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Le Topèng

 

LA MISE EN SCÈNE DE L’HISTOIRE DE L’ÎLE

A travers une série de masques, le Topèng met en scène des archétypes ancestraux, en l’occurrence la hiérarchie féodale. Les arguments du Topèng sont tirés des chroniques historico-mythiques Babad contant les origines et l’histoire des grands clans et des lignages royaux de Bali. L’argument est en général choisi en relation avec le contexte de la représentation, notamment de la cérémonie en cours, par exemple : un mariage, une fête de temple, une crémation funéraire, un limage de dents (rite de passage, en principe à l’adolescence)...


Le Topèng - et tout le théâtre balinais comme lui - tisse quotidiennement les liens entre passé et présent, annule la différence, coagule le temps dans l’Instant.

 

DES ENJEUX AUTRES QU’ARTISTIQUES

Le théâtre Topèng est autre chose qu’un art au sens où nous l’entendons en Occident, c’est-à-dire au sens d’objet valant pour sa seule esthétique. C’est non seulement à cause de sa fonction rituelle, mais parce qu’il fait le portrait de la société et des idéologies qu’on préfèrera le mot " représentation " à celui de " spectacle ".

Plus que toute autre forme théâtrale balinaise, le Topèng a été et reste le lieu d’enjeux de société (politiques, économiques et sociaux), le média où s’exposent et se revendiquent les statuts dans la hiérarchie sociale traditionnelle. Cela parce qu’il traite des origines des groupes de population de Bali et que ce sont ces origines qui légitiment les positions sociales : à l’instar de l’eau d’irrigation des rizières, plus les origines d’un groupe remontent loin dans le temps et l’espace (en l’occurrence à Java), plus leur source est élevée, plus elle est considérée comme pure, donc plus le statut des héritiers sera lui-aussi élevé.

En effet, l’aristocratie de Bali, formée schématiquement de trois warna ou Triwangsa nobles (abusivement appelés " castes "), les Brahmana, Satria et Wésia, se prétend descendre de princes javanais hindouistes, conquérants de Bali (1343) et s’y étant installés au XVe siècle pour fuir l’islamisation de Java. Au XIXe siècle, les colonisateurs hollandais ont vu dans Bali un bastion possible contre l’islam et ont voulu en faire un musée vivant des traditions hindou-javanaises (les orientalistes de l’époque étaient des admirateurs de la civilisation indienne). Les Balinais ont adhéré à cette idée et la noblesse Triwangsa justifie sa prééminence par ses supposées racines javanaises. Cela a conduit à la perte de pouvoir de chefs de clans balinais autrefois à la tête de l’île.

Les premiers masques de Topèng seraient venus de Java à l’époque où les royaumes y étaient encore hindou-bouddhiques. Ils représentent les conquérants javanais de l’empire de Majapahit (XIIIe-XVe siècle) et leurs descendants à Bali, rois, princes, ministres.... Parmi ces masques, un sert de narrateur (par la bouche du prêtre qui a la charge de ces masques), celui du penasar, qui est probablement la figure de Kartala, fidèle serviteur du prince Panji, prince idéal, Roi-Soleil, incarnation du dieu Wisnu et du dieu de l’Amour, personnage mi-historique mi-mythique (son royaume de Jenggala a existé au Xe siècle à Java-Est, mais sa légende court sur des siècles et s’est répandue dans tout l’archipel indonésien et jusqu’en Malaisie). Extrêmement sacrés, ces premiers masques de Topèng ne sont montrés qu’à des personnes détentrices de pouvoir dans la République d’Indonésie, quelles que soient leur religion et leur origine, militaires et membres du gouvernement en premier lieu. En effet, ces antiques masques sont censés contenir le pouvoir charismatique magique des ancêtres, à ne pas mettre entre toutes les mains. Leur seule vue peut entraîner des transes de possession, considérées comme la manifestation de la présence des esprits ancestraux.

Depuis cette époque, les mêmes types de masques représentent différents personnages selon le choix des narrateurs. Ces derniers, lors des rituels, donnent la généalogie des commanditaires et évoquent les hauts faits de leurs ancêtres, en les reliant directement aux qualités et au statut des personnes présentes.

