de nombreux domaines. Certains et certaines d’entre nous ont soutenu Emmanuel Macron depuis 2017, tandis que d’autres l’ont combattu depuis le premier jour. Face à l’échéance du 7 juillet, il nous paraît néanmoins indispensable de contribuer ensemble à éviter la catastrophe démocratique, économique, sociale et écologiqueque constituerait l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite.
Le ravalement de façade opéré ces dernières années par le Rassemblement national (RN) ne doit tromper personne en effet : l’extrême droite reste ce qu’elle a toujours été, une ennemie décidée de la démocratie et un propagateur de haine. Sa victoire impliquerait la fragilisation du soutien à l’Ukraine, l’arrêt de la transition écologique, l’étouffement des libertés publiques, l’institutionnalisation du racisme et de la xénophobie, la paralysie de la construction européenne, la remise en cause des droits des femmes et le déclenchement d’une crise économique et financière majeure…
On entend souvent dire que, confrontée à l’exercice du pouvoir, l’extrême droite ferait la preuve de son incapacité à gérer le pays et qu’ainsi elle s’affaiblirait d’elle-même. Elle rencontrerait à coup sûr de grandes difficultés au vu de son programme démagogique, mais nous mettons en garde contre cette dangereuse illusion. Comme de nombreux exemples l’ont montré, dans le passé mais aussi aujourd’hui en Hongrie avec Viktor Orban ou encore en Russie avec Vladimir Poutine, l’extrême droite excelle à changer les règles du jeu, à éliminer les contre-pouvoirs et à anesthésier le débat public. On sait quand elle arrive au pouvoir, mais on ne sait jamais quand et comment elle le quittera.
Malgré les profondes divergences qui existent entre les forces démocratiques, il nous paraît donc indispensable qu’elles s’entendent pour empêcher que le Rassemblement national n’obtienne une majorité à l’Assemblée nationale le 7 juillet. Cela implique d’éviter les triangulaires au second tour en retirant le candidat ou la candidate moins bien placés et de soutenir partout activement le candidat ou la candidate des forces démocratiques restant face au Rassemblement national. Pour accélérer la mobilisation citoyenne face au RN, ce choix devrait être affiché clairement dès maintenant, sans attendre le 30 juin, par les responsables de toutes les forces démocratiques, qu’elles appartiennent au Nouveau Front populaire, à la majorité sortante ou à la droite républicaine.
Nous mesurons combien ce choix est difficile compte tenu de l’importance des divergences qui ont opposé les uns et les autres au cours des dernières années et des fortes tensions ayant existé au sein de la société française. Mais, dans les circonstances présentes, il est indispensable de surmonter ces rancœurs et de faire preuve de responsabilité pour préserver la démocratie et la République.
Premiers signataires : Isabelle Autissier, navigatrice ; Jean-Marc Ayrault, ancien premier ministre (PS) ; Clément Beaune, ancien ministre (Renaissance) ; Laurent Berger, ex-secrétaire général de la CFDT ; Bruno Bernard, président (Ecologistes) de Lyon Métropole, Cyrielle Chatelain, députée, présidente du groupe écologiste ; Daniel Cohn-Bendit, ancien député européen (Verts) ; Michael Delafosse, maire (PS) de Montpellier ; Carole Delga, présidente (PS) de la région Occitanie ; Cécile Duflot, ancienne ministre (Verts) ; Olivier Faure, premier secrétaire du PS ; Raphaël Glucksmann, député européen (Place publique) ; Bernard Guetta, député européen (Renew) ; Pierre Hurmic, maire (Ecologistes) de Bordeaux ; Anne Hidalgo, maire (PS) de Paris ; Yannick Jadot, sénateur (Ecologistes) de Paris ; Mathieu Klein, maire (PS) de Nancy ; Philippe Martinez, ancien secrétaire général de la CGT ; Nicolas Meyer-Rossignol, maire (PS) de Rouen ; Pierre Ouzoulias, vice-président (PC) du Sénat ; Agnès Pannier-Runacher, ministre (Renaissance) ; Benoît Payan, maire (PS) de Marseille ; Barbara Pompili, ancienne ministre, présidente d’En commun ! ; Chloé Ridel, députée européenne (PS) ; Aurélien Rousseau, ancien ministre (Place publique) ; Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Benjamin Stora, historien ; Irène Théry, sociologue ; Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes ; Stéphane Travert, ancien ministre (Renaissance) ; Boris Vallaud, député, président du groupe socialiste ; Dominique Voynet, ancienne ministre (Ecologistes).
