Aux niveaux les plus avancés, les cultures théâtrales occidentales et asiatiques ne sont plus à séparer. Certains théâtres classiques asiatiques ont eu une telle influence et un tel charme pour les hommes de théâtre occidentaux que pendant le XXe siècle les différentes connaissances et les différents thèmes se sont entremêlés, si bien que l'on peut parler d'une culture théâtrale unifiée et “eurasienne”. Il ne s'agit plus, en effet, de continuer à regarder les grands modèles classiques asiatiques comme s'ils étaient au-delà d'une ligne de démarcation culturelle : c'est une séparation qui s'adapte mal aux exigences de cette histoire d'échanges, de voyages, de malentendus féconds et de compréhensions profondes de principes artistiques communs qui constituent l'histoire du théâtre du vingtième siècle.
On peut dire que, à la fin du XXe siècle, les traditions japonaises du théâtre Nô et du théâtre Kabuki, les formes classiques du théâtre et de la danse indiennes, le théâtre classique chinois, les formes spectaculaires de l'île de Bali, en Indonésie - pour ne citer que les exemples les plus connus - apparaissent comme d'importants points de repère pour la culture et la pratique théâtrale, non moins présents et actifs, non moins “contemporains” que les modèles de théâtre élaborés par les théoriciens de la “Mise en Scène”, à partir des dernières années du XIXe siècle.
Il est possible de constater non seulement une présence assez continue des théâtres classiques asiatiques au cours des “saisons” et dans les “affiches” des théâtres européens et américains, mais aussi que certains artistes occidentaux travaillent comme si les théâtres de tradition européenne et les théâtres de tradition asiatique appartenaient à un horizon culturel unifié.
Au-delà du modèle théâtral occidental imposé aux cultures asiatiques dans le contexte du colonialisme et du néo-colonialisme, ou qui a été absorbé par elles comme réponse à une exigence de modernisation, l'influence des visions théâtrales de Stanislavski, de Brecht, et plus tard d'Artaud, de Grotowski, et du Living est comparable à l'influence des grands exemples des théâtres classiques asiatiques sur le théâtre occidental.
Ces théâtres qui, dans les premières décennies du siècle, étaient une “découverte” (qu'on pense à la “découverte” du théâtre Kabuki par Meyerhold et par Eisenstein ; à la “découverte” du théâtre balinais par Artaud ; à la “découverte” du théâtre chinois par Brecht), à la fin du siècle font partie du canon consolidé de l'art théâtral.
Le fait que la conscience d'un tel canon ne semble claire qu'aux niveaux les plus hauts et “expérimentaux” de la culture théâtrale ne diminue pas ce qu'on vient d'affirmer. Ce serait une erreur de croire que ce que l'on lit dans la routine des chroniques théâtrales puisse être considéré comme une “règle”. Les théâtres qui au cours du XXe siècle travaillent et se projettent dans une dimension “eurasienne” forment un écart par rapport à la routine, mais pas par rapport à la règle significative du théâtre occidental. Aux niveaux historique et culturel, ce sont justement ces théâtres qui diffèrent de la routine qui représentent la nouvelle règle de la culture théâtrale du XXe siècle, ce sont ces théâtres-là qui en font l'histoire.
Avec la définition “théâtre eurasien”, on peut entendre l'ensemble des formes classiques du théâtre les plus élaborées et raffinées. Pour comprendre cette vision unitaire et globale, il faut dépasser l'image exotique d'un “Orient” du théâtre. On reviendra plus tard sur ce point. Mais il faut dire tout de suite que l'opposition historique entre l'Orient et l'Occident est - à partir du début du XXe siècle - une opposition qui dans le domaine du théâtre s'est érodée sans cesse et qui a été précédée et accompagnée par différentes vicissitudes d'échanges culturels, d'exotismes, de fertiles ou grotesques malentendus. [1]
Le metteur en scène Eugenio Barba a été le premier à proposer une définition du “théâtre eurasien” dans certains de ses écrits, où il identifie un noyau commun du savoir professionnel, à travers la comparaison de principes techniques de différentes civilisations théâtrales présentes en Eurasie [2]. Le caractère récent de la définition ne signifie pas que ce qu'elle désigne soit également récent.
