Dossier réalisé par Sophie Benamon pour le magazine Premières Classics n°12 | juillet-septembre 2020 | Photos Michèle Laurent.
Philippe Caubère
« Un summum de nullité », « un déferlement de costumes, de tréteaux et de guirlandes », « ennui », « échec », « marathon », « Molière manque de vie et d’épaisseur », « Molière absent ». N’en jetez plus... Rarement film s’est pris sur la tête une telle averse de péjoratifs. Et la victime de ces assauts n’est autre que le candidat à la Palme d’or représentant la France. Quelques heures plus tôt, le pire est arrivé. Il est vingt heures ce samedi 27 mai 1978, et les journalistes, épuisés par douze jours de festival, assistent dans la petite salle Miramar à 4 h 10 de projection. « Nous arrivons juste après la fin de la première partie et nous découvrons l’attachée de presse, Arlette Gordon, livide, déjà avertie, dès l’entracte, du sort que les critiques s’apprêtent à réserver à notre film. Arrive Philippe Caubère, tout confiant, tout guilleret », se souvient Ariane Mnouchkine. Le comédien complète: « Personne n’avait le droit d’aller voir la projection de presse. J’y suis arrivé par effraction, en cachette. J’ai entendu, comme je le raconte dans Les Marches du palais (un des épisodes clés de son Roman d’un acteur, qu’il a écrit et joué sur scène), des hurlements de journalistes. Certains disaient “Bravo ”, d’autres “Nul !”, “Ouh”. La lumière s’est rallumée et je les ai vus mimer la mort de Molière en se prenant par les épaules dans les escaliers. Ariane était toute blanche et disait: “Ça va être dur.” »
Pour la réalisatrice, c’est un rêve qui s’effondre. Deux ans de travail. Pour sa première édition comme délégué général, Gilles Jacob ne s’attendait pas à ça. Il s’apprêtait à clôturer le 31eme Festival de Cannes avec Fedora de Billy Wilder et imaginait un feu d’artifice français après les sélections de Rainer Werner Fassbinder, Carlos Saura, Hal Hashby, Martin Scorsese, Alan Parker, Marco Ferreri ou Nanni Moretti. « Cannes, c’est un casino, commente placidement aujourd’hui Claude Lelouch, le producteur du film. Il faut accepter de gagner ou de perdre. À l’époque, les gens criaient, gueulaient, réagissaient. Aujourd’hui, ils sont bien rangés. Il faut se souvenir que, quelques années plus tôt, les acteurs de La Grande Bouffe s’étaient fait cracher dessus ! » Moins résignée, la réalisatrice tempère : « Cannes, c’est un peu comme Avignon, il faut un bouc émissaire, sinon ça manque à la fête. Et c’est tombé sur nous. » Pourtant, tout avait bien commencé, quatre ans plus tôt, sur cette même Croisette. Ariane Mnouchkine présentait hors compétition 1789, la captation du spectacle qui a créé un électrochoc théâtral sur toute une génération et a rassemblé plus de 200 000 spectateurs. Gilles Jacob - alors critique ciné à L’Express - vante haut et fort les mérites du film : « Cette foire du Trône - mi-Marseillaise, mi-Carrosse d'or - est un film superbe qui plairait à Renoir. » Il fait partie des rares journalistes à s’être faufilés dans la petite salle où est projeté 1789, en pleine après-midi, malgré la notoriété du producteur du film, Alexandre Mnouchkine. Ariane est, en effet, la fille d’un des plus grands nababs du cinéma français. Depuis l’après-guerre, l’homme que tout le monde appelle Sania, a produit, avec son partenaire Georges Dancigers, Jean Cocteau, Claude Lelouch, Philippe de Broca. Les grands succès de Jean-Paul Belmondo, c’est lui. Fanfan la Tulipe aussi ! Dans le métier, tout le monde respecte le patron des Films Ariane (oui, il a nommé sa compagnie de production d’après sa fille aînée).