parution dans le Nouvel Obs n°3117, propos recueillis par Marie Lemonnier
Pour les 50 ans du "Rire de la Méduse", Gallimard republie le célèbre Manifeste. Il n'a rien perdu de sa force et de son actualité. Dialogue exceptionnel avec son autrice sur les "zhommes" et les femmes, Israël, l'extrême droite et le Nouveau Front populaire
Femme, chat, source vive, arbre de connaissance, souffle et feu,Hélène Cixous est tout cela (bien plus). Figure du féminisme adulée à l'étranger, l'écrivaine et dramaturge nous a reçue chez elle, à Paris, une de ses filles félines alanguie sur la table. Le temps est sorti de ses gonds et personne ne va bien, Cixous le dit peut-être mieux que nul autre. Du monde des archives au présent futur, elle nous fait traverser le temps.
« Le Rire de la Méduse » a fait le tour du monde. Le voici réédité par les éditions Gallimard pour ses 50 ans. Ce texte à la fois politique, théorique et poétique a inauguré une nouvelle façon d'aborder la question « féminine ». Quel était son contexte d'écriture ?
Le texte, lui, n'a pas cinquante ans, il n'a pas d'âge. Al'époque, mon amie Catherine Clément me demande de contribuer à un numéro de la revue « l'Arc » sur Simone de Beauvoir.Mais je n'ai rien à dire sur Beauvoir. Socialement, politiquement, dans son écriture même,elle appartenait aumondephallocratique.Moi, ce qui me fascinait, c'était les suffragettes en Angleterre ou Louise Michel, des femmes qui ont payé de leur personne, de leur âme, capables d'engagement, d'une force et d'une indépendance admirables.
J'ai donc écrit ce que je souhaitais en ce moment même. Nous avancions dans un climat universitaire et intellectuel où il n'y avait pour ainsi dire aucune femme et où penser en étant soi-même était extrêmement ardu face aux bastions de la masculinité la plus intense. Le monde était à ceux que j'appelais les « zhommes-zhommes » - car il y avait une minorité « non zhomme », non hostile, le monde-poète mais sans pouvoir. Le monde de l'ennemi perpétuel, aveugle, méconnaissant, méprisant, le monomonde, l'egomonde auquel je me heurtais si souvent. A partir de 1960, je découvre avec stupéfaction où en sont mes amies les femmes, les obstacles que toutes rencontraient, le soulèvement étouffé, la culture rabougrie, le génie captif. Et la vie amoureuse, menacée de tabous et de grossesses non désirées. Ce qui me faisait - ou ne me faisait pas - était différent de ce que j'apercevais chez mes contemporaines.
D'où tenez-vous cette « différence » ?
Demon héritage. Je suis née en 1937 en Algérie. Ma mère était sans le savoir d'une modernité absolue. Une femme de culture juive allemande, échappée du nazisme, jeune veuve, elle fait des études de sage-femme. Quand j'ai 14 ans elle me fait découvrir à l'hôpital mon premier accouchement, et j'entre avec elle dans le dur et superbe monde des femmes.Tout est combat sans armes. L'histoire et la vie des femmes, voir unef emme « en travail », la violence stupide des hommes. Mais mon expérience algérienne était marquée d'abord par l'enchevêtrement des racismes, antisémitismes, haineux colonialismes, je pensais que ma vie serait une lutte contre ces monstruosités guerrières. C'est en atterrissant en France inconnue, à 18 ans, que je me suis dit soudain : il y aune lutte principale. La lutte des luttes, c'est le sort des donneuses de vie, les femmes. Et que faire?
