Vous souvenez-vous des premiers spectacles que vous avez vus quand vous étiez enfant ?
Ariane Mnouchkine - Le premier film que j’ai vu après la guerre, c’est Les Voyages de Gulliver (réalisé par Dave Fleischer en 1939). Lorsque je l’ai regardé de nouveau il y a peu de temps, j’ai remarqué que les scènes étaient exactement comme je les avais gardées en mémoire. Au théâtre, j’ai été marquée par de nombreux spectacles, comme l’Auberge du cheval blanc (mise en scène de Maurice Lehmann en 1948) que j’ai vu au Châtelet lorsque j’avais une dizaine d’années et qui m’a émue par sa beauté, car c’est toujours la beauté qui émeut je crois. Bien sûr, le sens de l’esthétique évolue et je ne suis pas sûre que ce spectacle, avec ses chevaux et ses carrosses, relevait d’un parfait bon goût - je pense même le contraire - mais cela satisfaisait le besoin de merveilleux qu’une enfant éprouve à cet âge. Plus tard, je suis allée toute seule en bus au Festival de Menton pour voir Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni, mis en scène par Giorgio Strehler. Ce que j’ai ressenti alors était si fort qu’en sortant, je n’étais plus la même.
Quand vous êtes-vous dit que vous alliez consacrer votre vie au théâtre ?
A.-M. - J’ai su que le théâtre serait ma vie quand je l’ai pratiqué en amateur dans deux troupes de théâtre universitaire à Oxford il y a soixante ans. Je passais une année là-bas après avoir fait propédeutique (le cours préparatoire à l’enseignement supérieur, ndlr). Un jour - et je m’en souviens parfaitement - je suis sortie d’une répétition de Coriolan de Shakespeare, épuisée, avec des bleus sur les bras car je faisais partie de la foule qui récupérait le corps mort du personnage se jetant d’un rocher, et nous avions répété cette scène tout l’après-midi. À cet instant, j’ai su que ce serait ma vie. J’ignorais encore comment et si je deviendrais metteur en scène, comédienne ou accessoiriste, mais c’était décidé. On était alors en 1958 et j’avais 19 ans. Je célèbre encore cette chance d’avoir su à cet âge ce que j’allais faire dans la vie. Les choses sont venues à moi et j’ai immédiatement agrippé la main du théâtre qui se tendait à travers ces deux troupes universitaires.
Quels sont alors les artistes qui vous ont inspirée ?
A.-M. - Giorgio Strehler a agi dans ma vocation sans que je l’admette au début. Quand j’ai vu en 1966 sa mise en scène des Géants de la montagne de Pirandello à l’Odéon, j’ai trouvé ce spectacle tellement écrasant, tellement extraordinaire, que j’ai failli arrêter. J’y suis allée sept fois et je me suis demandé ce qu’il restait à découvrir. Rien ne pouvait être plus beau. Cet homme a inventé tout le théâtre depuis le début jusqu’à la fin et il fermait toutes les portes devant moi. C’est ce que certains auteurs doivent sentir lorsqu’ils lisent Eschyle ou Shakespeare. Que reste-t-il à dire ? Quelle forme reste-t-il à inventer ? Heureusement, il existe aussi des spectacles qui ouvrent des voies, comme Les Paravents de Genet, mis en scène par Roger Blin à l’Odéon en 1966. Des spectacles comme celui-ci vous disent « Tu peux aller par là, c’est difficile, mais ne t’inquiète pas, ouvre les yeux, les oreilles, avance... ».
Quand avez-vous créé le Théâtre du Soleil ?
A.-M. - Après mon année à Oxford, j’étais censée me lancer dans des études supérieures et pour rassurer mon père, je me suis inscrite en première année de psychologie. J’ai dû assister à trois cours dans l’année car je faisais du théâtre tout le temps. J’avais créé avec des copains l’Association théâtrale des étudiants de Paris (ATEP) et c’est là que se sont rencontrés tous les fondateurs du Théâtre du Soleil. On avait décidé qu’on allait être très heureux et qu’on allait faire le plus beau théâtre du monde. On était ignorants, mais on disposait toutefois d’une grande qualité : on savait qu’on ne savait rien. C’est prétentieux de le dire maintenant, mais j’en suis convaincue, nous savions que tout restait à apprendre, qu’un travail colossal nous attendait, et c’était enivrant...
Notre base, notre fondation, c’était la troupe, comme celle de Molière, comme celle du Capitaine Fracasse, c’était par elle que nous serions heureux. Les règles que nous avons établies alors en fondant la compagnie en 1964 sont restées : le salaire demeure le même pour tous les membres de la troupe et nous prenons les grandes décisions, celles qui peuvent changer le destin de la troupe, de façon collective. Bien sûr, nous ne nous concertons pas pour chaque petite décision, car même si nous avons pu nous en approcher, nous ne sommes heureusement pas tombés dans le gauchisme. Aujourd’hui, ceux qui ne sont plus heureux quittent la compagnie, d’autres arrivent, par périodes…
D’où vous vient votre attrait pour les théâtres asiatiques ?