En 1974, le Théâtre du Soleil a dix ans, cela fait dix ans que neuf amis ont signé un pacte les unissant dans une volonté de faire un théâtre populaire dans une coopérative ouvrière de production. Une belle aventure née d’une utopie collective. La troupe travaille depuis un an sur un spectacle dans la tradition de la commedia dell’arte qui raconte l’époque d’aujourd’hui : L’Âge d’or. Et cela se passe mal. « L’Âge d'or a été un spectacle magnifique mais un drame pour Ariane, explique Philippe Caubère. Elle a été malheureuse comme auteur, et même comme metteur en scène, de voir toutes ces improvisations partir dans tous les sens sans jamais pouvoir les gérer. » I.a crise est violente. « L’Âge d'or a failli avoir ma peau, notre peau, admettra-t-elle plus tard. Il y avait une grosse crise dans la troupe. On entrait dans une espèce de routine. On était devenus arrogants et méchants. »
Ariane Mnouchkine, une metteuse en scène attentive à tous les détails sur son plateau, dans un décor d'un réalisme absolu construit entièrement par Guy-Claude François.
" J’AI EU L’IDÉE D'ENTREPRENDRE MOLIÈRE
POUR SIGNIFIER CE QU’ÉTAIT LA VIE
D’UNE VRAIE TROUPE."
ARIANE MNOUCHKINE, réalisatrice
LE BILAN DU RÊVE
Face au collectif, elle veut faire le bilan du rêve : « J’ai eu l’idée d’entreprendre Molière pour signifier à tous ce qu’était la vie d’une vraie troupe. Ses bonheurs, ses désastres. Je me disais que Molière, l’homme Molière - pas le mythe Molière - avait dû vivre les mêmes difficultés que moi et que tant d’autres chefs de troupe. » Elle veut raconter ce qu’était une vie fondée sur le théâtre, l’art, l’amitié ou le manque d’amitié, l’amour, l’argent, la lassitude, l’égoïsme, l’égocentrisme, la vraie générosité, le rire... Mais surtout, avec un film, expérience inédite pour beaucoup, elle espère une remise en question complète de la troupe a travers une épreuve qu’ils surmonteront ensemble.
Le cinéma, c'est, pour Ariane mnouchkine, le moyen de revenir à l’enfance: « Mon père m’emmenait sur les plateaux pendant les vacances. » Tous les jeudis, elle allait au Studio Obligado. un cinéma de l’avenue Mac-Mahon, avaler des films américains. Sa sœur sur les genoux, elle pouvait ainsi enchaîner deux films avec l’argent de deux billets. Le cinéma, elle y a touché à ses débuts, grâce à son père encore, qui a propulsé sa voyageuse de fille, coscénariste de L’Homme de Rio, aux côtés de Jean-Paul Rappeneau, Philippe de Broca et Daniel Boulanger. De son voyage en Asie, elle rapportera également des entretiens avec les collaborateurs de Mizoguchi qu’elle publiera dans Les Cahiers du cinéma.
Ariane Mnouchkine n’est pas intimidée ni paralysée par le respect. Pour elle, Molière n’est pas un mythe, à l’inverse de Shakespeare. Elle le voit comme un homme, un chef de troupe, un amoureux, un observateur de son temps, un artiste en lutte. Elle a même le sentiment de parler « d’un égal, d’un frère humain », expliquera-t-elle plus tard. Laissant la troupe partir seule en tournée avec L’Âge d'or, elle se plonge dans la vie de son alter ego. Le Roman de Monsieur Molière de Mikhaïl Boulgakov est sa première matrice. C’est par l’époque qu’elle attaque ensuite le sommet Molière et plonge pendant de longs mois dans les archives du XVIIeme siècle de la Bibliothèque nationale. C’est là qu’elle tombe sur l’homme-oiseau, les foires, les bateleurs. Bien sûr, elle joue aussi sur la connaissance qu’a le public des pièces de Molière et pimente son récit de références explicites. Ainsi la servante Laforêt et le père ont une querelle qui n’est pas sans rappeler celle de L'Avare. Le travail collectif la nourrit aussi et elle invite ses comédiens à se renseigner sur l’époque, et lance des improvisations.