« Je parlerai de l'écriture féminine : de ce qu'elle fera. Il faut que la femme s'écrive […] » Ainsi s'ouvre « le Rire de la Méduse ». Vous dites que ce texte est un « cri » et qu'on ne crie en littérature qu'une fois.
Le cri, c'est une sorte d'accouchement, non ? Je me suis levée et j'ai crié, j'ai écrit ce que je pensais à un moment où cela ne se faisait pas. Il fallait hurler « assez ! ». A nous de rire. A nous d'éc-rire. Parce que l'écriture est le moyen d'investigation le plus intime et l'outil de libération le plus puissant, le plus économique que les femmes aient à leur disposition. Mais il ne s'agit pas seulement de faire des déclarations, il faut de la création, il faut inventer aussi bien le sexe que le texte.
Vous avez justement cette phrase incroyable, subversive : « On va leur montrer nos sextes ! »
Le corps est notre auteur. Après tout, avec quoi on sent, avec quoi on pense, avec quoi on lit, avec quoi on écrit, avec quoi on jouit, avec quoi on souffre ? Parler de la sexualité ouvertement, jouer avec les mots « sexe » et « texte », c'est peut-être ça qui a d'abord heurté en France.Par chance, c'est un signifiant facile à traduire. Et ce moment de cri a eu des suites inattendues, comme une sorte de fil de feu qui s'est allumé partout dans le monde. Ça a tout de suite été reçu par les Américaines qui, dans ces années 1970, étaient très en avance sur la France où le MLF était encore marginalisé. J'étais formée par les Etats-Unis où j'étais allée dans les années 1960 pour travailler sur les manuscrits de James Joyce. Ces armées de militantes avaient des mots d'ordre très simples : « Nos corps, nous-mêmes. »
Ce que vous appelez « l'écriture féminine » a parfois été entendu comme un concept biologisant, essentialisant. Il ne s'agit pourtant pas pour vous d'un style propre aux femmes ?
Pas du tout. Le féminin est une couleur parmi d'autres dans la gamme des peintures que peuvent utiliser les artistes. « Féminine » avec guillemets. Féminine comme arc-en-ciel, comme l'air l'eau le feu « Féminin » comme Shakespeare. Plus un artiste ou un poète est grand, plus est développée en lui sa part de « féminité ». Mais on pourrait aussi bien parler de la part animale, et de tout ce qui nous permet de toucher l'autre en nous. Revenons à nos sources mythologiques, aux mondes polythéistes où le poétique a une puissance extraordinaire, place est faite à la métamorphose, à la mutation, à l'altération, aux mélanges. Toutes les déités sont métissées, hybrides, on passe d'une espèce dans l'autre, on est d'ailleurs plusieurs espèces, il n'y a pas d'humains purs. L'humain est tout aussi animal, végétal. C'est tellement fort et beau. La Méduse est la queen des queers. Mais « on » ne sait pas la lire. Une lecture mâle oublie même qu'elle est la victime. La Méduse est décapitée par Persée. C'est une façon de se débarrasser de la tête des femmes. Surtout, il ne faut pas qu'elles pensent. Un corps, oui, mais un corps violable. Mais la tête, non. Et dans le récit, on, l'homme, la tue enceinte, elle et sa descendance. Alors son sang jaillit et de ce sang surgit Pégase, le merveilleux cheval magique. Méduse pégase.
Que signifie son rire ?
Qu'elle se fiche de vos craintes et se moque de vos tremblements virils, que c'est le rire des femmes encore et en corps, l'ironie. C'est la langue qui rit aussi, et si on l'entendait rire, elle nous en dirait beaucoup. Elle nous en rirait beaucoup.