A.-M. - Lorsqu’on a créé le Théâtre du Soleil, certains devaient encore finir leur service militaire, d’autres leurs études et nous ne pouvions pas nous lancer immédiatement dans des créations. J’avais donc du temps, et de l’argent gagné en collaborant à l’écriture du scénario de L’Homme de Rio réalisé par Philippe de Broca. Je suis donc partie au Japon et j’ai voyagé vingt mois en Asie. Je suis revenue sans prendre l’avion, excepté pour traverser la Birmanie : en camion, en bateau, etc. Les influences les plus pénétrantes et durables se sont exercées sur moi pendant ce voyage fondateur, par des spectacles mais aussi par ce que je voyais dans les rues, par l’Extrême-Orient lui-même. J’ai très vite compris que ces formes théâtrales constituaient l’essence même du théâtre, ou en tout cas, l’essence même de l’art de l’acteur. L’Occident foisonne d’auteurs de théâtre, depuis les Grecs jusqu’aux Russes, en passant par Shakespeare et Molière, alors que de son côté l’Orient n’a que des mythes et des épopées mais il y existe une sorte de conservatoire permanent : les acteurs y ont compris depuis longtemps la métaphore que représente leur corps. J’ai été éblouie par la découverte de ces comédiens non réalistes et ce théâtre est alors devenu ma terre, mon substrat, un étalon, ce à quoi je m’accroche lorsque nous sommes perdus. Dès que je ressens un blocage durant la création, je me demande, « comment auraient fait les Japonais avec le théâtre Nô ? Comment auraient-ils fait avec le Kabuki ? Et comment auraient fait les Balinais ? ». Cette réflexion m’aide à couper les liens du réalisme qui s’introduit toujours lorsqu’il y a un problème et nous entraîne finalement dans un gouffre. Car le réalisme ce n’est que l’imitation de la vie alors que le théâtre ne se réduit pas à la vie : il est la vie plus un rythme, la vie plus un dessin...
Comment se passe le processus de création de chaque nouvelle pièce ?
A.-M. - Au commencement de chaque spectacle je me demande toujours si je vais retrouver le théâtre. Evidemment, il y a un acquis, mais ce n’est pas ce que l’on ressent au début. Il ne vient que comme une confirmation, une réaffirmation. On ne fait pas quelque chose parce qu’on sait le faire, on contraire, on tente toujours d’aller vers ce que l’on ne connaît pas et qui nous impose d’apprendre. Je crois que le véritable acquis, c’est de savoir apprendre et d’avoir confiance en l’apprentissage. Alors, quand je pense à une thématique de spectacle, je la propose à la compagnie : soit elle est acceptée dans une fièvre enthousiaste, soit elle est acceptée gentiment, tièdement, et je sens bien alors qu’il va falloir que j’en trouve une autre. Ensuite, le travail commence par des lectures et des images que l’on partage. Puis, dès la première répétition, tout le monde monte sur le plateau et on commence à improviser ou à travailler sur le texte s’il y en a un, mais toujours avec des improvisations alentours. On repart de l’enfance qui constitue la plus grande influence que l’on ait dans notre vie. Quand on a la chance de ne pas avoir tout cassé de l’enfant que nous étions, d’avoir gardé notre enfance présente et accessible, on peut puiser en elle. C’est mon enfance qui m’amène là où je vais, qui m’apporte les images. Et les comédiens, s’ils entendent mon enfance c’est parce qu’ils ont la leur, si j’entends la leur c’est parce que j’ai la mienne. Nos enfances se reconnaissent…
Quand sentez-vous que le spectacle est terminé ?
A.-M. - Il arrive un moment où l’on donne une date de première, que l’on repousse presque toujours d’une semaine voire de plusieurs mois. Nous sommes connus pour retarder souvent les spectacles, mais si nous ne le faisions pas, je pense que les spectateurs pourraient être déçus. Toujours est-il qu’à un moment donné, les comédiens ont besoin du public car c’est l’acteur qui manque toujours lorsqu’un spectacle se monte. Un grand auteur sait d’ailleurs qu’il ne doit pas écrire la part qui revient au public. Celui-ci va finir le spectacle, visuellement, poétiquement, combler les manques, les vides. Parfois on ne sait pas très bien si on laisse le bon vide…
Le spectacle continue-t-il ensuite à évoluer au fil des représentations ?
A.-M. - Le spectacle continue ensuite à évoluer mais ne doit pas se prostituer. Il doit mûrir pendant un ou deux mois et prendre du rythme mais pas pourrir et se dessécher. À un moment donné, il doit rester tel qu’il est.
Est-ce qu’il y a des réceptions différentes de la part du public selon les pays où vous présentez le spectacle ?
A.-M. - Au fond, pas tellement. Quand on est allés à Taiwan jouer Les Éphémères, un spectacle « franco-français », au sens où il traitait de préoccupations que l’on pourrait penser propres aux Français, je m’inquiétais un peu. Mais les larmes et les rires ont été les mêmes. Il y a en revanche des publics plus éduqués que d’autres. Quand on va jouer à Milan, on sent tout le travail accompli par le Piccolo Teatro auprès de la population alors que dans d’autres villes, quand le public n’a pas été éduqué, cela se sent de façon extraordinaire. Quand un théâtre a œuvré dans un territoire donné, comme cela s’est produit avec la décentralisation, qu’il y a eu un vrai travail pédagogique, artistique et que l’on a offert de belles choses, le public devient petit à petit connaisseur. Quand on vient jouer dans des endroits qui n’ont pas connu cette chance, il y a aussi de très belles réactions d’un public vierge, mais on sent à quel point il est important de labourer le terrain. Ce sont des artistes comme Jean Vilar, Jacques Copeau, Charles Dullin qui ont travaillé à faire du théâtre un outil de civilisation. Car c’est bien cela le rôle du théâtre : révéler le monde et sa complexité.
Propos recueilli par Mélody Mourey pour la revue l'Éléphant n°21, janvier 2018.