Jonathan Sutton, Philippe Caubère, et Brigitte Catillon.
M COMME MOLIÈRE
Mais qui va jouer Molière ? Peu sont dans la confidence, mais Ariane Mnouchkine envisage Patrick Dewaere dans ce rôle. « Il était au départ prévu que ce soit un acteur connu, se souvient Philippe Caubère. On ne pouvait imaginer une telle production sans un acteur connu. On parlait de Patrick Dewaere. C’était une très bonne idée mais elle cherchait à savoir comment il était dans le travail. Cela la préoccupait un peu, et à juste titre pour savoir si elle allait pouvoir le gérer.
En tout cas, je crois qu’elle pensait beaucoup à lui. » Dewaere vient de la scène, il est rompu à l’art de l’improvisation, il a fait partie d’une troupe, celle du Café de la Gare, à laquelle il demeure attaché, mais surtout il dégage sur l’écran, une intensité dingue. Alexandre Mnouchkine vient de produire un film avec lui, Adieu Poulet de Pierre Granier-Deferre, où, face au poids lourd Lino Ventura, le jeune coq s’est révélé tout à fait à l’aise. Jusqu’où a été le rapprochement entre Dewaere et Mnouchkine ? On l’ignore. Sur F comme Fairbanks, tourné début 1976, on notera la présence de nombreux comédiens du Soleil. Finalement, exit Dewaere.
Mais alors qui va jouer Molière ? « Ariane a commencé à se recentrer sur l’idée de faire jouer la troupe, y compris Molière, par sa troupe, poursuit Philippe Caubère. Cela suscitait pas mal de questions, d’espoirs. Moi, j’avais l’impression de ne pas avoir une chance d’obtenir le rôle. On a donc tous fait des essais vidéo devant Ariane et Erhard Stiefel (le créateur des masques) qui filmait. Je me souviens que, quand je suis apparu sur l’écran, j’ai vu Erhard Stiefel et Ariane faire “oh !” et se regarder. À l’époque, j’étais très beau. Après, tout cela s’est noyé. » Le comédien se rappelle encore du « choc émotionnel » le jour où, pendant la tournée anarchique de L’Âge d’or, Ariane lui annonce qu’il va tenir le rôle-titre: « C’est comme si un seau d’eau - mais pas vraiment glacée - m’était tombé sur la tête. Cela m’a fait pleurer. C’était comme une déclaration d’amour. Je n’en revenais pas même si, au fond de moi, je l’espérais sans oser le formuler. »
Cette annonce sur cette tournée où Ariane, préoccupée par la préparation de son film, a abandonné son collectif, renforce les querelles entre les individualités. « C’était assez féroce, comme dans toutes les troupes », se remémore Philippe Caubère. Le spectacle en pâtit. Paradoxalement, Ariane Mnouchkine y trouve encore une source d’inspiration pour son Molière. À travers les réunions de troupe du film, c’est l’histoire du Soleil qu’elle raconte : le contrat des fondateurs, les premiers différends, les départs, les jalousies, les histoires d’argent... Jusqu’à ce repas où Molière fait face à Madeleine Béjart et annonce vouloir une part pour son épouse avant qu ’ils se disputent des malles de vieux costumes... « Son scénario va se révéler comme un hommage à la troupe de théâtre qu’elle a su constituer et qui est en train de se déliter », analyse Béatrice Picon-Vallin dans le livre somme consacré au Théâtre du Soleil.
Serge Coursan, Maxime Lombard.
