Mais en mai 70, pendant que filent les reprises de La Cuisine, on improvise sur le théâtre de tréteaux, prenant pour trame le calendrier des événements de 1791. On a trouvé un nouveau sujet : Ariane Mnouchkine a lancé l'idée de la Révolution Française… qui suscite l'enthousiasme de tous.
Le Théâtre du Soleil trouve dans la mythologie nationale un patrimoine commun au public et à lui-même. Tous les manuels scolaires parlent de la Révolution de 1789 comme ils parlent de Jeanne d'Arc. Quelles que soient ses origines ou sa formation, chacun a donc entendu parler de la Déclaration des droits de l'homme, de Danton, de Robespierre, de la Terreur… Mais comment ? Il n’y a point d'histoire innocente, et celle que livrent les manuels est partielle et partiale. Les faits sont déformés, schématisés, tronqués ; souvent, l'image d'Epinal règne. Le point de vue est celui de l'idéologie dominante et la plupart du temps elle exclut le peuple au profit des "grandes figures".
Le Théâtre du Soleil entend choisir une autre perspective. Non pas montrer la Révolution à partir du combat de titans mené par quelques héros - La Fayette, Mirabeau, Danton, Robespierre, etc. - (Büchner et Romain Rolland ont suivi cette voie). Non pas mettre en scène la masse seule et nous donner à voir "la vie et les réactions d'une famille ou d'un groupe subissant les événements" [ ]. Non pas la Révolution des historiens.
Mais l'histoire vue par le peuple qui l'a faite, avec ses joies, ses souffrances, son regard critique, ses espoirs et ses rêves, sa confiance dans ceux qui parlent en son nom. Aussi le peuple manipulé, utilisé, trahi, et derrière ces manipulations les mécanismes de l'histoire, les rapports de force, la bourgeoisie, les pouvoirs de l'argent… Le Théâtre du Soleil nous donne à voir notre passé et nous parle d'aujourd'hui. Le théâtre est son moyen d'expression. Face à notre société c'est aussi son mode d'action. En démystifiant Mirabeau et La Fayette, en réhabilitant Marat, le Théâtre du Soleil choisit, il montre une voie.
L'histoire vue par le peuple : c'est vite dit !... Il n'est pas question de tomber dans l'image d'Epinal, pas davantage dans la reproduction naturaliste, illusionniste des faits et des choses. On ne peut pas coller à l'histoire, il faut la prendre à bout de bras, pour la tenir à distance, une distance qui permette le regard lucide, l'exercice de la critique, le plaisir de la découverte.
L'histoire vue par le peuple… Mais comment le peuple voit-il l'histoire ? Comment la lui montrer ? Seules des formes populaires peuvent convenir. Mais lesquelles ? On discute, on cherche, on essaie… Ariane (encore elle !) propose un jour "et si nous étions des bateleurs qui jouent la Révolution ?". Idée retenue. On jouera à jouer des bateleurs jouant la Révolution : "Nous essayons de montrer la Révolution jouée tout le temps au niveau du peuple, mais avec une distance critique. Bateleurs, forains, crieurs publics ou agitateurs montrent ce qu'ils ressentent, ce qu'ils connaissent, ce qui leur parvient des événements "historiques", des personnages majeurs. Jamais nous ne montrons Louis XVI. Le spectateur voit Louis XVI vu par un forain puis par un autre, quelques mois plus tard, dans un second jeu " [ ]. Un seul personnage apparaît hors de ce circuit, joué d'un bout à l'autre par le même comédien, Marat, l'homme du réveil : "il a aimé le peuple, (…) il a voulu l'informer et l'instruire, (…) il a compris le danger représenté par la délégation des pouvoirs, (…) il a compris la force inemployée des mouvements de masse" [ ]. Marat n'est point objet de risée, c'est une force et un idéal incarnés, le porte-parole des opprimés.
Le 18 août 1970, devant l'ampleur des matériaux accumulés, le Théâtre du Soleil qui souhaitait traiter de la Révolution dans son ensemble décide de s'arrêter pour un premier spectacle au massacre du Champ de Mars de juillet 1791. Pour cette "tranche" initiale un titre : 1789. Un sous-titre : "La révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur" (Saint-Just).
La préparation rappelle dans une certaine mesure celle des Clowns, mais tout un travail de documentation intervient. Comme pour Les Clowns, aucun auteur dramatique chargé d'écrire préalablement une œuvre "ou un texte", ni même de mettre au point "ou en forme" des éléments fournis par une compagnie d'acteurs. Les auteurs, c'est le groupe des comédiens et Ariane Mnouchkine. Mais il faut former ces comédiens-auteurs, les rendre aptes à parler de la Révolution, à la jouer. D'où tout un travail scolaire : durant la reprise de La Cuisine en juin 1970, tous les jours on écoute les cours d'histoire d'Elisabeth Brisson, on va voir des films à la Cinémathèque, Les deux orphelines de Griffith, La Marseillaise et Napoléon d'Abel Gance, on se livre à une série de recherches inconographiques et de lectures ; Mathiez, Lefebvre, Soboul, Michelet, Jaurès et aussi La nuit du 4 août de Patrick Kessel… Cette appréhension de la révolution comme celle de la réalité politique contemporaine conduit à "une prise de position très simple, exprimée de manière volontairement schématique à partir d'une analyse commune de la situation sociale et politique présente. Nous luttons contre la société capitaliste dans laquelle nous vivons. A la lumière de nos lectures, il nous est apparu évident que le pouvoir bourgeois est né en 1789 et que le peuple s'est fait voler sa révolution par les hommes de propriété et d'argent" [ ].
