Le 19 janvier 1972
Boulogne-Billancourt, 19 janvier 1972. Le Théâtre du Soleil présente une courte pièce de 4 mn devant les usines Renault. Quelques jours plus tôt, le 15 janvier, la révolte a éclaté dans la prison de Nancy. Des causes de la révolte, les militants du GIP (Groupe d'information sur les prisons) veulent à présent interroger les causes de la détention, la plupart des mutins de Nancy étant emprisonnés pour des délits d'origines économiques. Durant la fin janvier et le début de février, plusieurs interventions ont lieu aux portes de Renault, lançant le débat chez les ouvriers sur la justice, les licenciements.
Dans cette archive muette tournée en super 8 par Gilles Millinaire, seule trace de cette performance d'agit prop, on peut y voir le Théâtre du Soleil de 1789 à l'œuvre, et voir ou entrevoir, parfois furtivement : Jean-François Labouverie, Betty Coursan, Serge Coursan, Marc Godard, Georges Bonnaud, Gérard Hardy, Sophie Moscoso, Roberto Moscoso, Anne Demeyer, Myrrha Donzenac, Ariane Mnouchkine, Philippe Hottier, Lucia Bensasson, Jean-Claude Penchenat, Geneviève Rey-Penchenat, et Josephine Derenne. Le court spectacle ne sera joué que très rarement dans son entièreté, dit-on, empêché à chaque tentative par les forces de l'ordre.
↑↓ Georges Bonnaud haranguant les ouvriers de l'usine Renault © Archives G. Bonnaud | Théâtre du Soleil
".../... Nous nous sommes rendus très disponibles aux sollicitations exterieures. Ainsi nous sommes intervenus dans une lutte, celle menée par le GIP. Au début décembre de cette année-là, trois révoltes successives à la prison de Toul avaient brisé le silence du régime pénitenciaire, et Michel Foucault, avec des militants du GIP, vint nous proposer de monter un petit spectacle d'intervention sur le thème "Qui vole un œuf va en prison, qui vole un bœuf va au Palais-Bourbon". Cette comptine subversive, en référence à l'affaire Rives-Henry, député, se passait de bouche à oreille et souvent à pleine voix de cellule en cellule dans l'espace carcéral.
Le GIP nous proposa de jouer ce spectacle devant la grande porte de la prison de la Santé, au matin du 1er janvier 1972, pour que les parents et amis des prisonniers, venant leur rendre visite, témoignent à l'interieur de cette solidarité extèrieure. Normalement les visiteurs stationnent devant la porte close une bonne demi-heure avant qu'elle ne s'ouvre, mais, ce jour-là, comme par enchantement, la porte s'ouvrait à chaque visiteur et se refermait aussitôt. De plus à l'angle de la rue de la Santé et de la rue Nordman, deux paniers à salade semblaient nous attendre ! Nous étions cinq comédiens en costume : deux flics, un juge, deux accusés du peuple et un bourgeois député dans une Land-Rover, prêts à sauter dans la rue pour jouer. Sur le conseil de Michel Foucalut, qui observait la rue, nous y restâmes et notre véhicule ne put que remonter la rue deserte.
Le 15 janvier, c'était la révolte de la prison Charles III de Nancy, les insurgés résistèrent aux gardes mobiles de 8h à 13h. Le 19 janvier, appelés par le Comité de lutte Renault, nous sommes allés, avec des militants du Secours rouge et du GIP jouer "Qui vole un œuf..." sur la place Jules Guesde, à la sortie des P1 et P2. Là nous jouons deux fois, des militants vendent "La Cause du peuple" - J'accuse" special 19 janvier qui titre :" Les prisonniers insurgés nous appellent !" Une victoire politique : du désespoir individuel à la révolte collective !" Le débat qui s'en suit est contradictoire, et certains nous répondent :"Qui vole un œuf, vole un bœuf !". Nous allons ensuite jouer trois fois à la sortie des O.S. une heure plus tard, porte Émile Zola. Là, le public est très chaleureux, il sait qui va en prison, pourquoi et comment.
En février, six détenus sur les trois cents rebelles de Nancy sont inculpés. "Ils passent en procès devant le tribunal de Nancy le 8 juin, inculpés au nom de la loi anti-casseur, ils ont tous les six entre vingt et vingt-six ans. Leurs défenseurs : Maitre Naud et Leclerc. Témoigneront pour eux : des détenus et des anciens détenus de plusieurs prisons, un ouvrier syndicaliste, des membres du GIP et de l'association de Sauvegarde des droits des emprisonnés et de leurs familles. Les inculpés sont décidés à faire le procès de la prison..." Texte du dossier-tract établi par le GIP."
Extrait de "Chronique de l'illusion efficace (1968-1980)" par Georges Bonnaud. Le Théâtre d'intervention depuis 1968, tome 1, l'Âge d'homme, 1983.
"Qui vole un œuf..." lors de la 2e fête de Lutte Ouvrière, le 22 mai 1972, à Presles (Val d'Oise). Maxime Lombard (le voleur), Gilles Millinaire (le policier), Gérard Hardy (le magistrat), Philippe Hottier (le policier)
↑↓↓↓ Photos Gérard Taubman
↑↓ Georges Bonnaud, Gilles Millinaire, Gérard Hardy et Philippe Hottier ↑
Assis, à gauche et à droite, Ariane Mnouchkine et Michel Foucault lors de la 2e fête de Lutte Ouvrière.
En juin 1972, toujours avec le GIP, le Théâtre du Soleil met en scène les minutes du procès des mutins de Nancy. La pièce, dans laquelle jouent Michel Foucault, Gilles Deleuze et Ariane Mnouchkine, met en scène la justice, La Justice telle qu'on la rend. Elle est éditée dans la revue Esprit en octobre 72. Les représentations ont lieu à la Cartoucherie, après 1793. Martine Franck réalisera les photos de l'une d'entre elles. D'autres représentations se déroulèrent dans la rue, notamment à la fin du mois de juin dans une cité de la banlieue parisienne.
↑↓ Photos Martine Franck/Magnum Photos
Le procès des 6 mutins de la maison d'arrêt Charles-III mis en scène par le Théâtre du Soleil. De face, à gauche : Jean-Claude Penchenat et Ariane Mnouchkine en avocate. À la table, George Bonnaud.
Dans notre librairie : La Révolte de la prison de Nancy. Le 8 février 1971, Michel Foucault fonde, avec des intellectuels (dont Hélène Cixous), des militants, d'anciens détenus et des professionnels de l'institution judiciaire, le Groupe d'information sur les prisons (GIP). Son but est d'abord de rompre le silence qui pèse sur les lieux de détention en faisant connaître leur fonctionnement et en donnant la parole aux détenus.