Barba affirme : “ 'Théâtre eurasie' n'indique pas les théâtres compris dans un espace géographique, dans le continent dont l'Europe est une péninsule, mais suggère une dimension mentale, une idée active dans la culture théâtrale moderne. Elle rassemble ces théâtres qui sont devenus, pour ceux qui sont penchés sur la problématique de l'acteur, des références classiques pour la recherche [...]. Cette “encyclopédie” s'est constituée en puisant dans le répertoire des traditions scéniques européennes et asiatiques. Que cela nous plaise ou non, que ce soit juste ou injuste, les choses se sont passées ainsi ”. Et il ajoute : “ En parlant de “théâtre eurasien”, nous constatons une unité entérinée par notre histoire culturelle. Nous pouvons briser ses limites, nous ne pouvons pas les ignorer. Pour tous ceux qui au XXe siècle se sont penchés sérieusement sur le problème de l'acteur, les frontières entre “théâtre européen” et “théâtre asiatique” n'existent pas.” [3]
L'attitude de Barba vis-à-vis du riche patrimoine des théâtres asiatiques est simple et directe. Ainsi, au début de son apprentissage, le voyage en Inde et l'étude du Kathakali avaient été une manière de se rapprocher d'une technique de représentation pour en en comprendre les secrets du métier et pour essayer d'en adapter certains aspects à la préparation de l'acteur occidental [4]. Ainsi, toute autre traversée des styles des acteurs asiatiques devient pour Barba une interrogation intimement liée aux doutes qui, jour après jour, viennent du métier. Cette pratique constante en tant que spectateur subtil lui permet de voir au-delà des barrières culturelles et lui permet aussi le dialogue et la comparaison avec des réalités théâtrales autrement trop lointaines dans l'espace et le temps. Et cependant : “ Aujourd'hui, le terme même de “comparaison” me semble inadéquat parce qu'il sépare deux aspects de la même réalité. Je peux dire que “je me compare” avec les traditions indiennes ou balinaises, chinoises ou japonaises si je compare les épidermes des théâtres, les différentes conventions, les nombreuses formes des spectacles. Mais si je considère ce qui se trouve derrière ces lumineux et séduisants épidermes et que j'observe les organes qui les tiennent en vie, alors les deux pôles de la comparaison se fondent dans un seul profil.” [5]
Ainsi, l'approfondissement du métier peut situer les théâtres asiatiques non pas, comme dans le passé, sur le niveau, même si important, des stimulants créatifs : ils ne sont plus seulement considérés comme une source pour renouveler l'univers imaginaire et les coutumes les plus lasses de la routine théâtrale, mais ils deviennent également des interlocuteurs privilégiés pour analyser des processus comme la formation de l'acteur et les techniques de représentation, qui précèdent la création et ils lui donnent plus de vie. Ainsi, les théâtres asiatiques, au-delà des malentendus séculaires, des suggestions exotiques, des influences et des compromis, assument la valeur d'un patrimoine culturel qui dépasse les barrières des cultures particulières pour aboutir au niveau, plus limité mais essentiel, du métier et de la profession.
Le dépassement du hiatus entre la culture aux racines européennes et les cultures asiatiques correspond à l'exigence d'aller au-delà du décalage interne à la culture scénique de matrice européenne : cette fracture entre théâtre et danse, en raison de la façon dont elle s'est affirmée, à partir de la Commedia dell'Arte, constitue plutôt une blessure. L'aspect scientifique de cette double exigence est représenté par les études d'Anthropologie Théâtrale, nées autour de l'ISTA (International School of Theatre Anthropology), fondée par Eugenio Barba en 1980 avec des maîtres du théâtre occidental et oriental - en premier lieu la grande comédienne indienne Sanjukta Panigrahi (1945-1997) - et avec des spécialistes de différentes disciplines et pays, parmi lesquels l'historien Fabrizio Cruciani (1941-1992).