La méthode de création : l'improvisation.
Plus d'emploi au sens traditionnel du terme, pas de distribution avant les improvisations. Mais la technique évolue : alors que Les Clowns se fondaient sur l'improvisation individuelle, Ariane Mnouchkine lance pour 1789 l'idée de l'improvisation collective. On improvise en cinq groupes de quatre ou cinq comédiens selon les mêmes thèmes, groupes interchangeables. Une critique quotidienne permet de corriger, vérifier. prolonger, souligner. On confronte. Toutes les improvisations auxquelles donne lieu ce travail préparatoire, plus de mille, sont enregistrées au magnétophone. On garde les meilleures, on les affine et on les rend plus percutantes en se livrant à un travail de retouche et de réécriture. Une sélection très rigoureuse est opérée, il faudra fixer et mettre en ordre. Immense travail ; le spectacle 1789 sera comme le bloc de l'iceberg qui émerge au-dessus des eaux mais cache la masse des profondeurs. Cette masse, comme dans Les Clowns, c'est tout ce que le spectateur ne verra pas. On garde cinq minutes d'une improvisation d'une heure et demie et un tableau du spectacle peut assembler une vingtaine d'improvisations effectuées durant quatre mois de travail.
1789 apparaît réellement comme un travail collectif, le plus collectif du Théâtre du Soleil, comme il n'y en eut point avant, comme il n'y en aura plus vraiment après, du moins pas aussi homogène. Il se situe dans le prolongement des Clowns, mais va bien au-delà.
D'abord au niveau des comédiens eux-mêmes qui, à l'intérieur du groupe, acquièrent davantage de maîtrise et par là de liberté, car l'épanouissement de chacun ne peut être que la condition et le résultat d'un travail collectif :
"Aucun d'entre nous, déclare un comédien, n'éprouve un sentiment de frustration vis-à-vis du spectacle. Au contraire, 1789 nous a apporté une plus grande liberté dans le travail que Les Clowns. Dans Les Clowns nous étions tenus de façon très stricte par l'approche d'une forme, et, à l'intérieur de cette forme, par la découverte des thèmes intérieurs et issus de notre personnalité profonde ; aussi les sources de conflits étaient-elles plus nombreuses au cours du découpage final, entre les comédiens attachés sentimentalement à leurs propres improvisations et le metteur en scène plus attentif à la construction rigoureuse de l'ensemble. Dans 1789 au contraire, une certaine forme étant assimilée, et la matière étant l 'Histoire de la Révolution, les comédiens ne se sentaient plus atteints dans leur amour-propre lorsque leur travail de création était remis en question par le metteur en scène ou par le groupe" [ ].
Ce caractère collectif apparaît aussi justement dans les rapports entre le groupe et le metteur en scène. Il semble qu'on passe d'une hiérarchie à une répartition des fonctions ; l'absence de texte préétabli n'est pas pour rien dans cette évolution. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'inégalités entre les uns et les autres et parfois de conflits, mais qu'on s'efforce de tendre vers une société d'égaux. Irréalisable utopie ? Seuls la pratique et l'avenir pourront le dire.
Le rôle d'Ariane Mnouchkine ? Considérable, dans le choix des textes historiques qui martèlent le spectacle, au stade final de la réalisation lorsqu'il faut procéder au "montage", dans la phase préparatoire également. Mais difficile à définir, même par elle-même, sinon à travers une trame de rapports dialectiques.
En novembre 1971 Ariane Mnouchkine déclare : "Dans 1789 chacun a d'abord exprimé ses idées dans un travail de petit groupe, en se portant d'emblée vers les thèmes les plus romantiques, les plus mythologiques. Mon rôle a été de mettre en scène les idées générales… La seule idée sur laquelle nous nous étions fixés c'était : comment et où ça devait se passer ; dans un champ de foire et joué par des bateleurs. Je n'ai jamais eu à faire de sélection ; la sélection s'est faite toute seule, à l'évidence. Il m'arrive de dire à quelqu'un "ce n'est pas bon", mais alors je ne dis rien parce que je sais que le comédien va s'en apercevoir très vite. En fait, il m'est difficile de dire exactement quel est mon rôle ; nous travaillons de manière totalement empirique. Quand le spectacle est en marche je ne suis plus capable de dire quelle a été mon idée au départ. Je crois avoir eu telle idée alors qu'elle est venue des comédiens et vice-versa. Je crois que je suis là pour encourager, pour dynamiser…" [ ].
Quelques mois plus tôt elle avait dit : "Actuellement ma fonction est difficile à définir. Je conduis la création collective…" [ ].
Mais le caractère collectif de la création ne réside pas seulement dans le travail des comédiens exerçant leur métier d'acteur, ni dans leurs rapports avec le metteur en scène. Plus profondément encore, dans l'engagement de chacun, dans l'imbrication étroite des divers secteurs de la création, par le partage des responsabilités et parfois la polyvalence. Les distinctions tendent à disparaître entre comédiens et techniciens, entre comédien et metteur en scène, entre scénographe et directeur technique.
Le lieu scénique est le résultat de la coopération étroite d'un véritable trio ; le scénographe Roberto Moscoso, le directeur technique Guy-Claude François, le metteur en scène Ariane Mnouchkine. La maquette grandeur nature est "testée" par les comédiens.
