Tribune parue dans le Monde
L’écrivain espagnol fustige, dans une tribune au « Monde », le repli sur soi qui nous a fait perdre de vue ce qu’est l’Union européenne : « la région du monde où, malgré tout, les citoyens jouissent de droits tangibles qui n’existent nulle part ailleurs ».
Je me rappelle quand je n’étais pas européen. Je me rappelle m’être senti enfermé dans un pays qui semblait en marge du monde ; avoir senti que j’étais né avec une malchance ou un handicap qui n’existaient pas au-delà de la frontière nord de mon pays ; avoir désiré comme un rêve chimérique ce qui, de l’autre côté de cette frontière et tout du long d’un continent, était la vie normale : la liberté de se déplacer ici et là, de lire ce qu’on avait envie, et de voir des films, de choisir même ses représentants politiques et de leur demander des comptes sur leur action.
Je me rappelle avoir vécu une délégation de vie, une vie hypothétique qui n’était pas là où je vivais mais loin, toujours très loin, dans les pays où l’on publiait le plus normalement du monde les livres qui nous étaient interdits, où dans les rues pouvaient flotter au vent des banderoles et des drapeaux, ce qui, dans mon pays, aurait conduit en prison celui qui aurait osé les brandir.
Je me rappelle avoir atteint pour la première fois la frontière française à bord d’un train de nuit, être descendu du train dans l’obscurité et le froid, avoir présenté mon passeport, le premier que j’utilisais dans ma vie, avoir attendu, un peu effrayé, tandis que le gendarme l’examinait et m’observait, moi.
Bien des années après, en direction de Perpignan, dans un train qui ne s’arrêtait plus à la frontière, je me suis rappelé ce premier voyage que j’ai fait, en voyant fugacement par la fenêtre le nom de la gare, Portbou. Mais mon souvenir personnel se trouvait presque effacé par l’éloignement du temps et parce qu’une autre image, bien plus puissante, s’y superposait, un autre souvenir, qui m’est presque aussi personnel bien qu’il n’appartienne pas littéralement à ma vie, celui de Walter Benjamin, qui mit fin à la sienne dans cette même bourgade. Le gendarme qui examinait mon passeport m’avait regardé avec l’arrogance instinctive de celui qui possède une dose minime, mais substantielle, de pouvoir, celui d’ouvrir ou de fermer une frontière. C’est cette frontière fermée et la peur d’être livré à la Gestapo qui poussèrent Walter Benjamin à s’ôter la vie justement là, à cet endroit.
Les frontières tuent. Les frontières de l’Europe tenaient les jeunes Espagnols de ma génération à l’écart de la liberté qui bouillonnait au cœur du continent. Les frontières qui aujourd’hui n’existent plus et que nous traversons à toute vitesse sans y prêter attention, à moins de nous fixer un moment sur un nom qui éclaire comme une étincelle la mémoire, pourraient être rétablies, avec leur terrible décor de barrières, de barbelés et de miradors.
Et voilà que certains pays d’Europe les érigent déjà. Frontières exigées et revendiquées par les démagogues qui, l’un après l’autre, remportent les élections dans le monde, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Benyamin Nétanyahou.
Et alors même qu’on se croyait autorisés à les oublier, et à ne pas rappeler leur existence, si proche, à nos enfants qui ne les ont pas connues, voilà que les frontières menacent à nouveau de se dresser, les frontières physiques et les autres, celles que l’Europe s’était efforcée d’abolir peu à peu après la grande apocalypse achevée en 1945.
Il est urgent d’en parler, de s’en souvenir. Nous, les Européens, avons vécu anesthésiés par la complaisance, par l’indifférence. Nous avons toléré que notre conquête prodigieuse se transforme en une normalité bureaucratique et étrangère ; que l’on oublie que notre monde actuel, marqué surtout, pour beaucoup de gens, par le désœuvrement ou par des plaintes, est construit sur un champ de ruines, sur une fosse commune de dizaines de millions de morts.
Nous avons vécu tellement repliés sur nous-mêmes que nous n’avons pas pris la peine de nous pencher sur la réalité du monde au-delà de cette Union européenne qui n’inspire plus d’enthousiasme, ni même d’attachement, à pratiquement aucun de ses citoyens.
« De façon imparfaite, sans doute, l’Union européenne est la seule institution politique qui défende les principes universels de légalité et de liberté sur la scène mondiale »
Beaucoup de nos jeunes, de nos travailleurs et de nos chômeurs se plaignent à juste titre des injustices qui ont cours en Europe, des inégalités croissantes, de la disparition d’un horizon d’espoir, fût-il modeste. Mais nous n’avons pas su expliquer, nous qui avons un tant soit peu de connaissances sur le monde, que cette Europe si marquée par les injustices est aussi la région du monde où il y a le plus de protection sociale et où, malgré tout, les citoyens jouissent de droits tangibles qui n’existent nulle part ailleurs.