L'ensemble des maîtres de l'ISTA, dirigés par Eugenio Barba, a traduit dans l'évidence d'un grand spectacle sa propre façon de concevoir la collaboration des différentes traditions théâtrales dans l'autonomie réciproque. Ce spectacle d'exception, Theatrum Mundi, est une grande représentation qui, autour des thèmes de Don Juan, Hamlet ou Faust, compose en un tout organique, au grand impact émotif, les présences scéniques des acteurs et danseurs originaires de différents pays et différentes cultures (les principales représentations ont eu lieu à Copenhague en 1996 et à Lisbonne en 1998) [6].
À bien regarder, être conscient de l'existence de l'horizon théâtral eurasien, déduire et identifier le noyau d'une culture professionnelle commune à des civilisations différentes, ne signifie pas seulement transmettre un patrimoine de connaissances, mais aussi incarner l'anxiété et la logique d'un voyage qui n'est pas encore achevé.
Dans la première moitié du XXe siècle, les rencontres de Craig avec le théâtre indien, d'Artaud avec le théâtre de Bali ou de Brecht avec le théâtre chinois ; l'influence du théâtre classique japonais Kabuki sur Meyerhold et Eisenstein, de l'ancien et encore vigoureux théâtre japonais Nô sur Yeats et Claudel d'un côté, et sur Decroux de l'autre, sont des événements désormais exemplaires dans le parcours culturel du théâtre de ce siècle. Ce sont toutes des rencontres caractérisées, entre autre, par l'escamotage d'un paradigme illusoire, ailleurs dominant.
L'apparition des théâtres asiatiques dans la culture théâtrale de l'Occident a posé en effet certains problèmes historiographiques de base, qui sont entrés en collision avec le paradigme de l'opposition Orient/Occident, longtemps utilisé, plus ou moins consciemment, dans les arrangements de l'histoire des arts et de la pensée. Un tel paradigme a fait que les théâtres asiatiques ont été en général catalogués dans la catégorie “théâtres orientaux”, une zone aux limites des histoires du théâtre, souvent vue comme une survivance archaïque, comparée aux ères anciennes du théâtre d'Occident, relique vivante du passé, liée à une vision rituelle, sinon magique, du théâtre [7].
Ces positions, quand bien même attentives et sobres, ont souvent déformé la continuité des traditions classiques asiatiques, en la voyant de façon impropre comme une sorte d'immobilité non-historique, en oubliant que chaque tradition vit grâce à la dialectique entre conservation et pulsion au renouvellement, et que des partitions spectaculaires qui continuent à être interprétées et mises en scène ne peuvent pas être considérées comme de simples pièces ou permanences du passé, tout comme Shakespeare ou Eschyle ne le sont pas dans le théâtre du XXe siècle, ni ne l'est la florissante tradition de l'Opéra, tout en étant fondée sur un répertoire qui date en grande partie du XVIIIe et du XIXe siècle.
Le tableau figé et nébuleux où les théâtres asiatiques ont été souvent contraints, c'est-à-dire la catégorie d'un “Théâtre d'Orient”, est un mélange de mythe et de réalité qu'il faut ramener à la problématique plus générale de l'orientalisme. Certains spécialistes ont expliqué comment l'orientalisme et les études d'orientalistique dérivent d'une perspective coloniale [8].
En réalité, “il n'y a aucun Orient. Il y a sur terre de nombreux peuples, pays, régions, sociétés, cultures. Certains ont des caractères communs (durables ou momentanés). Toute étude qui rapproche une ou plusieurs de ces identités doit être justifiée seulement selon certaines caractéristiques communes dans une période donnée” [9].
Le concept de “théâtres orientaux” est un concept qui peut être utilisé non pas pour désigner les différentes cultures du spectacle des pays asiatiques mais plutôt un ensemble de suggestions tantôt profondes, tantôt répandues, provenant des théâtres asiatiques plus ou moins bien connus, et qui a agi dans la culture théâtrale de matrice européenne à partir de la fin du XVIIIe siècle. De ce point de vue, les “théâtres orientaux” sont une des constellations mythiques de la pensée théâtrale “occidentale”, comme la “commedia dell'arte” ou le “théâtre grec”, le “théâtre populaire” ou celui des “primitifs”.