Le travail sur les costumes est exemplaire de cette compénétration entre différents secteurs de la création théâtrale. Françoise Tournafond l'évoque pour nous dans tout sa richesse :
« C'est à ce moment-là que nous avons pu évoluer tous ensemble. Ça a été une période extraordinaire. J'assistais à toutes les répétitions. Mon travail était parallèle à celui des comédiens. Pour ce spectacle joué par des "bateleurs" pauvres, il était impensable de "faire du neuf". Notre point de départ a donc été un stock de vieux costumes de théâtre ou de cinéma. Dès les premiers jours, les comédiens se sont "déguisés" ; c'est la première fois qu'ils s'habillaient seuls. Certains, comme Gérard Hardy ou Jean-Claude Penchenat, avaient des tas d'idées. D'autres ne trouvaient rien. Mon rôle a été de canaliser, de trouver une unité, d'enlever tout ce qui était gratuit et sans rapport avec les personnages. Le fait 1) de bien les connaître, 2) de voir les comédiens s'arranger ouvrait mon imagination. »
« Pour 1789, à aucun moment nous n'avons recherché l'authenticité, le "style Louis XVI" ; simplement, nous avions la silhouette de l'époque dans la tête. »
« J'ai démonté tous les costumes, puis je les ai remontés sur mannequin, par groupes de 2-3. Je récupérais tous les restes, dentelles, perles, bijoux ; tout était reconstruit, reteint. Plus j'avais de matériaux sous la main, plus je voyais la mise en scène se dessiner, plus mon imagination travaillait. C'était un va-et-vient incessant entre les comédiens, leur jeu, la mise en scène et moi. »
« Les costumes devaient exprimer deux choses ; la pauvreté des bateleurs (ils étaient donc rafistolés, rapiécés, invraisemblables) et la pourriture d'un monde décadent (d'où la richesse des matières, des couleurs, des accessoires). Quelques exemples : »
« La Nuit du 4 août ; aucun costume n'est Louis XVI, certains sont Louis XV ou XIV, ou même Henri III (sauf les pantalons). De même pour les chapeaux. Choix délibéré : nous voulions montrer que les nobles sont une fin de race qui a accumulé au cours des temps des richesses et des privilèges, figurés par les accessoires des costumes : plumes, dentelles, dorures, fraises (sic !), etc. »
« Pour la bourgeoisie, Ariane nous avait dit : "pensez à des oiseaux". Sur des bases de costumes Louis XVI et… XIXe, nous avons travaillé par bourrage et superposition. Pour les coiffures, nous avons rassemblé les matériaux les plus hétéroclites ; les comédiens se servaient, se construisaient un chapeau en s'aidant les uns les autres. Je devais tout retravailler, réagencer, reconstruire jusqu'à ce que j'aie trouvé une harmonie. Je leur soumettais. On recommençait, s'il le fallait, sans relâche. »
« Le fait de ne pas être seul dans son coin à créer, mais d'avoir la matière vivante autour de soi ouvre l'imagination ».
N'en est-il pas de même pour le scénographe, pour le metteur en scène, pour l'éclairagiste ? Les divers éléments du spectacle se développent les uns par rapport aux autres, se soutenant, se dynamisant mutuellement. Chacun "provoque" l'imagination de l'autre.
Qui aurait dit que 1789 ne serait pas créé en France ! Les dimensions du dispositif éclaté ont pourtant été calculées de manière à ce qu'il puisse se dresser sur n'importe quel terrain de basket de France. C'est Milan, grâce à Paolo Grassi, alors directeur du Piccolo Teatro, qui accueille le Théâtre du Soleil. Lui faisant confiance sur la foi des précédents spectacles, Paolo Grassi présente le Théâtre du Soleil au Palazzo Lido, du 1er au 13 novembre 1970 et, en dépit de la langue, c'est un triomphe…
Rentrée en France… la situation aurait de quoi décourager les plus téméraires. Il y a bien une invitation à Sartrouville, quelques contacts avec Besançon, Le Havre, Caen. Partout ailleurs, c'est le refus. De quoi succomber sous le poids des institutions, du conformisme. Comment faire face à la veulerie. Le Théâtre du Soleil est condamné au succès, mais que faire lorsqu'on rencontre seulement les modes d'exploitation les plus sclérosés ?
Lorsque les Halles avaient été déménagées, Ariane Mnouchkine avait proposé un projet d'animation du quartier : non retenu ! Elle avait demandé l'autorisation de répéter 1789 dans une des Halles : pas de réponse ! Finalement le Théâtre du Soleil avait commencé à répéter au Palais des Sports avant de pouvoir utiliser comme lieu de travail et répétition trois nefs délabrées de la Cartoucherie de Vincennes. Loyer symbolique, cinq cents francs par mois. Le 24 août 1970 le Théâtre du Soleil emménage dans les lieux. Progressivement, tous ensemble ses membres vont les remettre en état pour les rendre utilisables.
