Voici de nouveau que des murs s’érigent, que des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, de plus en plus puissantes, pour demander, imposer même, le retour des frontières, territoriales, sexuelles, sociales, culturelles. La violence meurtrière, le fanatisme le plus atroce, l’obscurantisme le plus archaïque ont fait retour au cœur même de nos sociétés qui croyaient – encore, peu ou prou, un jour – au triomphe inéluctable des « lumières de la raison » et de la connaissance sur les « ténèbres » de l’ignorance.
L’arrogance prédatrice du prétendu « maître et possesseur de la nature » l’a conduit à menacer, avec tout le vivant, sa propre espèce. Face aux impasses de la raison et aux abîmes de l’irrationnel, il y a réellement, pour l’humanité du XXIème siècle, état d’urgence.
Or, après des millénaires d’atrocités en tous genres, nous nous sentons toujours aussi démunis pour affronter et même pour qualifier des actes, des comportements qui nous laissent aujourd’hui comme hier impuissants, sidérés, sans voix, sans mots pour dire, donc pour penser, l’impensable. « Barbare », » inhumain », tout semble dit quand tout reste à dire.
Nous nous sommes déjà à plusieurs reprises dans le passé, dans des moments de grande inquiétude « civique », tournés vers les Tragiques grecs, non pas pour y trouver des réponses, mais pour réinterroger nos constructions mentales et sociales, notre vision du monde, des hommes et des rapports sociaux.
Car à côté de la Grèce classicisée de nos grands auteurs, de l’image convenue et familière du « miracle grec », de la « raison grecque », il existe une autre Grèce. Celle que nous ont rendue les anthropologues et les historiens est étrange, inquiétante même, apparemment bien loin de nous et pourtant infiniment riche et féconde pour nous aider à affronter les impasses de notre présent et la prétendue inhumanité, l’apparente insanité de certains actes et comportements.
Parce qu’ils ne croient pas en une nature humaine donnée une fois pour toutes, éternelle et identique en tous lieux, parce que pour eux l’humanité de l’homme est une construction, une conquête, jamais acquise et toujours menacée, les Tragiques grecs, en réintroduisant l’Autre, le barbare, au cœur du civilisé, nous rendent notre « inhumanité », et nous permettent ainsi de la penser.
Pour clore l’aventure engagée il y a plus de soixante ans, il nous a semblé nécessaire, dans le contexte tragique et le désarroi qui sont aujourd’hui les nôtres, de revenir, entre tous les poètes tragiques, à Euripide qui, plus encore que les autres, savait que pour être médités, le deuil, la souffrance et la mort devaient d’abord être donnés à vivre, à éprouver.
Les Bacchantes, sont, semble-t-il, la dernière pièce d’Euripide. C’est une grande pièce sur le théâtre, la nature de l’illusion théâtrale et ses effets. Son dieu, Dionysos, LE dieu du théâtre, le maître des illusions et des prodiges, en est même le protagoniste principal. Il est surtout le dieu de l’échange des regards : « je l’ai vu me voyant ». Ce faisant, il change la vision ordinaire, remet en cause la vision « normale ». Il se donne lui-même à voir et donne à voir autrement. Et il permet au grec, au mâle, au citoyen, au spectateur de se voir à son tour, de prendre de la distance par rapport à lui-même. Mais le regard du voyeur, de celui qui veut voir sans être vu, de celui qui refuse, qui se soustrait à la réciprocité, celui-là est interdit et fatal.
La question principale des Bacchantes, devenue centrale aujourd’hui dans les discours politiques partout dans le monde, est celle de l’identité, identité de nature, d’âge, de sexe, de position sociale, d’origine. Dionysos, lui, est le dieu de la différence, de la métamorphose, de la confusion (sociale, sexuelle, culturelle), du sauvage. En face, le monde de la cité, de la raison, du contrat, de l’identité, des espaces, des territoires bien définis une fois pour toutes. Un monde qui pose des barrières, entre les sexes, entre les générations, entre les citoyens et les étrangers, entre le sauvage et le civilisé, la nature et la culture, la sagesse et la folie, qui exclue et oblige à choisir.
Dionysos est l’Autre, celui qui brouille les frontières entre le divin et l’humain, l’humain et le bestial, l’ici et l’ailleurs et ainsi relie ce qui était séparé. Il construit un rapport entre des mondes qui sans lui resteraient étrangers l’un à l’autre. À celui de la raison, du même, du contrat, il apporte l’altérité, une autre façon de penser qui permet à chacun de rejoindre l’autre en soi et à chaque forme de pensée de se penser depuis l’autre.
Comme le dit si bien Jean-Pierre Vernant*, Dionysos permet à chacun de « faire pour un moment, dans le cadre même de la cité, avec son accord, sinon sous son autorité, l’expérience de devenir autre, pas dans l’absolu, mais autre par rapport aux modèles, aux normes, aux valeurs propres à une culture déterminée. »
Les Bacchantes alertent aussi sur le danger – mortel absolument - pour les individus et pour la cité du repli sur soi, sur ses frontières, sur une identité fermée, qu’elle soit individuelle ou collective. Car, pour paraphraser Vernant, si l’on refuse, individu ou société, d’admettre en soi les éléments d’altérité que tout groupe, tout être humain porte en lui sans toujours le savoir, alors le stable, le régulier, l’identique bascule et s’effondre, comme si c’était ce groupe, cet individu qui devenait monstrueux. Et les nécessaires frontières entre barbarie et civilisation sont alors, réellement, menacées de disparaître.
Les Bacchantes nous montrent comment une société, prise dans les mêmes oppositions et contradictions que les nôtres, les a réfléchies. Cette invitation à penser ce qui nous épouvante et à déposer notre apparente impuissance, nous est offerte, à vingt-six siècles de distance, par un vieux poète confiant dans les moyens d’un art qui sait allier intelligence et sentiment, de sorte que du raisonnement peut surgir l’émotion et du sentiment la connaissance.
Michèle Raoul-Davis, février 2017
* Jean-Pierre Vernant, La figure des dieux III : Dionysos, in Figures, idoles, masques, Julliard, 1990.