Les échanges culturels entre les horizons du spectacle en Europe et en Asie remontent à l'antiquité greco-romaine et ils ont évolués jusqu'aux conquêtes coloniales (du XVIIe au XIXe siècle), mais pour trouver un premier rapport direct entre le théâtre européen et les théâtres de l'Asie, il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle, lorsqu'une pièce chinoise traduite par les jésuites - L'orphelin de la Chine - fut imitée par de nombreux dramaturges occidentaux, parmi lesquels Metastasio et Voltaire, et immédiatement appréciée par un très vaste public. A travers ces premières traductions de pièces - il faut rappeler d'abord les nombreuses versions romantiques de Sakuntala du poète sanskrit Kalidasa - se diffusèrent rapidement en Europe des informations sur l'existence d'un “théâtre” chez les lointains peuples d'Orient.
Connues d'abord à travers le filtre de la littérature dramatique, c'est seulement au XXe siècle que les civilisations théâtrales complexes de l'Asie se sont également imposées à l'attention par leurs aspects scéniques et représentatifs. Mais là aussi, le paradigme du “théâtre d'Orient” a agi longtemps en voilant les aspects les plus professionnels et les moins exotiques. La différence d'attitude pourrait au fond se synthétiser dans cette formule : d'un côté, il y a ceux qui voient les théâtres asiatiques comme un exemple de théâtre exotique, archaïque et “oriental” ; de l'autre côté, il y a ceux qui les voient comme l'exemple d'une problématique unitaire du théâtre, qu'elle soit théorique ou technique.
L'exemple peut-être le plus significatif de cette double attitude - qui considère les mêmes phénomènes de façon différente et incomparable - peut se trouver à Paris en 1931, au cours de l'Exposition Coloniale. Il suffit de comparer l'attitude exotiste qui caractérisait généralement les spectateurs des spectacles asiatiques présentés à cette occasion-là avec l'attitude d'Antonin Artaud face au spectacle balinais. De cette vision est né un article encore aujourd'hui révélateur, considéré comme un manifeste du nouveau théâtre. Et autour de cet article s'est développé l'un des livres les plus influents et innovateurs du théâtre du XXe siècle : Le Théâtre et son Double [10].
À la fin du siècle, il reste peu de traces - et même peu significatives - de l'attitude exotique et orientalisante vis-à-vis des théâtres classiques asiatiques. On peut, au contraire, observer les manières différentes et complémentaires par lesquelles les théâtres asiatiques et les recherches théâtrales héritières de la réforme théâtrale de la culture aux racines européennes se rattachent comme composants d'un fond unitaire de culture et de métier. Dans le vaste panorama du théâtre eurasien, on remarque - à part l'exemple de Barba déjà traité - d'autres exemples particulièrement significatifs. Mais, avant de les énumérer rapidement, à la manière d'autant de premiers plans, il faut rappeler l'importance que l'une ou l'autre tradition des théâtres classiques asiatiques a eu sur d'autres maîtres du théâtre occidental dès la deuxième partie du XXe siècle, qui ne trouvent pas de place ici, de Julian Beck et Judith Malina à Grotowski ; de Bob Wilson à Peter Schumann et au “ Bread and Puppet Theatre” ; de Heiner Müller à Robert Lepage.
Un des spectacles les plus importants des dernières années du XXe siècle est le Mahabharata du metteur en scène Peter Brook et du dramaturge Jean-Claude Carrière. Créé en 1985, il pouvait durer neuf heures, ou se partager en trois différentes soirées. Un ensemble d'acteurs provenant des différents continents interprétaient les personnages de l'immense poème indien, sans se servir des particularités stylistiques des traditions d'origine respectives, dans une mise en scène qui tenait compte autant des conventions théâtrales européennes que de celles des théâtres asiatiques, en particulier indien et balinais [11].
Tout autre est le type de caractère “eurasien” de certains spectacles célèbres d'Ariane Mnouchkine qui d'un côté aborde de plus en plus fréquemment des thématiques asiatiques, en collaboration dramaturgique avec Hélène Cixous (L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, Roi de Cambodge, 1985 ; L'Indiade ou l'Inde de leurs Rêves, 1987 ; L'Inde, de père en fils, de mère en fille, 1993), et de l'autre côté, dans les années quatre-vingt, a plusieurs fois parcouru la voie de la mise en scène de textes de Shakespeare, en utilisant les conventions spectaculaires des théâtres Kabuki et Nô et du théâtre classique indien Kathakali (Richard II, 1981 ; La Nuit des Rois, 1982 ; Henri IV, 1984).