Les nobles Triwangsa vont donc faire représenter dans le Topèng les actions de rois ou princes javanais ou javano-balinais dont ils se disent les descendants.

Mais certains clans balinais, qui n’ont pas accepté la domination des Triwangsa, se sont revendiqué des origines javanaises antérieures à celles des Triwangsa, ce qui les place théoriquement au-dessus de ces derniers, car venant d’une " source " en amont. Ils ont consigné cette histoire plus ou moins réécrite (mais peut-être pas plus que celle des Triwangsa) dans leurs propres Babad... qu’ils font jouer par le Topèng. Et leur Topèng est donné pendant l’office de grands-prêtres de leur propre clan, car ils refusent l’eau lustrale (symbole et véhicule du pouvoir des ancêtres) consacrée par les grands-prêtres Brahmana, toujours en raison de cette question de hauteur et de pureté de la " source ".

D’autres groupes et clans balinais vont au contraire mettre en scène leur alliance avec les Javanais ou les Triwangsa.

C’est pourquoi prêter attention à ce qui se dit dans le Topèng nous en apprend beaucoup sur la société balinaise et sa manière de se resituer toujours par rapport au passé.

 

LES PRINCIPES THÉÂTRAUX

Comme dans tout le théâtre traditionnel balinais, non seulement l’identité précise des personnages représentés, mais les dialogues et l’action ne sont pas fixés ; les acteurs, qui ne répètent pas les pièces, choisissent un épisode et se répartissent les rôles (les masques) tout en se costumant et en consacrant les offrandes aux masques (ou plutôt à l’esprit qui leur donne vie).

La représentation est improvisée selon des stéréotypes de mise en scène.

En la matière, les metteurs en scène sont les acteurs qui tiennent les rôles des valets, qui règlent les entrées des autres personnages par des formules d’invite lancées depuis la scène (par exemple : " Notre roi est prêt, allons l’accueillir ", ou " J’entends venir quelqu’un... "). Plus encore, et cela dans tout le théâtre traditionnel, les valets sont les médiateurs des nobles, dont ils traduisent les messages en balinais courant, car les héros de la littérature soit sont muets et font seulement mine de mimer un discours, soit s’expriment en langue littéraire (javanais ancien) incomprise de la majorité du public balinais- comme si notre théâtre était en latin, traduit en français par des rôles de domestiques .

En vérité, les maîtres de la parole, les détenteurs du message aux enjeux sociaux si importants sont donc les rôles de valets, qui n’existent pas dans la littérature et y sont ajoutés dans le théâtre pour remplir ce rôle fondamental : d’où peut-être leur nom de penasar ou pendasar, de dasar, fondement. La République se sert aussi des penasarpour faire passer ses consignes (comme la régulation des naissances ou la tolérance religieuse) ou sa propagande politique, et les sponsors commerciaux leur publicité. Mais en temps de troubles, par la voix des penasar peut passer un peu de critique sociale ou politique, sous les allures joviales du bon sens populaire.

Dans le Topèng, la combinaison des langages, qui dépend des masques choisis et du nombre d’acteurs, peut être très complexe, atteignant six langues et trois modes de communication. Il y a parfois en effet une double traduction, quand l’aîné des valets (Penasar alias Punta) parle en javanais ancien pour le roi (qui est muet du fait de son masque plein) et qu’il est retraduit, phrase par phrase, en balinais courant, par son cadet (Kartala ou Wijil). De nos jours, le même jeu peut se produire avec un niveau ajouté d’indonésien (langue nationale), d’anglais, voire de français.

De plus, tout le théâtre balinais donne le modèle d’utilisation des niveaux de la langue balinaise elle-même, ce en quoi il contribue encore à entretenir les marques de la hiérarchie traditionnelle : au théâtre comme au quotidien, chaque individu doit utiliser un vocabulaire différent selon son rang, celui de son interlocuteur et celui de la tierce personne dont on parle. Un roturier " bouffe ", un petit noble " mange ", un prince " se restaure " ; le premier a des " panards ", le second des " pieds ", le troisième est appelé " Jambe de Dieu ".