Retour d'Italie… Le Théâtre du Soleil lance un défi : il jouera 1789 dans la Cartoucherie même ; les autorités compétentes (la Commission de Sécurité entre autres) ne peuvent lui en refuser l'autorisation après le succès de Milan. Le lieu est excentrique, absolument hors théâtre. Qu'importe et peut-être tant mieux : le Théâtre du Soleil prend le parti d'en faire son lieu, et ceci moitié par contrainte (on ne lui offre rien d'autre), moitié par choix (le voilà enfin libéré de toute architecture traditionnelle, et libre de construire son ou ses espaces). Déjà en mars 1968 Ariane Mnouchkine avait refusé les théâtres qui s'étaient offerts pour accueillir Le Songe d'une nuit d'été et elle déclarait alors : "Je préférerais un hangar pour disposer mon public comme je voudrais, comme au cirque" [ ]. Quelques mois plus tard alors que l'on travaillait sur le Vallès elle ajoutait : "Je veux surtout un lieu qui me laisse autant de liberté et d'espace que le cirque Montmartre. Quelque chose dans le genre pavillon des Halles : une architecture de métal correspond merveilleusement à Vallès" [ ]. En s'installant à la Cartoucherie le Théâtre du Soleil choisît un lieu qu'il pourra adapter à chaque spectacle, il s'affirme comme le théâtre hors-institution par excellence, il se met hors-circuit ou plutôt hors du circuit habituel du spectacle. C'est un choix original et audacieux, c'est aussi le plus difficile. L'endroit n'est pas d'un accès particulièrement commode, il n'a rien d'attrayant et pourtant le Théâtre du Soleil ne va pas tarder à y triompher dès l'hiver 70-71 : il accueillera des foules et, l'imitant, d'autres théâtres, troupes ou organismes, viendront s'y implanter : Théâtre de l'Aquarium, Théâtre de la Tempête. Un pari, un coup de poker, une victoire.
La première fois que nous avons vu 1789 c'était en février 1971. Il faisait froid, c'était le soir. Laissant la voiture sur le terre-plein (ancienne place de la Cartoucherie) transformé en parking, nous suivîmes à pied les flèches conduisant au lieu théâtral. Comme une ruelle bordée de baraquements fantomatiques où quelques ampoules, ici et là, jetaient une lueur blafarde sur des murs délavés.
Et puis une seconde place plus petite, moins régulière, et un bâtiment parmi d'autres. On pénètre dans une première et vaste nef de 18 m sur 45 m ; simplicité, pauvreté et rigueur, beauté aussi des proportions de ce vaste hangar vide qui sert à la troupe de lieu de répétitions. Prenant une porte à droite, nous voici dans une seconde salle, deux fois plus vaste que la première : c'est le lieu du spectacle où s'offrent dans leur structures fonctionnelles des gradins et un dispositif. La lumière est douce, relativement faible. Ce n'est point là un lieu de cérémonie, mais un lieu théâtral dépouillé de tout bureaucratisme (ni guichets, ni comptoirs). Aucun cloisonnement ni entre les spectateurs, ni entre spectateurs et comédiens. A l'arrière des gradins les comédiens se griment pour la représentation. L'appareillage technique s'offre à la vue sans ostentation. Un lieu naturel, résultat d'un travail artisanal. Une atmosphère chaude qu'on retrouvera, au delà des différences, dans chacun des spectacles.
Le lieu théâtral se divise donc en deux nefs que séparent uniquement des colonnes métalliques. Dans la première, une vaste travée de gradins qui fait face à la seconde ; dans la seconde, un dispositif inscrit en un rectangle ; cinq tréteaux de bois chevillé comme au dix-huitième siècle, ("sensualité du bois" dit Roberto Moscoso) reliés par des passerelles à raison d'une série de deux et d'une de trois. Ils délimitent et enserrent une zone rectangulaire ouverte à deux de ses angles opposés. A quoi peuvent bien servir ces tréteaux ? Le public en entrant demeure perplexe : certains spectateurs montent sur les gradins, d'autres s'asseyent sur le rebord des tréteaux et attendent, comme si le spectacle allait se dérouler dans l'arène ; d'autres encore restent debout au centre, vont et viennent, regardent. Une impression d'inhabituel, de théâtre autre.
Dès le début du spectacle les choses se clarifient. Ces tréteaux ne sont autres que ceux que des bateleurs auraient dressés sur un champ de foire ; ce champ de foire, c'est aussi une salle de théâtre insolite à la scénographie éclatée, un ensemble d'aires de jeu et de lieux d'où l'on regarde, une salle d'assemblée et aussi de fête, notre fête. Un ensemble d'espaces qui se compénètrent ; qui permettent toutes les formes de disposition : le face à face, entourer, être entourés, voir le comédien de loin ou le sentir, ici, tout près, essuyer ses postillons. Pour les comédiens, quand nécessaire et pour le convaincre, fendre le public. Pour les spectateurs se déplacer pour suivre une action tour à tour ponctuelle, simultanée… les formes de théâtre les plus anciennes liées au simultanéisme de notre monde d'aujourd'hui.
Aucun doute, ces tréteaux sont bien des tréteaux de théâtre, car à l'arrière des mâts permettent de dresser des toiles de fond : un ciel ou quelque monument (les bateleurs sont allés les prendre dans un magasin d'opéra), des toiles naïves (un arbre de liberté…) qu'on croirait peintes par quelque peintre populaire, des rideaux rouges…
Tel est le lieu conçu par Roberto Moscoso et Guy-Claude François. A chaque spectacle du Soleil, sa scénographie, à chacun son théâtre.