Des expériences semblables ont été accomplies par le théoricien et metteur en scène américain Richard Schechner, aussi bien en utilisant des acteurs et des formes asiatiques dans des mises en scène américaines, qu'en mettant en scène des classiques du théâtre européen en Chine avec des acteurs et des conventions des théâtres classiques chinois. Une activité expérimentale qui est un corollaire aux recherches sur la “théorie de la performance”, que Schechner conduit en tenant compte d'un horizon culturel dans lequel Asie, Europe, Amérique et Afrique contribuent à créer un univers performatif unitaire.
Dans les différents pays asiatiques également, au-delà de l'importation répandue des modèles de théâtre “occidentaux”, il y a de nombreux exemples d'une intégration consciente dans une vision unitaire. On peut penser, pour se limiter au Japon, aux recherches d'un chef de file comme Tadashi Suzuki, ou bien, dans un domaine beaucoup moins innovateur, aux expériences de Moriaki Watanabe, professeur universitaire spécialisé en littérature française, qui met en scène Eschyle, Sénèque et surtout Racine en utilisant les formes et certains grands acteurs du théâtre classique japonais Nô.
Et l'on peut penser, surtout, à l'invention de la danse Butô, frontière entre la culture traditionnelle japonaise et la culture post-moderne de type européen et américain. La danse Butô est beaucoup plus qu'un style nouveau. Elle incarne une façon de penser et de réagir basée sur le refus des aspects traditionnels, raffinés et aux racines féodales, des formes classiques japonaises, et sur la contemplation ambivalente de la violence. Elle a été créée dans les années 50 par Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ohno (1906). Tatsumi Hijikata parlait à ce propos d'une “danse des ténèbres” (Ankoku butô) [12].
Ce ne sont que quelques exemples d'une pratique de plus en plus répandue qui parcourt aussi bien les théâtres occidentaux que les théâtres asiatiques. Si bien qu'au seuil du XXIe siècle, on peut dire que l'unité du théâtre eurasien ne constitue plus un problème, sauf là où se ressent encore fortement le besoin d'affirmer son identité culturelle d'origine [13]. On pourrait considérer comme un symptôme de cette nouvelle “ normalité” le spectacle Peony Pavillon de Peter Sellars, qui de 1990 à 1993 a dirigé le Los Angeles Festival, caractérisé par une approche interculturelle et interdisciplinaire des arts du spectacle. Peony Pavillon (1998) est une tentative de créer une forme transculturelle d'Opéra lyrique. Il est basé sur un classique chinois de la fin du XVIe siècle, Le Jardin des pivoines de Tang Xianzu, mis en musique par le compositeur moderne Tan Dun (né en 1957), interprété par des comédiens et comédiennes américains, par des chanteurs d'opéra et par deux actrices venues d'un des théâtres classiques chinois, dont la célèbre Hua Venyi, comédienne de la Shanghai Kun Opéra. Dans le spectacle se mêlent les effets multimédia, la musique post-moderne et inspirée par les compositions de Puccini, la musique classique chinoise, les anciennes mélodies grégoriennes, le jeu “réaliste” typique des écoles théâtrales actuelles, les conventions de jeu des chanteurs d'opéra et les extraordinaires partitions gestuelles des acteurs classiques chinois. Le mélange transforme la poésie du texte chinois en une constellation d'interprétations et d'images provenants d'un horizon artistique où les cultures différentes se mêlent sur un pied d'égalité, sans qu'il n'existe aucune séparation particulière ou significative entre le soi-disant “Occident” et le soi-disant “Orient”.
L'exemple de Peter Sellars, non seulement dans le Peony Pavillon, mais dans l'ensemble de son œuvre, est particulièrement significatif, car il montre une façon de réagir à la dégradation culturelle, au mélange, au syncrétisme facile et commercial, à travers une variété équivalente de perspectives, mais contrôlées par la conscience professionnelle et la rigueur culturelle.
À l'autre extrême, complémentaire à celui-ci, il y a la rigueur et la “professionalité” de qui se spécialise dans les traditions artistiques autrefois considérées comme étrangères. Dans les pays occidentaux il y a désormais de nombreux artistes qui se spécialisent dans une tradition classique asiatique de musique, danse ou théâtre.
