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Un être singulier/Josette Féral

Il est des êtres que l’on croise sans les remarquer. Il en est d’autres qui saisissent et qui entrent d’emblée dans le cercle étroit des amis. Malgré la distance  ou le silence, ils sont là, toujours présents et deviennent partie intégrante de l’univers qui nous constitue. Ils nous aident à mieux penser et sentir. A chaque nouvelle rencontre, parfois fort espacée, on les retrouve comme si nous ne les avions jamais quittés. Jean-Jacques Lemêtre est de ceux-là. Notre première rencontre fut pour moi une surprise. Même si ce fut mon travail sur le Théâtre du Soleil qui fut à l’origine de ma rencontre, c’est la singularité de l’artiste qui m’a tout d’abord frappée. Jean-Jacques détone si je puis dire, physiquement d’abord, artistiquement ensuite. Il est autre, forcément différent et se distingue en tout. Ma première image est celle d’une chevelure, soigneusement coiffée comme celle de gourous lointains, qui inscrit déjà l’homme en face de soi  hors du commun. Ensuite celle d’une  délicatesse du geste, et du déplacement qui donne une démarche aérienne à l’artiste, lui permettant ainsi de se mouvoir dans tous les lieux et notamment sur la scène sans être entendu malgré sa taille imposante. Puis celle de phrases toujours un peu sibyllines, sérieuses et ironiques à la fois.

Puis il y a, au cœur de sa démarche, son rapport à la musique, un rapport incontournable, englobant et absolument unique dans le paysage théâtral d’aujourd’hui, un rapport de tous les instants, limpide, profondément ancré et d’une évidence aveuglante. La musique est partout en lui, en lien avec chacune de ses pensées, chacun de ses propos. Elle irrigue son rapport aux êtres et aux événements et, plus encore, elle nourrit cet  univers du théâtre qui l’habite et auquel il contribue intensément.

Seul compositeur que je connaisse qui soit à ce point à l’écoute de l’acteur dans toutes ses phases  d’exploration et de répétition, Jean-Jacques agit la scène, au sens où il la crée, la module, la modèle à sa manière. Créateur de théâtre, il est dans l’ombre mais agit souvent en éclaireur, au sens premier du terme. Dès le départ, il est là, présent, attentif à l’acteur. Il l’accompagne, le suit pas à pas. A chacun de ses gestes, à chacun de mots, il est à son écoute et tente de deviner ce qui va advenir sur la scène. Il l’amène doucement vers un chemin, tente une piste, propose une voie. Entre eux deux, c’est un dialogue constant  fait de découvertes communes et de dialogues.

Jean-Jacques  inscrit ainsi  comme en filigrane le sentier aérien que l’acteur explore et suit de son corps; il aide ce dernier à dessiner l’espace, à inscrire le temps, le rythme  du récit. Il contribue à  la gestation, l’inspiration, la découverte, si bien qu’une fois la pièce créée, le spectacle est indissociable de sa musique. C’est ainsi que Tambours sur la digue fait toujours surgir dans mon esprit cet appel puissant des tambours alors que les musiciens, juchés sur les poutrelles, jouent jusqu’à épuisement le rassemblement des citoyens; avec Les Atrides, ce sont les entrées des chœurs au rythme de la musique qui surgissent alors que les danses laissent deviner, derrière les pas, le tragique des actions à venir; : dans Caravansérail, c’est la variété des sons, des couleurs et des tons  qui se répondent et s’enrichissent de la multiplicité des instruments d’origines culturelles diverses. Moments forts qui ancrent dans l’esprit des spectateurs le visible et l’invisible et font de l’univers de la musique, si vaste soit-il, si multiculturel, un seul champ d’écoute. Instants  de grâce souvent renouvelés au Soleil.

Les origines, les pays, les projets petits et grands, Jean-Jacques fait tout dialoguer. Il se sent à l’aise en tout. Interculturel par nature, son inspiration vient du monde. Tout lui est donné en partage. Je me souviens de son dernier projet, cet enregistrement des tonalités du monde entier. Un genre de dictionnaire mondial des sons. Il fallait y penser!  Voulant décrire son art, Hélène Cixous  a écrit : «  La musique de Jean-Jacques Lemêtre est méridienne. La longueur du méridien terrestre est à peu près de 40000 km ». Que dire de plus?

 

Josette Féral, Montréal, 2010