Cinquante ans plus tard, où en sont les femmes ?
Bien des pas ont été faits, bien sûr. En France, la loi sur l'avortement a complètement modifié la vie des femmes. Mais à l'échelle mondiale, elles restent otages des lois qui sont faites par les hommes contre elles. S'il y a des mouvements comme #MeToo, c'est parce que cela n'a pas fondamentalement bougé. Il y a eu des évolutions, mais pas la révolution. La misogynie est toujours là, elle change seulement de masque. La prise de conscience de ce qu'est la virilité, le masculin, la sexualité, ce travail les zhommes-zhommes ne l'ont toujours pas fait.
Je vois un nouveau réveil des mots comme le « féminicide », qui avaient cours dans le monde du MLF animé par Antoinette Fouque. Voilà des analyses et des violences qui ont été recouvertes et qui ont mis cinquante ans à resurgir.C'est sidérant. Combien de temps durera #MeToo ? Faudra-t-il attendre cent ans pour mitrailler de nouveau?
« Ces temps-ci l'air est plein d'algues, on étouffe et on ne rit pas beaucoup », écriviez-vous en 2003 dans l'introduction de « la Méduse ». Comment respirer quand le monde s'embrase et que l'extrême droite est aux portes du pouvoir ?
Comme on est seul quand l'Oubli a fait la conquête de l'Histoire. Beaucoup de gens le sentent, la guerre s'est réintroduite dans les esprits. On avait déjà vécu de grands bouleversements avec le Covid et les confinements, mais la guerre en Ukraine a réveillé en nous cette horreur. S'est ajoutée depuis le 7 octobre une guerre qui était latente et maintenant purulente. Israël et la Palestine, depuis les débuts, c'est une succession de douleurs, d'enragements et d'injustices jumelles, de haines fratricides, de malentendus meurtriers, c'est la tragédie même. 1948, c'est une fête qui contient une défaite. On s'assassine soi-même, on choisit la mauvaise solution. Netanyahou demande toujours la tête de Rabin. On n'arrive pas à soigner. La Paix, c'est la Méduse. La guerre, c'est la rage qui ne lâche pas ses morts. Je n'ai pas vécu cette attaque terroriste du Hamas comme une « reviviscence » de l'Holocauste, dont beaucoup parlent aujourd'hui. Ce qui est sans doute semblable, c'est la fragilisation de l'âme. Des millions d'Israéliens ont vécu un éclatement de l'intérieur, des organes, du coeur. Ils souffrent de traumatisme. Ce sont des souffrances redoutables, mortelles. Les Palestiniens sont livrés à un déferlement de vengeance délirante. De toutes parts est libérée la cruauté qui désespère.Que faire? Encore une fois, opposer résister à se résigner. Entretenir l'Amitié, espérer en l'humanité à venir. Lire, écrire, dire non à la mort. Je me répète? Je répète à la vie.
Comment observez-vous le soulèvement des campus américains et des étudiants français (Sciences-Po) contre la riposte d'Israël ?
En tant qu'universitaire, je serai nécessairement du côté des étudiants. Cela ne veut pas dire que je serai d'accord avec leur vision « il y a des colonisateurs et des colonisés », trop simplificatrice. C'est plus compliqué que cela : les colonisateurs, dans le cas d'Israël, sont d'anciens colonisés qui ne sont pas guéris de la colonisation, ils reproduisent une destruction qui leur a été infligée. Cette mémoire traumatisée, qui a donné sens à Israël malgré les conditions dans lesquelles ce pays a été créé « pour la vie » ou à cause de ces conditions, ce sont des traces de longs malheurs que les jeunes ignorent et que nous avons le devoir de leur relater. Mais aujourd'hui, on a dépassé le stade du droit pour Israël de se défendre. Les Israéliens se défendent de travers, ils sont auto-immunitaires et se font le plus de mal possible. Ce gouvernement Netanyahou est une horreur, ils ont activé eux-mêmes le Hamas, c'està-dire la partie la plus violente et la plus dangereuse de la résistance palestinienne en général, en empêchant les Palestiniens avec lesquels on aurait pu imaginer un avenir. Ces jours-ci, on ne voit plus d'issue. Tout est trahi et tous souffrent. J'ai mal aux justes.