Mnouchkine ajoute aussi, sans que cela soit perceptible, des éléments de sa vie. « Je crois qu’Ariane a toujours été tentée par l’autobiographie, mais qu’elle en a toujours eu peur, commente Philippe Caubère. À travers Molière, c’était une façon de parler d’elle. » Ainsi, la réalisatrice avouera sur le commentaire du DVD - qu’elle s’arrête d’ailleurs de faire en plein film ! - que les scènes de conflits avec le père sont à l’image des désaccords qu’elle a pu avoir avec le sien, notamment au sujet d’un magnétoscope emprunté. Dans Molière, cela deviendra un fauteuil. La séquence du théâtre qui s’envole se nourrit du souvenir d’une représentation des Clowns au Festival d’Avignon où la troupe dût s’accrocher au décor - tout en jouant - pour l’empêcher d’être emporté par le mistral. C’était le 21 juillet 1969 et, dans la tête d ’Ariane, c’était presque un voyage sur la Lune. Ariane y montre aussi, de manière presque prémonitoire, l’émergence d’un auteur au sein d’une troupe de comédiens. Aujourd ’hui, forte d’une trentaine de créations, il est évident qu’Ariane Mnouchkine a fait œuvre au sein de sa troupe. Ainsi tricoté, le scénario offre une vision à la fois grandiose et intime de Molière, le contraire d’une biographie scolaire.
ENFANTS DU SOLEIL
Mais qui va financer cette fresque en deux parties, sur le mode des Enfants du Paradis, ce cinéma populaire ambitieux dont rêve Ariane ? Alexandre Mnouchkine est volontaire. « Mon père aimait beaucoup le scénario et avait envie de m’aider mais, face au monde du cinéma, le lien père fille complique tout. Il a des scrupules. Moi aussi. Il me conseille de montrer le texte à Claude Lelouch. » Mnouchkine père est, en effet, le producteur attitré de Claude Lelouch depuis 1967. Ensemble, ils viennent de faire six films dont Un homme qui me plaît (1969), Le Voyou (1970) ou L’aventure, c’est l’aventure (1972). C’est dans l’avion pour aller tourner Un autre homme, une autre chance aux États-Unis que le cinéaste aux 1000 projets découvre le scénario de ce Molière. « C’était une évidence de produire ce film, commente aujourd’hui le réalisateur, d’abord parce que j’étais très ami avec son père et que je connaissais Ariane depuis longtemps. C’était comme une sœur pour moi. Et puis, le Théâtre du Soleil ressemble étrangement au théâtre de Molière et à sa troupe. » Il contacte l’historien et scénariste Marcel Jullian, alors président fondateur d’Antenne 2. L’ancien complice d’écriture de Gérard Oury donne son accord de principe. Il n’en faut pas plus à Ariane Mnouchkine pour lancer la fabrication des décors, des costumes, et les discussions avec la troupe. Mais plus de retour de Marcel Jullian pendant deux mois. Peut-on faire confiance, doivent penser ses collaborateurs, à une femme ouvertement de gauche qui a défrayé la chronique en enterrant la culture, lors d’une manifestation contre Maurice Druon en pleine célébration du tricentenaire de la mort de Molière ? Bien décidée à ne pas attendre plus longtemps, Ariane déboule dans les locaux de la deuxième chaîne. On lui fait répondre que le contrat sera signé le lendemain. « J’ai décidé de faire un sit-in devant son bureau », raconte-t-elle bravement. La jeune femme obstinée se dit même prête à dormir sur place. Elle obtint la signature du patron précipitamment. Contre la promesse d’en faire aussi un feuilleton pour la chaîne. La RAI viendra ensuite apporter un financement complémentaire. « C’est uniquement parce que le président de la chaîne était alors Paolo Grassi (fondateur avec Giorgio Strehler, du Piccolo Teatro di Milano) qui nous aimait beaucoup ! », complète Mnouchkine. Deux hommes de lettres, de culture, à la tête des télévisions publiques de leur pays, ont permis à ce projet fou de voir le jour. Ce n’est pas un hasard. Serait-ce possible aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr.