Certains parmi les meilleurs exemples sont italiens : on peut penser à la danseuse Ileana Citaristi, danseuse admirée du style Orissi de l'Inde et surtout à l'ensemble d'acteurs et d'actrices qui, sous la direction de Renzo Vescovi, se réunissent à l'Académie des Formes Scéniques de Bergame, où dans un échange continu entre Inde et Europe, les formes classiques de l'Orissi, du Bharata Natyam et du Kathakali sont cultivées depuis longtemps. Il s'agit, dans tous ces cas, ni d'artistes imitateurs, ni d'amateurs de genres exotiques, mais de vrais maîtres acceptés et appréciés comme tels aussi bien en Europe qu'en Inde, de la même manière que des artistes qui excellent en musique classique européenne, en “bel canto” ou dans l'art du ballet classique, proviennent des pays asiatiques.
Nicolas SAVARESE
“Théâtre Eurasien”, article paru dans l'Encyclopédie Treccani,
volume de mise à jour 2000, pp. 815-817
Traduction de l'italien : Barbara Alesse
[1] PRONKO Leonard Cabell, Theater East and West. Perspective toward a total theater, Carlifornia University Press, Berkeley-Los Angeles, 1967
SAVARESE Nicola, Teatro et spettacolo fra Oriente e Occidente, Laterza, Roma-Bari, 1992
[2] BARBA Eugenio, “Eurasian Theatre”, The Drama Review, n°119, 1988, pp. 126-130.
Traduction française d'Eliane DESCHAMPS-PRIA parue dans "L'Orient occidental", cahier coordonné par Josette FERAL, Cahiers Théâtre JEU, n°49, 1988 pp. 62-68 ; et dans Confluences, le dialogue des cultures dans les spectacles contemporains, sous la direction de Patrice PAVIS, prépublications du Petit Bricoleur de Bois-Robert, 1992, pp. 96-101. Vous pouvez lire ce texte sur notre site, sur les pages “Paroles d'artistes influencés par l'Orient”.
[3] BARBA Eugenio, La canoa di carta. Trattato di antropologia teatrale, Il Mulino, Bologna, 1993 / Le Canoë de papier, traité d'anthropologie théâtrale, Bouffoneries, n°28-29, pp. 73-74
[4] BARBA Eugenio, La terra di cenere e diamanti, Il Mulino, Bologna, 1998, pp. 90-91 / La Terre de cendres et diamants, L'Entretemps, Saussan, 2000
[5] BARBA Eugenio, Teatro. Solitudine, mestiere, rivolta, Ubulibri, Milano, 1996, p. 246 / Théâtre. Solitude, métier, révolte, L'Entretemps, 1999
[6] SHINO Mirella, “Le spectacle de la naissance”, in “Les répétitions - un siècle de mise en scène - De Stanislavski à Bob Wilson, Alternatives Théâtrales, n°52-53, décembre 1996-janvier 1997, pp. 87-92
[7] CRUCIANI Fabrizio, TAVIANI Ferdinando, Introduzione all'ed. italiana di G. Wickham, Storia del Teatro, Il Mulino, Bologna, 1988
[8] SAÏD Edward, Culture et impérialisme, Vantage, London, 1993
[9] RODINSON Maxime, Il fascino dll'Islam, Dedalo, Bari, 1988, pp. 143 / La fascination de l'Islam, Maspero, Paris, 1980
[10] ARTAUD Antonin, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1977
L'histoire de la présence à Paris du théâtre balinais en 1931 est examinée chez SAVARESE Nicola, Paris / Artaud / Bali. Antonin Artaud vede il teatro balinese all'Esposizione Coloniale di Parigi nel 1931, Textus, L'Aquila, 1997
[11] DI BERNARDINI Vito, Mahabharata. L'epica indiana e lo spettacolo di Peter Brook, Bulzoni, Roma, 1989
[12] D'OZARI Maria Pia, Butô. La nuova danza giapponese, Editori Associati, Roma, 1997
[13] BARUCHA Rustom, Theatre and the world, Routledge, London/New-York, 1993