L'Histoire se joue de nous. Et voilà qu'aujourd'hui, tout mon souci se porte sur l'incendie qu'on a mis à la France notre radeau, et par conséquent à l'Europe, et par conséquent à l'Ukraine, et par conséquent
Cet incendie, c'est la victoire de l'extrême droite aux élections européennes et, depuis la dissolution, la crainte que celle-ci arrive au pouvoir en France. Que pensez-vous de cette tentative de Nouveau Front populaire pour le contrer ?
Elle est nécessaire, elle est une réponse honorable à la menace de mort. Elle me rassure aussi sur l'existence d'une sensibilité et d'un esprit de solidarité de la part d'un peuple (le peuple de gauche comme on dit) dont nous pouvions craindre qu'il ne soit guidé par les ressentiments ou le besoin de choisir l'antipathie plutôt que le combat pour une cause respectable.
Pour moi c'est une raison d'espérer, même si c'est avec prudence.
Je crois à ce qu'on appelle « la gauche », à l'existence de ce qu'on appelle « nos valeurs républicaines », à l'héritage du rêve de la Résistance. On rengaine les poignards, au moins pendant un temps, donc tout n'est pas perdu. On se détestera les uns les autres plus tard, quand on aura sauvé l'amour de l'humanité.
Des voix se font néanmoins entendre qui refusent l'alliance avec La France insoumise. Estimez-vous justifiée, ou suicidaire, cette mise en équivalence de la gauche dite radicale avec un parti lepéniste qui parlait hier de l'extermination des juifs comme d'un « détail de l'histoire » ?
Je ne sais pas si c'est seulement suicidaire. Je pense que c'est révélateur du vrai visage de ceux dont ces jours-ci les masques tombent. Ils ont donc des traits communs avec la formation lepéniste. Ils auront préféré apporter leur aide à l'extrême droite.
Il est temps pour nous de le savoir.
publié dans Le Monde, le 18 juin 2024
On raconte que Néron contemplait Rome en flammes en récitant des vers et en jouant de la lyre. Emmanuel Macron sourit-il ces jours-ci en regardant notre pays s’enfoncer dans la crise ? Est-il fier et satisfait d’avoir joué le destin de la France aux dés alors que rien d’autre que son orgueil blessé ne l’obligeait à dissoudre l’Assemblée nationale ?
Nous n’en savons rien et cela n’a plus d’importance, au fond. Nous savons que nous sommes présidés par un adolescent qui s’amuse à craquer des allumettes dans une station-essence sous les vivats énamourés de trois conseillers obscurs. Et nous savons aussi que seule compte désormais l’absolue nécessité de refermer les portes de l’Enfer qu’il a ouvertes, c’est-à-dire d’empêcher la prise du pouvoir par l’extrême droite le 7 juillet, 300 députés du Rassemblement national à l’Assemblée, Jordan Bardella premier ministre, Thierry Mariani ministre des affaires étrangères, Marion Maréchal à l’éducation nationale et Eric Ciotti à l’intérieur…
Dans moins d’un mois, la France peut être gouvernée par la famille Le Pen et ses affidés. Que signifie cette phrase qui peine encore à faire sens lorsqu’on la prononce ? Elle signifie que la principale puissance militaire du continent sera dirigée par des petits télégraphistes du Kremlin. Elle signifie la déconstruction méthodique du projet européen et la remise en cause de l’Etat de droit (la promesse est déjà faite de « marcher » sur le Conseil constitutionnel). Elle signifie la privatisation du service public de l’audiovisuel (soyons clairs : sa vente à Vincent Bolloré) et le tri des malades à l’hôpital avec la fin de l’Aide médicale d’Etat…
Dans un moment de bascule aussi fondamental, le premier devoir d’un politique est un devoir de vérité. Feindre de se réjouir de la « parole rendue au peuple » ou faire croire que l’union des gauches montée à la hâte pour résister au pire est un mariage d’amour, ce serait mentir. Non, l’heure n’est pas à la fête, mais à la responsabilité.