Les lumières s'éteignent. Voici que sur un tréteau apparaît un conteur cerné par un projecteur de poursuite. Il évoque un épisode - célèbre entre tous - de la Révolution Française : la fuite du Roi et de la Reine à Varennes ; deux comédiens vont mimer cette fuite. Les voilà qui avancent furtivement, suivis du conteur qui mentionne lieux et villes traversés. Arrêt sur un tréteau, c'est un relais de poste. On les y reconnaît, on les laisse pourtant poursuivre leur route. Mais comme on aurait changé de chevaux, on a changé de roi et de reine : deux autres comédiens ont pris en charge leurs personnages. Ils oscillent doucement comme la calèche absente qui les emmène loin de Paris. En vain. La fuite ne tarde pas à être interrompue : Barnave apparaît qui vient à leur rencontre. Mouvements de danse, chuchotements secrets entre la Reine et Barnave. La fuite a échoué. Le Roi rentre dans son peuple qu'il a trahi ; "laissez-moi passer" dit le conteur s'adressant à la foule du parterre qui s'écarte pour que passent Roi et Reine ou plutôt les comédiens qui nous les montrent. La fuite sera jouée à nouveau, mais sur un ton critique, elle sera dénoncée. Ici, en entrée, on nous l'a montrée de manière anecdotique, mélodramatique, non politique. Mais déjà des éléments majeurs du spectacle sont apparus : le jeu antinaturaliste, la dislocation du personnage traditionnel, la métaphore, le parcours, l'intervention musicale, parmi d'autres. Maintenant place à la fable politique, à la naïveté et à la gravité, au burlesque et au grotesque qui savent montrer la réalité.
Dans une atmosphère de théâtre de foire le spectacle se déroule en une suite de séquences dynamiques tantôt rapide, tantôt plus lente avec parfois comme de légères poses. Tour à tour poétique et parodique, naïve et caricaturale, agressive. Scènes longues et courtes alternent, nées des improvisations dans lesquelles viennent s'insérer des textes directement empruntés à l'histoire. L'orchestration musicale renforce l'impact du spectacle auprès du public. Ariane Mnouchkine l'a noté : "La musique est un véhicule de compréhension, le rythme facilite énormément le dialogue, le rapport avec le public" [ ]. Mais la musique choisie ne se veut pas illustration réaliste des évènements, ni moyen de commémorer, elle porte le spectacle : ici point de chants révolutionnaires, ni "Ça ira", ni "Carmagnole", mais Rameau, Lully, Haendel, Bach et surtout Mahler.
A l'orchestration musicale qui fonctionne comme un résonateur de l'orchestration générale du spectacle dans ses sons, ses visions et ses gestes correspond la sonorisation mise au service des comédiens : tantôt servant seulement à projeter normalement les voix, tantôt les faisant éclater comme si elles passaient par autant de mégaphones : voix de conteurs, voix de Marat, tribun populaire. Atmosphère voulue de meeting.
Fables courtes et chocs, voilà des scènes ponctuelles qui se déroulent sur un seul plateau : la fable du Roi malade. Tableau vivant : l'annonce de la convocation des Etats-Généraux par le roi, mêlant un roi empanaché à des paysans tels qu'on en voit seulement dans les bergeries. Aussi sur une seule aire de jeu. Mais aussi scènes plus longues qui font du parcours un instrument métaphorique d'analyse de l'histoire. Voyez ce Jean-Martin de Breuil : l'achat d'une propriété lui a suffi pour se faire passer pour noble. Mais Necker renvoyé, il se sent menacé et ferme la bourse. Premier tréteau : il passe chez le banquier qui décide de fermer la banque. Deuxième tréteau ; il passe chez les boutiquiers qui à leur tour ferment boutique. Réunis, tous les intérêts menacés s'en vont chez l'officier, troisième tréteau, pour former milice…
Mais les scènes peuvent aussi se déployer sur l'ensemble des plateaux, en parfaite simultanéité. Actions parallèles, voire chorales, comme dans cet admirable tableau de la famine. Pas le moindre rideau à l'arrière des plateaux rendus à leur nudité désertique, mais sur chacun d'eux un couple de paysans, la femme tenant un enfant dans ses bras. En une lente mélopée les hommes évoquent la misère quotidienne, ensemble, avec les mêmes paroles légèrement décalées : "Ma femme, je n'ai point trouvé de feu - ma femme, je n'ai point trouvé de pain…". Et dans leur détresse les hommes se font donner les enfants qu'ils tuent. Réduite à un seul couple la scène aurait pu tourner au mélodrame, elle est ici profondément poignante, et d'une extrême théâtralité. Tableau de la désolation qui atteint toutes les provinces de France, d'une misère dont les plaintes enserrent les spectateurs de toutes parts. Ici le dispositif est à la fois le lieu abstrait de la misère et l'image simultanée de tous les lieux où elle règne. Comment ne pas noter à ce propos que la participation et la distance critique n'ont rien d'antinomique. Devant une pareille scène le spectateur ne peut qu'être conduit à participer, à s'identifier aux paysans, aux paysannes, à éprouver leurs souffrances. Mais comment ne pas voir que ce même spectateur, dans le spectacle du Théâtre du Soleil, est immédiatement incité à déceler les causes du mal, et à le dénoncer. Ce va-et-vient entre participation et distance critique fait partie intégrante de la pratique théâtrale au Soleil et il est à la source même du plaisir théâtral.