 

DEUX FORMES ET DEUX CONTEXTES DE REPRÉSENTATION

Le Topèng peut être de fonction rituelle ou servir de divertissement.

Dans le premier cas, il est généralement donné en contrepoint de l’office du grand-prêtre et est souvent interprété par un seul acteur, qui change de masque à vue. Mais le Topèng rituel est caractérisé surtout par l’intervention, en dernier lieu, d’un masque semi-humain nommé Sida Karya, " celui qui peut accomplir le rite ". Ce masque est porté par un homme qui connaît les mantra (formules magiques) et qui va donc clore ce rite en consacrant des offrandes particulières, au moment où, de son côté, le grand-prêtre a fini de consacrer l’eau lustrale et les principales offrandes - même si l’histoire jouée au Topèng n’est pas finie.

Le Topèng de divertissement s’adapte lui aussi au nombre d’acteurs présents, trois à cinq, voire plus. Sans Sida Karya et sans lien à un rite, il présente une histoire complète dans une durée libre. Le comique y prend une plus grande place qu’au cours des rituels où l’assistance n’est pas censée prêter une attention particulière à la représentation... et même s’en désintéresse souvent ostensiblement, alors que les mêmes personnes reviendront le soir voir le Topeng de divertissement, quitte même à payer leurs places assises.

 

LE DÉROULEMENT DE LA REPRÉSENTATION

Tout spectacle de Topèng commence par une série de danses pures, hors action, interprétées par des masques entiers, donc muets. La première est toujours celle du Topèng keras, un caractère de ministre plein de bravoure. Ensuite vient généralement celle du Topèng tua, un vieux dignitaire qui constate sa décrépitude physique : il s’élance et manque de tomber, il est harcelé par les poux et les puces, il souffre de divers maux humiliants. D’autres danses peuvent s’ajouter avant que l’action ne débute avec l’entrée des valets.

Les valets situent l’action en nommant le roi qu’ils servent, puis l’accueillent en scène.

Le roi, un masque blanc entier, aux yeux en amande et au sourire énigmatique, entre avec une danse des plus raffinées (qui rappelle le style androgyne du prince Panji). Puis il mime un discours traduit par les valets, ce qui permet d’exposer l’argument (mariage, voyage, conflit...). A partir de là, l’action peut-être plus ou moins développée.

Parfois, elle s’avère quasiment éclipsée par l’arrivée immédiate de la série de bondrès, des masques burlesques qui incarnent des personnages du peuple affligés de diverses tares physiques ou mentales, hilarantes même pour ceux des spectateurs qui en souffrent aussi (bègue, prognathe, hypocondriaque, hyperactif, couard vantard, coquette moche, etc.). Les valets penasar font la morale aux bondrès, les poussent à servir le roi de l’histoire ancienne et plus ou moins ouvertement leur village et la nation indonésienne, conduisant la pièce dans l’ère contemporaine et sur les lieux-mêmes de la représentation, évoquant la situation présente et locale.

 

NE PAS ÊTRE

Ou ne pas être " ego ", ne pas être soi. Comme dans tout le théâtre (dansé) balinais, la règle est la dépersonnalisation de l’acteur. Sa personne ne doit absolument pas transparaître, il doit savoir être absent, ou vide, pour laisser entrer l’Autre : l’ancêtre ou l’archétype, le modèle positif ou négatif. Ce dernier (roi, ministre, prêtre, valet, sujet, touriste...) doit sembler identique quel que soit l’acteur, avec la même voix, les mêmes intonations, la même langue, le même chant, la même gestuelle et bien sûr la même costume et la même coiffe.

Dans le théâtre et la danse non-masqués, le travail d’acteur est le même (d’ailleurs on apprend les danses masquées sans porter les masques).

En somme c’est tout le théâtre et toute la danse balinaise qui sont " masqués ", qu’il y ait ou non port de masques matérialisés. Parce que ce que nous appelons danse ou théâtre et qui est une seule et même chose dans les traditions classiques (de cour) à Bali, c’est solah, qui veut dire " comportement " (plutôt que seulement igel, le mouvement dansé), c’est-à-dire qu’un autre vient et agit par le corps de l’acteur.

Qui sait s’oublier et se donner n’a pas besoin de masque.

Catherine Basset