L’homme-oiseau, Guy-Claude François
Joséphine Derenne et Phillippe Caubère
HOLLYWOOD À VINCENNES
Fort de l’accord de Jullian, la cinéaste précipite le début du tournage. L’ancienne Cartoucherie de l’armée où est installé le Théâtre du Soleil depuis 1970 devient un véritable studio de cinéma à ciel ouvert. Hollywood à Vincennes ! « L’idée était d’y reconstituer le vrai Paris de cette époque, en s’inspirant des dessins de Jacques Callot, de toutes les gravures qui existent, raconte Caubère. C’était impossible à faire dans les vieilles rues de Pézenas ou de Montpellier. On peut cacher des lampadaires, des fils électriques, mais on ne peut pas donner ce qu’on voit dans le film, c’est-à-dire des rues pleines de boue, des vraies maisons... » Guy-Claude François, le scénographe du Théâtre du Soleil, imagine des maisons mobiles, construites en grandeur nature, qu’il peut faire déplacer - à l’aide d’une gigantesque grue - afin de composer l’urbanisme d’Orléans ou de Paris. Le journaliste Jean-Pierre Lavoignat se souvient de l’ampleur du décor qu’il découvre en allant couvrir le tournage pour Première. « C’était énorme et très impressionnant; il y avait des éléments de décors partout. Ça grouillait de figurants, on pataugeait dans la boue. » Il assiste médusé au carnaval d’Orléans qui a demandé plusieurs jours de répétition, des centaines de figurants mais ne fera l’objet que d’une prise.
La réalisatrice ancre Molière dans son temps d’un point de vue physique et veut montrer la France de l’époque qui crevait de faim, la misère et les effets des guerres de Louis XIV. C’est une des très grandes forces du film quand on le revoit aujourd’hui. D’un point de vue visuel, Ariane Mnouchkine s’inspire de peintures hollandaises du XVIIeme siècle. « Cela me permettait de parler avec Bernard Zitzermann, le directeur de la photo, à Edouardo Serra et Jean-Paul Meurisse, les cadreurs, de l’image mais aussi des positions, de la manière dont les gens se tenaient. »
Au premier plan : Philippe Caubère, Lucia Benssasson, Daïna Lavarenne, Nicole Félix, Françoise Jamet.
" LE THÉÂTRE DU SOLEIL
RESSEMBLE ÉTRANGEMENT
À MOLIÈRE ET À SA TROUPE."
Claude Lelouch, Producteur
ACTEURS ET TECHNICIENS
Les comédiens de la troupe expérimentent chacun différemment ce passage devant la caméra. Certains vivent très mal de n’avoir reçu que des petits rôles. D’autres, comme Caubère, regrettent « qu’on ne passe pas du temps - comme on avait l’habitude de le faire - à répéter et à travailler ensemble avant le tournage. » La rencontre entre la troupe de théâtre et l’équipe de cinéma se passe bien. Les techniciens sont étonnés de ces comédiens couteaux suisses capable de jouer Louis XIV et de gérer les figurants, d’interpréter du Molière et de prêter main-forte à la technique. L’esprit du Soleil, c’est ça. Par amitié, Jacques Villeret et Jean Carmet viennent interpréter des bateleurs dans une scène de foire qui... sera coupée au montage.
Mais Ariane Mnouchkine s’éloigne de sa troupe inexorablement. « Elle était tellement prise par ses multiples problèmes de réalisatrice de cinéma qu’elle devait résoudre toute la journée, se souvient Caubère. Les scènes où je retrouvais l’Ariane que je connaissais, je les compte sur les doigts d'une main. Y compris la scène merveilleuse à la foire Saint Germain, où le jeune Poquelin découvre le théâtre et où, masqué, je joue le mort face a Scaramouche. On a répété deux jours, j’aurais aimé qu’on travaille comme ça tout le temps; là, j’ai retrouvé, comme dans l’improvisation devant le roi, le travail de création intime commun que j’adorai avec Ariane. Ça m’a manqué, mais c’était comme ça. » Il est un rituel auquel la troupe est en revanche conviée chaque semaine, comme une réunion de compagnie, c’est la projection des rushes.
