Nous pouvons les imaginer, fatigués de tuer et d'être tués, de violer et d'être violés, fatigués d'enlèvements et de destructions. Voici les héros de la Grèce antique qui répètent depuis des millénaires leurs actions féroces.
Les personnages du mythe peuvent-ils représenter l'Histoire ? L'Histoire n'est-elle pas justement le contraire du mythe ? L'Histoire est aussi le sens inexorable du devenir, la Force triomphant de la Justice, les idéaux renversés, la victoire toujours répétée de systèmes qui bafouent les utopies.
Le spectacle est une veillée funèbre, à la fin d'un millénaire et d'un siècle bref qui commence en 1917 avec la révolution soviétique et s'achève en 1989 avec l'effondrement du mur de Berlin. Les personnages des mythes grecs se rassemblent autour du cadavre d'un révolutionnaire, s'emparent de lui et l'introduisent dans leur immortalité.
Pour lui, qui a lutté pour une humanité de justice par-delà les frontières, les héros des mythes racontent les mensonges et les horreurs qui les ont rendus éternels. Ils évoquent le sens obscur du destin: Œdipe, l'assassin visionnaire aux orbites vides, errant entre Thèbes et Colone ; Médée qui berce des enfants égorgés ; Cassandre violentée par les guerriers et écrase par la vision de l'avenir ; Orphée, le chaman qui a violé le royaume des morts et dont la tête navigue en chantant sur la mer ; Dédale, inventeur du labyrinthe et du vol, qui vit son fils Icare précipiter du ciel ; Sisyphe, éternel esclave du travail. Tandis qu'Ulysse commente, avec sa pétulance sceptique et moqueuse, l'aveugle vitalité des vivants.
Les personnages des mythes sont action et énergie. Leur férocité n'est pas méchanceté. Leurs souffrances ne sont pas tristesse. Leur arrogance n'est pas soif de pouvoir. Ils sont atroces, tragiques, sereins. Ils ne croient pas, ils savent. Ils connaissent la vraie Réalité: L'inéluctable empire de ces forces que nous appelons le Mal.
C'est pourquoi ils sont profondément différents des êtres humains. Ils ne nous comprennent pas. Ils se moquent de nous et nous aiment, comme des enfants crédules.
C'est la veillée funèbre pour Guilhermino Barbosa. Personne peut-être n'a retenu le nom de cet analphabète qui entre 1925 et 1927 a parcouru 25.000 kilomètres à pied à travers le Brésil. C'était l'un des soldats de Luiz Carlos Prestes qui luttait pour la dignité de son pays tombé aux mains d'hommes politiques corrompus. La "Colonne Prestes" ne triompha jamais, mais ne fut jamais vaincue. Guilhermino Barbosa vieillit, confiné dans sa cabane de la forêt bolivienne et fidèle à l'idéal de la révolution.
La Révolution est-elle, elle aussi, un "mythe"? Y a-t-il des mythes qui expriment la férocité de l'Histoire et d'autres, au contraire, qui nous apprennent à refuser cette férocité ?
Qu'est-ce que le mythe pour nous ? Un archétype ? Une valeur à désacraliser ? Une espérance sans la foi ?
Où peut-on aujourd'hui découvrir le mythe ? Pourquoi meurt-il ? Comment l'ensevelit-on ? Quand renaît-il ?
Eugenio Barba