La construction de 1789 qui suit l'ordre chronologique peut paraître assez simple - rudimentaire même. En fait il n'en est rien. Les scènes s'imbriquent les unes aux autres et parfois se répondent en un savant contrepoint. Voyez la fête qui suit la prise de la Bastille, ou plutôt le récit de la prise de la Bastille car le Théâtre du Soleil, là encore, a évité toute commémoration, toute image d'Epinal ou vision naturaliste que les moyens du théâtre rendraient d'ailleurs ridicule, il a choisi le récit, combien vivant. Voilà que dans le silence, des voix chuchotent et les bateleurs devenus conteurs narrent les évènements comme ils les ont vus et vécus, celui-ci d'un tréteau et les spectateurs se groupent vers lui, celui-là à proximité immédiate du public assis sur les gradins qui prête l'oreille. Le récit s'enfle, le chœur des chuchotements gagne comme une vague, la parole déferle au tintammare des timbales, jusqu'à la proclamation de la victoire finale. Et c'est alors, pleins feux, que commence la fête de la prise de la Bastille. A l'ombre de la misère (scène de la famine), répond l'éclatante lumière de la foire. Aux tréteaux désertiques, les tréteaux transformés par leurs toiles de fond en autant de boutiques foraines. A la mélopée grave l'éclat des voix et de la tonitruante musique. Aux lamentations des paysans, la joie du peuple libéré. Sur tous les tréteaux c'est la fête : lutte du peuple contre son oppresseur, aristocratie enchaînée, tyrannie vaincue, roue de la fortune, jongleurs et acrobates. Telle est la force de cette scène que la fête paraît actuelle au public qui ne peut s'empêcher de revivre aujourd'hui cette révolution qui fut, qui est, la sienne. Mais gare aux excès d'optimisme ! Les lendemains de fête sont parfois douloureux : l'après-14-juillet n'est plus le 14 juillet. A peine quelques minutes et voici que paraît, auréolé de sa gloire de libérateur de l'Amérique, héros populaire s'il en est, un La Fayette qui ne tarde à montrer son vrai visage : "j'interdis toute fête, toute festivité (…) et sachez bien une chose : LA REVOLUTION EST FINIE".
Autre scène fondée sur la simultanéité et l'emploi de la métaphore : la fameuse Nuit du 4 Août durant laquelle la noblesse et le haut-clergé proclamèrent leur renoncement à leurs privilèges. Ici point de débat politique au sein d'une Assemblée Nationale. Sur trois tréteaux une action mimée : gestes emphatiques amplifiés par la musique ; les comédiens se dépouillent progressivement de leurs vêtements : striptease métaphorique qui joue à plein. La caricature emprunte au lyrisme de l'opéra et l'emphase perce à jour l'hypocrisie du geste. La satire dénonce ; les représentants de la noblesse et du haut-clergé serrés sur les trois tréteaux rappellent certaines scènes grotesques du Revizor monté par Meyerhold, à moins que ce ne soit le fameux Radeau de la Méduse.
L'action théâtrale ne se limite pas aux tréteaux, elle ne se contente pas d'enserrer le public debout au centre ou de tourner autour de lui, elle le fend, elle le pénètre. Effet de choc, de surprise, participation mentale et physique plus intense aussi : par l'effet du spectacle le public d'aujourd'hui tend à s'identifier à celui de 1789, à s'intégrer au jeu. Elément beaucoup moins sensible chez les spectateurs assis des gradins, plus passifs car moins mêlés à l'action.
Deux scènes-clefs du spectacle illustrent ce procédé.
Celle où les femmes de Paris s'en vont à Versailles chercher le roi et la reine, et, fendant la foule, en ramènent deux immenses marionnettes. C'est avec des marionnettes de 80 cm de haut maniées à vue comme dans le Bunraku japonais qu'il avait joué la réunion des Etats Généraux. Ce sont des marionnettes de 3,50 mètres de haut qui figurent le roi et la reine revenant à Paris. Marionnettes silencieuses ici, désormais le roi et la reine ne sont plus que des otages, des baudruches gonflées d'air : le prestige du droit divin cache l'incapacité, l'abus de pouvoir et le mensonge. Des effigies enfin, prêtes à être brûlées… ou guillotinées… mais ceci est une autre histoire.
On a dit à l'époque des représentations de 1789 que le Théâtre du Soleil avait emprunté ses grandes marionnettes au Bread and Puppet Theatre de Peter Schumann. Qui cela pouvait-il choquer, sinon ceux qui ne jurent que par la propriété inaliénable des moyens d'expression artistique, et ne cessent de juger en termes d'imitation ou de plagiat ? En fait nous assistons depuis le début du siècle à un véritable retour à la marionnette (Craig, Schlemmer, etc.), soit qu'elle inspire le jeu, soit qu'on l'utilise ; d'autre part la notion de propriété des moyens artistiques est sujette à caution. Au dix-septième siècle on ne reprochait pas à Corneille ou Racine d'emprunter des sujets à leurs prédécesseurs. On ne peut non plus reprocher au Théâtre du Soleil d'être "sans scrupule" ; "Nous avons utilisé nos références théâtrales, déclare Ariane Mnouchkine, de la même manière que nos souvenirs scolaires, les images et gravures fixées dans nos mémoires dont nous avons détourné la signification par la manière dont elles sont composées" [ ].
Autre image extrêmement forte : celle de la proclamation de la loi martiale. Répondant à l'assemblée, Marat dénonce cette loi inique qui ne servira qu'à asservir et anéantir les citoyens. Il avance au milieu de nous "Citoyens ! réveillez-vous !", tandis que, après avoir déployé un grand drap mortuaire sur lequel est inscrit le mot "Ordre", trois députés descendent de leur tréteau, le suivent, le pressent, menace directe pour la foule du peuple. Cette scène donne tout son sens à 1789. Elle est particulièrement éloquente pour un public qui a connu, quelques mois auparavant, les charges de CRS…
Face à 1789, impossible de rester un spectateur pour ainsi dire à vision unique : nous ne sommes plus devant un spectacle, nous sommes dedans, sollicités à la fois de tous côtés. L'attention "éclate" : tantôt dispersée - ou plutôt divergente - (scènes simultanées), tantôt concentrée (sur un tréteau, un comédien, une ligne tracée par le mouvement des acteurs) ; elle perçoit globalement ou par points focalisés par la lumière. Elle peut capter un seul personnage en scène (une femme qui chante, Nicole Félix) sur laquelle tous les regards convergent. Lors du récit de la prise de la Bastille, elle choisit d'instinct, parmi la dizaine de comédiens répartis dans la salle, le plus proche, le plus immédiatement présent : saisi par un projecteur, un acteur qui raconte une histoire. Mais le même spectateur ne peut pas ne pas sentir en même temps la présence multiple, enveloppante et pénétrante, des autres conteurs, des autres histoires, des autres spectateurs : animation réaliste d'une place publique, transposée en une orchestration savante de gestes et de voix qu'annonçait déjà la scène du coup de feu de La Cuisine. L'attention peut aussi se concentrer sur un mouvement central lorsque, selon une diagonale traversant l'espace délimité par les tréteaux, les femmes reviennent de Versailles, ou encore suivre un mouvement circulaire lors de la fuite à Varennes, etc.