Outre les difficultés d’argent, la réalisatrice doit âprement négocier les autorisations de tournage dans les lieux historiques. Il faut bien des chapelles et des châteaux. Les conservateurs effrayés par le débarquement d’un troupeau de figurants et de techniciens ferment plus souvent leur porte qu’ils ne l’ouvrent. Mais Françoise Giroud, brève secrétaire d’État à la Culture, intervient et l’équipe parvient notamment à jouir pendant quinze jours du Château de Versailles. Là, la cinéaste recrée les fastueuses fêtes de Louis XIV avec feux d’artifice et flambeaux. « On peut perdre un peu la tête dans ces conditions, admet Ariane Mnouchkine. C’est le privilège du cinéma. Des fontaines ont été mises en route spécialement pour nous. »
Le producteur Claude Lelouch se tient à bonne distance. Il place son premier assistant, Élie Chouraqui, à ce poste sur le film et s’efforce de laisser Ariane « faire le film qu’elle avait envie de faire ». Même si parfois, il lui en coûtait. « Le tournage de Molière a été une grande aventure, pas toujours facile, car le film demandait beaucoup de moyens. » Certaines scènes requièrent même une organisation pharaonique: elle reconnaîtra plus tard s’être parfois laissée entraîner dans sa description de la folie du Grand Siècle « C’est une chose d’écrire “ la République de Venise fit cadeau de gondoles à Louis XIV ”, ça prend trois lignes, un bout de papier. Et puis il faut le filmer, il faut faire les gondoles, les monter dans la neige, il faut tourner, sortir la caméra de la neige où elle s’est enfouie... » Alexandre Mnouchkine, lui. prend plaisir à passer sur le tournage.
Phillipe Caubère et Joséphine Derenne.
AGONIE ETHARMONIE
Un matin, à l’aube, au château des Mesnuls, le destin du film bascula. Ariane Mnouchkine avait tourné quelques jours auparavant, la scène de la mort de Molière. « On a filmé exactement ce que raconte Grimarest - dans la biographie de Molière la plus connue et la plus mensongère : Molière dans son lit qui mange le petit morceau de fromage », raconte Caubère. « Je sentais que ce n’était pas ça », explique la réalisatrice. « C’était très académique, pas à la hauteur du film, pas à la hauteur de Molière », poursuit le comédien. Donc, un matin, Ariane Mnouchkine se rend très tôt sur le décor de la prochaine scène, flashe sur l’escalier d’honneur intérieur, à balustres de pierre du château des Mesnuls et convoque les comédiens. Elle lance la musique de Purcell, King Arthur et demande à la troupe d’improviser dans l’escalier. Molière agonise, soutenu par La Grange et Gros-René du Parc, et suivi par ses comédiens en gravissant un escalier qui parait sans fin. « Là, on retrouvait ce que l’on faisait au Théâtre du Soleil, souffle l’interprète de Molière. Je me souviens que son père pleurait toutes les larmes de son corps et disait que sa fille était un génie. » La scène marquera, en effet, les esprits.
Vers la fin du tournage, les caisses sont vides. Plus personne n’est payé. « Je m’attendais tous les jours à ce qu’on m’annonce que le film s’arrête », admet Ariane Mnouchkine. Pour boucler les scènes de voyage de l’illustre Théâtre, Alexandre Mnouchkine apporte une rallonge providentielle. Les paysages du Larzac figureront la France entière à l’écran. Poussant la roulotte, dans la boue et le vent, dans l’euphorie et la fatigue, les comédiens n’imaginent pas que la fin du périple va vouloir dire bien d’autres choses pour eux.
DES CHIFFRES ET DES ÊTRES
Après plusieurs mois de montage, Molière est prêt. Il dure trois heures. De part et d’autre, c’est la déception. « Le film avait été filmé avec la durée, le tempo, d’un film russe et on voulait en faire un film américain, se souvient Philippe Caubère. Cela ne fonctionnait pas. C’est pour cela que les producteurs ont encouragé Ariane à refaire son montage et en faire un film de 4 heures. » C’est sans générique, la veille de la projection, qu’elle débarque avec la copie finale au Festival de Cannes. Que s’est-il passé pour que le vent tourne ainsi contre le film ? D’abord, tels les Français qui se font tous sélectionneurs lors des coupes du monde de foot, les journalistes se sont tous réveillés « moliéristes » du jour au lendemain. Et chacun y est allé de son regret sur tel ou tel aspect non traité de la vie de Molière. « Ils étaient très furieux de ne pas voir Molière manger son petit bout de fromage », se souvient Philippe Caubère. D’autres auraient aimé le voir au lycée Louis-le-Grand ou créant vers après vers les chefs-d’œuvre de sa carrière. Première est alors un des rares médias à soutenir « cette grande fresque populaire, émouvante, intelligente et belle » qu’elle regrette de ne voir figurer au palmarès.