Je comprends le trouble de nombreux électeurs qui ont voté le 9 juin pour la voie sociale-démocrate, écologiste et pro-européenne que j’ai ouverte pendant la campagne des européennes. Je les croise dans la rue et je lis leurs lettres. Mais lorsque l’extrême droite est aux portes du pouvoir, hiérarchiser les périls devient une obligation. Et qui peut décemment croire que la principale menace sur la République vient d’une France insoumise divisée et diluée dans une large coalition électorale dont elle n’a pas la maîtrise quand le Rassemblement national seul peut conquérir la majorité absolue à l’Assemblée dans moins de trois semaines ?
Dans aucune autre démocratie européenne nous n’aurions eu à faire face à une telle situation : un fait du prince ouvrant la voie à une campagne de vingt jours avec un système électoral (le scrutin majoritaire à deux tours) réduisant de facto l’expression du pluralisme. Nous avions littéralement cinq jours pour tout organiser et il était de notre responsabilité de forger cette large unité d’action contre l’extrême droite en imposant nos conditions sur le soutien à la construction européenne, les livraisons d’armes à l’Ukraine, la nature terroriste des attaques du 7 octobre 2023, la lutte contre l’antisémitisme ou le rejet de la brutalisation de la vie politique.
Nous avons bataillé sans relâche pour faire en sorte que le Nouveau Front Populaire ne soit pas une Nupes 2 et il est clair cette fois aux yeux de tous, y compris les siens, que Jean-Luc Mélenchon ne sera pas premier ministre. Il est clair aussi que la ligne dominante n’est plus la sienne. Alors oui, les purges sont insupportables, oui, des candidats « insoumis » ont franchi les limites de l’acceptable, oui la gauche doit affronter ses démons, les fractures qui la minent et les violents qui la salissent. Nous les affronterons.
Les leçons de morale sont tout sauf morales si elles conduisent à consentir au triomphe du pire. La seule morale qui doit nous guider ces jours-ci est celle de l’extrême urgence. Elle suppose de fonder ses choix sur une analyse clinique de la situation. Le macronisme est mort ce 9 juin 2024. Il n’a ni la force ni la légitimité pour faire barrage. Seule la gauche peut être la digue dont la démocratie française a tant besoin, à condition que nous soyons responsables pour tous les autres et que nous appelions au second tour à voter pour chaque candidat républicain faisant face au RN.
Forts de notre score aux élections européennes, fidèles à l’espérance que nous avons fait naître, nous lutterons pour qu’émerge de ce chaos un nouvel espace démocrate, écologiste et humaniste dans notre pays. Sans ciller, ni céder sur rien. J’y consacrerai toute mon énergie dans les semaines, les mois, les années qui viennent.
Mais d’abord, il y a l’urgence. D’abord, nous devons empêcher la France de sombrer dans l’abîme dans quelques jours. D’abord je ferai campagne sans pause pour que le Rassemblement national ne dirige pas notre nation le 7 juillet 2024. Voilà la mère de toutes les batailles, le combat qui rend possible tous les autres. Il reste peu de temps, très peu de temps et l’Histoire nous regarde.