La position du spectateur debout est très rarement le face à face comme encore lors des Clowns. Avec 1789, la vision est comme démultipliée (l’homme moderne en proie à tant de sollicitations (ou agressions) simultanées est capable, soit de s'en abstraire si elle ne l'intéressent pas, soit de les saisir toutes, disponible à plusieurs centres d'intérêt à la fois). La distance entre spectateur et jeu est, elle aussi, variable (là encore l'homme moderne est capable d'appréhender l'infiniment petit, ou proche comme l'infiniment grand ou éloigné) 1) parce qu'aucun spectateur ne reste figé à sa place (inconfortable) pendant les 3 heures et demie que durent 1789 ; 2) parce que le spectacle est mouvant. De cette conjonction de mouvements tantôt lents tantôt rapides (les spectateurs vont jusqu'à courir pour obtenir la meilleure place pour telle scène) naît un rapport dynamique entre public et action dramatique. L'effet de surprise joue souvent ; on ne sait pas où va jaillir la scène suivante… Le hasard aussi ; on peut être tout près - ou même pris dans - une action, ou se trouver au contraire à l'opposé de l'aire de jeu. Les comédiens nous frôlent parfois ; même s'ils ne jouent pas, ils ne sont jamais totalement hors-jeu. S'ils disparaissent derrière les tréteaux pour se maquiller, changer de personnage et de costume, ils ne sont jamais totalement cachés du public qui les distingue dans la pénombre. 1789 est un spectacle ouvert. Finis les mystères du derrière les coulisses ; l'acteur n'est plus ce monstre sacré qui n'apparaît que dans toute sa splendeur trompeuse. Le théâtre est un jeu dont le spectateur ne tarde pas à apprendre les règles.
Le film tourné en 1974 par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil lors des 15 dernières représentations de 1789, à la reprise en alternance avec 1793, est le plus beau film de théâtre que nous connaissions, avec le Marat/Sade de Peter Brook. Tout en restant une œuvre cinématographique, il restitue à la fois le rythme et l'esprit du spectacle ; la caméra, cet œil mobile par excellence, rend admirablement tout l'échantillonnage des points de vue possibles.
1789 est un triomphe et attire dans la boue du bois de Vincennes une foule toujours plus nombreuse et passionnée qui se soucie peu de l'inconfort d'un dépôt de munitions désaffecté.
Ce n'est heureusement plus la presse qui remplit ou vide les salles. Révolue l'ère où le Tout-Puissant Jean-Jacques Gautier du Figaro pouvait d'un trait de plume signer l'arrêt de mort d'un spectacle ou d'une troupe (même les Comités d'entreprise le lisaient avant de décider s'ils achèteraient des places…). Depuis Mai 1968, c'est davantage le "téléphone arabe", le bouche à oreille, qui fonctionnent : ce sont les amis, les collègues, les camarades, les proches qui font part de leurs impressions. Peu importe s'ils ne savent pas toujours dire le pourquoi (ils l'apprennent d'ailleurs peu à peu, à la sortie, les commentaires que l'on entend s'attachent davantage à analyser le plaisir ressenti : élément très positif d’une évolution dans la mentalité du spectateur).
El la presse ? Que devient-elle ? Ses jugements, s'ils se situent sur le plan artistique, restent sous-tendus de réflexes politiques ou passionnels. Mais, malgré quelques cas limites, elle évolue, elle aussi. On est frappé, à la lecture des très riches dossiers de presse du Théâtre du Soleil (1789 bat tous les records avec La Cuisine et L'Age d'or) d'une sorte de renversement de tendance, comme si la qualité des spectacles et leur impact auprès du public suscitaient l'émulation des critiques et des courriéristes.
La presse ne se trompe pas quant aux intentions cachées ou avouées du spectacle 1789. Les journaux de droite rechignent ou accusent. Gabriel Marcel - lui qui, aux débuts du Théâtre du Soleil, avait loué ses qualités à propos des Petits Bourgeois - est farouchement contre. Dès le titre de son article, le critique du Figaro Littéraire dénonce une "mise en place de la subversion" [ ] ; pour lui, c'est une "sinistre soirée", une "exhibition de mensonge et de haine". Sa voix aigrie n'empêchera pas l'immense succès d'un spectacle vu par plus de 200 000 personnes en une saison…
En fait le Théâtre du Soleil conserve son entière liberté. Ce n'est pas parce qu'il s'est attaqué à l'histoire, à celle d'une révolution, qu'il est devenu un théâtre de parti ou de syndicat. Ce n'est pas parce qu'il lui arrive d'utiliser les moyens ou l'esprit du meeting qu'il s'est transformé en théâtre de meeting. Il n'est pas un théâtre d'agit-prop, ni d'agitation, ni de propagande, parce qu'il repousse les visions et la démarche manichéennes. Comme Meyerhold, Ariane Mnouchkine refuse "le théâtre-slogan-des-porte-drapeaux" [ ], les héros positifs, le schématisme des spectacles sommaires et simplistes. Si le Théâtre du Soleil est un théâtre politique, c'est parce qu'il montre, parce qu'il dénonce, parce qu'il dit clairement qui il défend - et ceci, au moyen de l'art, faisant siennes les paroles de Gramsci : "Si l'art éduque, il le fait en tant qu'art et pas en tant qu'art éducatif, car s'il est art éducatif il cesse d'être art et un art qui se nie lui-même ne peut éduquer personne" [ ].