L’attente, il est vrai, était haute. Le premier grand projet sur LE dramaturge français a été vendu par les producteurs comme un achèvement à la Cecil B. DeMille à classer dans la lignée des Enfants du Paradis. Décrit par une succession de chiffres vertigineux - 6000 participants, 1300 costumes, 500 masques, 220 décors, 120 comédiens..., il a nécessité 6 mois de préparation, 6 mois de tournage, 6 mois de montage. Difficile de ne pas décevoir dans ces conditions ! À la fois agacés et émoustillés, les journalistes se sont interrogés sur le budget d’une telle merveille. « Un milliard pour Molière », titrait Première en 1977. La presse parle encore en anciens francs... « Deux milliards et demi » surenchérit-on à la sortie. Le chiffre est impressionnant; il correspond presque à la réalité: Molière a coûté 20 millions de francs, soit 12 millions d’euros d’aujourd’hui ! « On nous en a voulu d’avoir eu les moyens d’un film ambitieux, explique Ariane Mnouchkine. Mauvais procès. Carle même film réalisé par d’autres que le Soleil aurait coûté quatre fois plus cher. Nous, ceux du Soleil, étions payés un minimum et en participation. L’équipe cinématographique était au minimum syndical. » Y a-t-il eu, de la part de certains journalistes, une réaction misogyne à voir le mythe français accaparé par une créatrice ? Sans doute. Ariane entendra cette phrase cruelle : « Mais qu’est-ce que c’est que cette bonne femme de théâtre qui vient faire du cinéma ! »
Au premier plan : Joséphine Derenne, Phillipe Caubère, Claude Lelouch, Clémence Massart, Ariane Mnouchkine, Brigitte Catillon. Au second plan : Marie-Françoise Audollent, Bernard Zitzerman, Jean-Claude Bourbault, Daniel Ogier, derrière : Guy-Claude François.
" on nous en a voulu d'avoir eu
les moyens d'un film ambitieux "
ARIANE MNOUCHKINE
Le lendemain, pour la projection officielle, Ariane Mnouchkine raconte que l’équipe « monte les marches du Palais, comme pour aller à l’échafaud. Verdâtres, très dignes et souriants. » Le film démarre dans le silence le plus total. À l’entracte, les spectateurs ont à peine le temps de sortir que la deuxième partie redémarre déjà. Le projectionniste, effrayé par les réactions de la veille, a enchaîné les deux parties par peur que le public s’enfuie... À la fin, c’est l’ovation. Mais le mal est fait. Et plus profondément qu’on ne l’imagine.