par Anne Diatkine, publié dans Libération le 12 juin 2024
Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Ou fait que nous n’aurions pas dû faire ? On pensait qu’on avait trois ans pour y réfléchir et soudain, ce geste du président de la République – ce geste d’adolescent gâté, plein de fureur, de frustration et d’hubris – et nous n’avons plus que trois semaines. Aucune organisation sensée, aucune réflexion n’est possible. Emmanuel Macron aurait pu dire : « Je dissous le premier septembre ». Non ! Il veut punir. Il déverse un bidon d’essence sur le feu qui, déjà, couvait. Il met le feu à notre maison, à notre pays, à la France. Et il regarde tout le monde s’agiter pour sauver quelques meubles, quelques souvenirs, des photos. Je crains que, quelles que soient les paroles qui me viennent aujourd’hui, elles ne soient qu’un cri d’effroi devant la catastrophe qui s’avance vers nous. Une catastrophe politique, sociale, symbolique et, pour certains d’entre nous, pour les artistes entre autres, morale.
Oui, nous allons nous trouver très vite, immédiatement peut-être, devant un dilemme moral : que ferons-nous lorsque nous aurons un ministère de la Culture RN, un ministère de l’Education nationale RN, un ministère de la Santé RN ? Un ministère de l’Intérieur RN ? Je ne parle pas de l’incompétence probable, que je mets à part. Je parle du moment où nous risquons de devenir des collaborateurs. Oui, à quel moment doit-on cesser de faire du théâtre sous un gouvernement RN ? Jusqu’où fait-on semblant de ne pas voir la détérioration des libertés et des solidarités ? Jusqu’à quand ?
Concrètement, à quel moment la démocratie est-elle subrepticement, puis notoirement, attaquée ? Que fait-on à la première loi qui passe et qui restreint arbitrairement les libertés ? A quel moment j’arrête ? Quand décide-t-on de fermer le Soleil ? Ou, au contraire, va-t-on se raconter qu’on résiste de l’intérieur ?
Les loups qui s’approchent joueront les renards. Ils peuvent aussi nous gâter, nous flatter, nous financer. Avant de nous assujettir et de nous déshonorer. Ces questions me hantent. Je ne veux pas être un personnage de la pièce que nous avons joué en 1979, Mephisto, d’après Klaus Mann.
Lorsque je parle ainsi, c’est parce que, les RN, je les vois déjà aux manettes, en raison du bref laps de temps qui demeure pour empêcher leur arrivée. J’attends de lire le programme de ce Front dit “populaire”. Je l’espère de mes vœux, je le souhaite le plus large possible, sinon, ce n’est pas un front.
Je ne pourrai accepter ce qui ne serait qu’un nouveau masque de certains leaders de cette Nupes qui nous a fait tant de mal, car la politique ne doit pas être que tactique cynique au service de convictions plus brutales que sincères. Elle doit se fonder sur la vérité et l’amour de l’humanité.
J’ai 85 ans et j’ai grandi avec cette certitude partagée par ma génération, qu’on allait vers le mieux, grâce notamment au programme du Conseil national de la Résistance. La situation actuelle était donc, pour moi, inenvisageable, jusqu’en 2002, quand, pour la première fois, le FN est arrivé au second tour de l’élection présidentielle. Depuis, c’est ma hantise.
Macron est bien trop petit pour porter, à lui seul, la totalité du désastre. Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds. On a insulté un gros tiers de la France par manque d’imagination. L’imagination, c’est ce qui permet de se mettre à la place de l’Autre. Sans imagination, pas de compassion.
Il n’y avait autrefois aucun professeur qui votait FN. Comment se fait-il qu’il y en ait aujourd’hui ? Et tant d’autres fonctionnaires, si dévoués pourtant à la chose publique, qui votent RN, chaque fois davantage ? Aujourd’hui, je ne suis pas certaine qu’une prise de parole collective des artistes soit utile ou productive. Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. J’en suis là. Une réflexion très sombre, incertaine et mouvante.
Heureusement, nous, nous avons le public, et moi, j’ai la troupe. Heureusement, mon dieu, que je les ai, à mes côtés. Il y a de la bienveillance, de l’amour, de l’amitié, de l’estime, de la confiance. Avec ça, on résistera.