Le Théâtre du Soleil est subversif par son existence même.
1789 n'est pas la pieuse évocation d'un moment essentiel de l'histoire de France. 1789 n'est pas un spectacle cocardier. C'est une fête dénonciatrice. Comment la bourgeoisie confisqua une révolution : tout un mécanisme est montré, celui d'un processus où l'on voit la bourgeoisie, après avoir "lâché le peuple", stopper la révolution dès qu'elle a assis son pouvoir : "La Révolution est finie", ne cesse-t-elle de proclamer par l'intermédiaire de ses représentants. A l'aristocratie des nobles s'est substituée celle des riches que Marat dénonce en même temps qu'il appelle en vain le peuple à se réveiller. Et le spectacle s'achève sur une citation de Gracchus Babeuf : "(…) voyons le but de la société, voyons le bonheur commun, et venons après mille ans changer ces lois grossières".
Mais, spectacle, 1789, est aussi une étape dans une évolution, une nouvelle rencontre entre public et comédiens fondée sur un style de la clarté. Montrer clairement : cette volonté apparaît dès les costumes, ceux des nobles avec leurs fraises, leurs chapeaux de mousquetaires, leurs richesses, ceux des paysans traités à la Le Nain dans les scènes de misère et à la Watteau lorsqu'on les voit faisant une naïve confiance au roi et à ses déclarations, ceux enfin des marchands et des bourgeois, la classe montante, qui relève déjà davantage du XIXe que du XVIIIe siècle, parce que c'est à cette époque-là qu'elle profitera pleinement de ses conquêtes du temps de la Révolution.
Montrer clairement : le jeu du comédien, la forme choisie sont un moyen. L'éclatement du personnage entre plusieurs interprètes, l'investissement de plusieurs rôles par le même comédien ne créent aucune espèce de confusion, tout au contraire ils rendent plus clairs les mécanismes de l'histoire à travers le jeu. Et ce jeu de l'acteur atteint un nouveau stade de développement, une plus grande finesse et une efficacité plus aiguë dans l'art du récit auquel il s'intègre.
Comique et grotesque font rire aux dépens des accusés et accroissent la dimension critique (du spectacle). Dans le va-et-vient conteur-bateleur, la primauté de la convention est soulignée. Aucun naturalisme, pas la moindre identification, pas d'imitation des personnages historiques. Le comédien ne donne jamais à voir Louis XVI ou Necker mais leur image. Et encore n'est-ce point le comédien du Théâtre du Soleil qui joue Louis XVI, il joue le bateleur jouant Louis XVI. Théâtre au deuxième degré qui implique constamment la distance, distance critique qui n'uniformise jamais le jeu. La diversité est là, toujours présente. Humour et ironie cinglante chez ceux qui jouent les nobles, le haut-clergé et les détenteurs du pouvoir, mais de la part de ceux qui nous montrent les paysans et les pauvres profonde tendresse à l'égard de leurs personnages. Jeu de tréteaux (on croirait parfois voir des camelots) mais aussi pastiche de l'opéra ; style-meeting mais aussi évocation métaphorique lorsque de simples confetti lancés en l'air dans la lumière suffisent à évoquer le scintillement de la mer et, plus prosaïquement, la présence du sel combien précieux. Le réalisme du Théâtre du Soleil est ce réalisme métaphorique qui à travers sa poésie sait parfaitement évoquer, dans leur tension comme dans leur union, la vie quotidienne et l'histoire.
Dans le théâtre français du XXe siècle il est des spectacles qui ont profondément inscrit leur empreinte : Le Cid de Jean Vilar au T.N.P. était de ceux-là, 1789 aussi. On comprend qu'à la lecture des Ecrits sur le Théâtre de Meyerhold, Ariane Mnouchkine reprenne après lui les grandes questions posées par Pouchkine: "(…) quel est le théâtre, même parmi ceux de la capitale, qui puisse se targuer d'avoir un répertoire capable d'adopter la sincérité fruste des passions populaires, la liberté de jugement de la place publique, capable d'abandonner la servilité, d'acquérir un langage accessible au peuple, de deviner les passions de ce peuple, de toucher les cordes de son cœur ? »
"Où est le répertoire qui, joué devant un petit cercle, outrage ses habitudes hautaines et contraint au silence la critique mesquine et chicanière ? Où est le répertoire capable de venir à bout des barrières insurmontables ? Où est la tragédie capable, en dressant ses tréteaux, de modifier des habitudes, des mœurs et des conceptions enracinées depuis des siècles ? » [ ].
1789 est une première pierre, une première pièce pour un tel répertoire.
BABLET Denis et BABLET Marie-Louise, Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, diapolivre, Editions du CNRS, Paris, 1979, pp. 36-43