La catharsis voulue par Ariane n’a pas eu lieu. Molière précipite encore un peu plus la fission de la troupe. Les fondateurs ont pris leur envol. Jean-Claude Penchenat a déjà créé son Théâtre du Campagnol. Pour Philippe Caubère, c’est un tremblement de terre. « Je me suis fait démolir autant que le film: “acteur absent”,“masque mort ”. J’ai beaucoup culpabilisé à l’époque. » Un mois après, il quitte le Théâtre du Soleil. « Pour moi, ce tournage a été un drame, du début jusqu’à la fin, un drame extraordinaire et flamboyant, mais un drame. La troupe se défaisait. On était emportés comme des fétus de paille dans ce “débarquement” qu’était le tournage. Ça a été une tragédie humaine et artistique pour le Théâtre du Soleil. Qui a donné naissance à un très grand film. Je pense que, sauf très rares exceptions, c’est une des lois de l’art. On n’a rien sans rien. »
6 SALLES EN TOUT
L’effet de la bataille cannoise impacte aussi la distribution du film, même si les éclats de colères du Festival sont retombés et que les critiques sont beaucoup moins virulentes trois mois plus tard. Le film sort le 30 août 1978 dans seulement six salles à Paris. Àla surprise générale, il tient l’affiche et finira sa course avec plus d’un million et demi d’entrées. Mais ce qui va véritablement donner son aura au film vient après. « Ce sont les professeurs de France qui ont sauvé Molière », explique crânement Ariane Mnouchkine. « Après mon départ du Théâtre du Soleil, raconte Caubère, Véronique Coquet, chargée par Ariane de s’occuper de la communication du film, met en place des projections débats dans des villes et me demande si je veux accompagner Ariane sur certaines dates. On est partis tous les trois à Lyon, à Marseille, à Bordeaux... De jour en jour, je m ’entendais de mieux en mieux avec Véronique - si tu vois ce que je veux dire... - et Ariane est remontée sur Paris. Pour revoir Véronique, je lui ai demandé d’organiser d’autres débats ; on en a fait 195 ! Quand j’allais dans les collèges, les lycées, je sentais que les gens, s’amusaient de mes récits et c’est là que j’ai eu l’idée de jouer seul. »
Les élèves et leurs profs raffolent de ce Molière. En 1981, le film entre dans les maisons sous la forme d’un feuilleton de 5 heures. Les téléspectateurs - surtout les plus jeunes - plébiscitent cette vision moderne et iconoclaste. On leur rabâche Molière au Collège. Ils découvrent Jean-Baptiste Poquelin. Ce film devient culte. « Ce film, c'est plus qu'un film, conclut Claude Lelouch, c'est la vision d'une troupe par une femme qui a elle-même une troupe, et s'affime à mi-chemin entre le cinéma, le théâtre, et la ltterature. »
Pour Philippe Caubère, c'est le début d'une nouvelle aventure, solitaire et particulière. « Ce film a changé ma vie, il m'a apporté la gloire. En revanche, j'ai voulu être digne de cette gloire. Toute ma vie, j'ai essayé de faire comme Molière : écrire un théâtre de caractères et de situations, et jouer la vie autour de mon époque. C’est très particulier, l’écriture théâtrale d’un acteur. Je pense que j’y suis arrivé, mais en partie seulement car je n’ai pas, hélas, le génie de Molière. Ni celui de Chaplin ou de Woody Allen.... »
Ariane Mnouchkine, elle, s’est affirmée comme la metteuse en scène la plus remarquable de ces cinquante dernières années. Même si elle n’est jamais revenue au cinéma avec un projet de cette ampleur, ses films de théâtre contribuent à laisser une trace de son geste artistique hors du commun. Son Molière a aujourd’hui gagné en profondeur. La vision de la réalisatrice sur son siècle est d’une justesse inouïe. Elle parle de la misère en France, du statut des femmes, du fanatisme religieux. Rien n’a changé.
Mise en ligne avec l'aimable autorisation de Sophie Benamon et du magazine Premières Classics.
À VOIR, À LIRE
• Molière ou la vie d'un honnête homme, d'Ariane Mnouchkine, éditions Bel Air Classiques (Les citations d’Ariane Mnouchkine sont extraites de l’entretien en bonus du DVD), 2004.
• Ariane Mnouchkine, l’aventure du Théâtre du Soleil, de Catherine Vilpoux, Arte éditions, 2009.
• Les Marches du Palais de Philippe Caubère, de Bernard Dartigues, Malavida, 1997.
• Le Film d'Ariane, documentaire d’Yves Kovacs, INA, 1978.
• L'Art du présent, Ariane Mnouchkine, entretiens avec Fabienne Pascaud, Babel, 2016.
• Les Carnets d’un jeune homme, Philippe Caubère, 1976-1981, Denoël, 1999.
• Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, Béatrice Picon-Vallin, coéditions Actes Sud/Théâtre du Soleil, 2014.
• Le Théâtre du Soleil, The First Fifty Five Years, Béatrice Picon-Vallin, traduction Judith G. Miller, Routledge, 2020.
pour aller plus loin
Voir les photos extaites du tournage du film dans notre galerie.
Voir les photos de la scénographie et de l'installation des décors.
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