L’Union européenne est un champ clos d’éducation publique, de santé publique, de transports publics, de villes habitables, dans un monde où les personnes se trouvent de plus en plus démunies et soumises à la cruauté d’un capitalisme qui ne vise que le bénéfice immédiat des plus riches.
Aux Etats-Unis, en Chine, en Russie, le pouvoir politique et les oligarchies économiques qui le soutiennent et le contrôlent s’évertuent en toute impudence à réduire les libertés personnelles au nom de la sécurité, à casser le droit du travail, à piller les ressources naturelles, à exercer des hégémonies internationales despotiques sans aucun respect pour les droits de l’homme ou la protection de l’environnement.
De façon imparfaite, sans doute, malgré de terribles carences et de très graves erreurs, l’Union européenne est la seule institution politique qui défende les principes universels de légalité et de liberté sur la scène mondiale. Elle est la seule à affronter avec autant de détermination, et une relative efficacité, les redoutables monopoles de la technologie. La Russie et la Chine sont aussi indifférentes aux libertés personnelles qu’à l’autorité de la loi démocratique. Le système politique des Etats-Unis n’est plus qu’un appendice des intérêts des personnes et des entreprises les plus riches du monde.
Il n’est d’espoir aussi solide que l’Europe. C’est pourquoi il est si urgent de se dresser pour la défendre. C’est pourquoi des intérêts politiques et économiques s’acharnent à la démanteler. Je me rappelle fort bien, lorsque je vivais aux Etats-Unis durant les années de crise en Espagne, la joie avec laquelle de nombreux économistes américains prédisaient l’effondrement immédiat de l’euro.
Je me rappelle avoir découvert véritablement aux Etats-Unis ce que je n’aurais peut-être pas su voir si je n’avais été là-bas : la valeur de mon identité européenne. Il ne s’agissait pas là d’une adhésion abstraite, mais d’une attitude radicale, immédiate, fondée sur des éléments aussi tangibles que l’éducation publique, la santé universelle, le rejet de la torture et de la peine de mort.
Je suis européen parce que m’importent la liberté tout autant que la justice, parce que j’aime partager plusieurs identités, parce que je défends passionnément la raison et crois à la compatibilité de l’intransigeance et de la modération : l’intransigeance qui ne tolère ni censure, ni abus, ni injustice ; la modération qui sait que les choses sont difficiles à résoudre et requièrent patience et longueur de temps, et qu’il n’y a pas de paradis terrestres, et qu’ils ne sont même pas souhaitables.
Les défenseurs des frontières, les démagogues du patriotisme borné et de la xénophobie sont efficaces parce qu’ils savent user du langage de la passion. Mais il existe des façons lucides d’être passionné ; on peut défendre le discernement et la raison avec la même ferveur qu’on met à exercer la démagogie et à signaler des ennemis. Je sais que c’est une tâche très difficile. Actuellement, peut-être plus que jamais, le cri a plus d’efficacité que la parole sereine, et le mensonge irresponsable brille plus que l’information nuancée, ou qu’une réflexion de bon sens, qui sera toujours teintée d’incertitude.
Mais il ne reste pas d’autre solution que la passion. Nous savons maintenant que les frontières peuvent à nouveau se dresser, et que les sinistres fantômes qui ravagèrent l’Europe la menacent à nouveau ouvertement, même depuis l’intérieur, avec une telle indécence qu’elle nous semble invraisemblable. Il faut défendre la raison avec davantage de véhémence, maintenant que l’irrationnel est devenu acceptable, banal. Nous qui, dans notre jeunesse, avons vécu l’idée de l’Europe comme un rêve à la fois chimérique et concret avons le devoir de retrouver notre ancien enthousiasme pour le propager dans le temps présent, pour en faire un vaste mouvement politique d’émancipation, d’égalité, d’internationalisme.
Antonio Muñoz Molin, Le Monde, 4 mai 201
Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan
Antonio Muñoz Molina est écrivain. Né en 1956 à Ubeda (Andalousie), il est l’auteur d’une vingtaine de livres – de romans pour la plupart et d’essais – dont bon nombre ont été récompensés de prix prestigieux tant en Espagne qu’à l’étranger. Tels Le Royaume des voix (prix Planeta 1991 et Prix national de littérature 1992, Actes Sud, 1993), Pleine lune (Seuil, prix Femina étranger, 1998) ou encore Comme l’ombre qui s’en va (Seuil, 2016). Il est également l’auteur de l’essai Tout ce qu’on croyait solide (Seuil, 2013) sur la démocratie en Europe. En 2013, il a reçu le prix Jérusalem et le prix Prince des Asturies pour l’ensemble de son œuvre.